Nous mourons de faim.
Nous mourons de faim, alors que nous travaillons onze heures par jour. Nous travaillons tant et plus pour un salaire de misère. Nous ne gagnons pas de quoi calmer notre faim. Nous ne gagnons pas de quoi vivre. Nous, les hommes libres, les citoyens, les Parisiens, nous ne sommes pas des esclaves, nous avons la liberté. Celle de travailler, mais non pas celle de remplir notre ventre. Nous avons la liberté de travailler, de travailler encore, puis de mourir.
Nous sommes Paris, et nous faisons cause commune contre l’adversité, parce que l’adversité est grande. Nous nous sommes battus, nous avons vaincu mais, à présent, l’ennemi a changé de tenue. Ce ne sont plus les Prussiens qui nous assaillent, ce sont nos propres corps, nos propres lois, nos propres soldats. Ce ne sont pas les Prussiens qui nous tuent, mais des Français.
Nous mourons de faim tandis que les Français riches, les aristos, grossissent et remettent aux Prussiens le pays pour lequel nous nous sommes tant battus. Nous, les Parisiens, nous les avons chassés, mais à présent, ceux qui gouvernent nous trahissent. Ces riches, ces incapables. Incapables de nous payer, incapables de nous permettre de manger. Nous sommes dirigés par des incapables. Qu’est-ce qu’on fait, face aux incapables, nous qui sommes Paris ?
Nous les mettons dehors.
Nous mourons de faim, mais nous sommes très, très nombreux.
Nous mourons de faim, mais nous sommes nombreux, et nous sommes libres. Libres de montrer notre désaccord, de manifester notre déception, notre colère.
Mais ils ne nous écoutent pas. Au contraire, ils nous tirent dessus. Nous mourons de faim tandis que les balles tirées contre nous, non pas par des Prussiens mais par des Français, rebondissent sur les pavés de Belleville.
Nous mourons de faim, nous sommes libres et nous pouvons voter. Ils veulent nous faire voter pour eux, pour ceux qui nous tirent dessus. Nos hommes à nous, nos vrais représentants, n’ont pas pu se présenter. Les aristos envoient les troupes qui nous tirent dessus et nous mourons comme des chiens, mais nous devons voter pour eux. Que faisons-nous quand les seuls candidats aux élections sont ceux qui nous massacrent ? Nous les refusons.
Nous mourons de faim. Il ne faut pas l’oublier. Nous travaillons pour une misère, nous sommes libres de voter, mais pour qui ? Pour les incapables qui nous trahissent, nous massacrent et nous affament.
Et nous les femmes qui, pour eux, ne comptons pas ? Leurs femmes sont des esclaves. Oh oui, elles ont des belles robes et des jolies maisons et des servantes pour peigner leurs beaux cheveux, mais elles ne sont pas libres. Elles ne peuvent pas travailler. Elles ne peuvent pas voter. Oh oui, c’est vrai, elles ne meurent pas de faim, comme nous, elles ne meurent pas sous les balles des troupes sur les pavés de Belleville. Elles meurent à petit feu.
Nous les femmes pouvons changer le monde. Nous les femmes pouvons exiger que les femmes aussi gagnent leur vie, que les femmes aussi élisent celles qui les représentent. Elles ne le peuvent pas.
***
Paris, c’est nous, c’est notre ville, et c’est tout ce que nous avons. Ni domaines ni châteaux, nous n’avons que nos rues dans lesquelles nous mourons de faim tandis que les troupes nous tirent dessus. Paris, c’est nous qui l’avons bâti, nous qui l’avons construit, nous qui l’infusons de notre liberté si chère payée, et ils nous disent de voter pour des fermiers cossus qui n’y viennent que pour nous vendre leur blé à prix d’or et repartir. Tandis que nous nous endormons, la faim au ventre, en nous demandant si demain nous serons encore en vie.
Leur monde, c’est Versailles, c’est palais et fontaines. Ils ne savent pas. Ils ne savent pas la faim qui nous anime et le fer qui raidit nos dos. Nous mourons de faim, et ce n’est toujours pas assez. Ils voudraient aussi affamer nos commerces, nos ouvriers et nos artisans. Ils veulent que meurent de faim nos soldats, puisqu’ils nous ont vendus aux Prussiens qui s’apprêtent à entrer dans Paris.
Nous mourons de faim, nous sommes déjà morts, à leurs yeux. Ils affament nos corps et nos rêves. Quand nous votons contre eux, ils nous ignorent. Nous, les invisibles, nous, les rats qui ne mangeons que leurs miettes.
Nous mourons de faim, mais c’est nous, la Révolution. Depuis toujours, la Révolution, c’est nous. Nous qui bâtissons les immeubles de Paris. Nous qui forgeons les balcons et les canons. Nous les ouvriers, les travailleurs, les artisans. Les bouchers et les boulangers. Nous les cordonniers, nous les marchands de vin. Nous les imprimeurs. Et nous les femmes. Nous les Parisiennes.
Nous mourons de faim, mais nous ne sommes pas des idiots. Ils pensaient peut-être que nous n’allions pas piger ? Ils pensaient qu’ils allaient pouvoir venir, prendre les canons qui défendent Paris, les emmener à l’extérieur de la ville et nous tirer dessus sans qu’on comprenne ? Et que nous allions les laisser faire ? Ces canons que nous avons forgés et payés ? Ils veulent nous les enlever et les donner aux Prussiens ? Et nous devons dire oui ? Vraiment ? Ils n’ont pas compris que même les rats savent se battre pour rester en vie.
Nous mourons de faim, mais leurs chevaux sont bien nourris. Bien nourris et bien logés, là-bas, à Versailles et ailleurs. Alors ils envoient l’armée pour enlever nos canons à bras nus, mais l’armée aussi, c’est nous. Les soldats, ils viennent tous de quelque part, et Paris leur parle. Leurs parents sont ouvriers, travailleurs, artisans, forgerons et maçons. Et ils meurent de faim, tout comme nous. Les soldats, ils se sont battus contre les Prussiens. Ils n’en veulent pas plus que nous. Pas à Paris. Pas dans nos rues. Pas tant qu’on peut encore se battre. Et tant qu’à devoir voter, autant organiser le vote nous-mêmes.
Nous mourons de faim, alors le sang a coulé. Forcément. On n’empêche pas les Parisiens de défendre Paris.
Nous mourons de faim, mais l’espoir fait vivre. Nous allons prendre les choses en main. Contre leur parti de l’Ordre nous élèverons une gouvernance commune, diverse, représentative de nous tous, de ceux qui font Paris, de ceux qui sont Paris. Nous réunirons pour porter nos voix, ceux qui nous ressemblent, ceux qui travaillent, luttent et pensent comme nous. Ceux qui ne gagnent pas de quoi calmer la faim. Ceux que l’on jette au nom du profit. Ceux qui se battront jusqu’à la mort plutôt que de donner Paris aux Prussiens. Ceux qui meurent de faim.
Mais nous mourons toujours de faim, et la faim divise. Il y a les puristes et les compromis, les jusqu’au bout et les pas encore. La cause est commune mais les voies se fourchent et se fourchent encore comme les veines qui partent du cœur pour s’étioler dans le corps. Tandis qu’eux, ils se regroupent, solides et solidaires.
Nous mourons de faim et les rues de Paris ne sont pas des champs de blé. Les choux ne poussent pas sous les pavés. Nous avons un rêve, mais les rêves ne remplissent pas les ventres et notre pain est le désespoir.
Nous mourons de faim, et la faim rend mauvais. Nous avons pris leurs prêtres. Nous leur avons proposé ces prêtres contre du pain, échange équitable, mais ils n’en voulaient pas, et on ne peut pas manger les prêtres. Pas de bouches inutiles, ici. On tue les prêtres. Et la cause commune se couvre de sang.
Nous mourons de faim quand ils nous attaquent, et nous, nous nous battons, pauvres squelettes dépourvus de chair, dans le cimetière nimbé de rouge. Jusqu’à la mort, nous l’avons bien dit, et la mort nous a pris, et Paris avec nous, qui s’effondre, s’écroule et brûle.
La mort nous a ouvert les bras au Luxembourg, à Lobau et au Père-Lachaise. La mort accueillante et généreuse nous serre contre son cœur, nous les ouvriers et les artisans, les employés et les domestiques, les boulangers, les bouchers et les imprimeurs. Les femmes, les vieux, les enfants. Elle nous sourit, hoche la tête et nous souffle : « C’est ainsi ».
Nous sommes morts, et ils nous poursuivent encore, dans les rues et les allées, sous les pavés de Paris. Ils nous pourchassent et nous incendient, réduisent en cendres notre belle cause commune et l’espoir qui l’a créée. Ils explosent nos rêves, démolissent notre égalité, piétinent notre soif de démocratie. Et Paris saigne de notre sang qui coule dans ses veines, dans ses rues et ses allées, pour colorer la Seine. Aux prêtres tués, ils érigent une basilique. À nous, ils érigent la haine.
N’oubliez pas, n’oubliez jamais, enfants de la plénitude, que nous avons perdu. Ne nous célébrez pas, ne nous honorez pas, ne nous montrez pas comme exemple. La cause commune ne suffit pas. Les rêves ne triomphent pas. Les sentiments nobles n’emportent pas les guerres. Les guerres se gagnent quand le dernier ennemi est mort.
Cause commune n° 23 • mai/juin 2021