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Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que s’expriment de graves craintes à propos de la planète, de la civilisation, de la vie : Ancien Testament, peur de l’an mil, grande peste du XIVe siècle... L’ouvrage de Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, Les Révoltes du ciel (Seuil, 2020), aborde ces aspects pour les périodes moderne et contemporaine en lien avec le climat.

Y a-t-il un discours catastrophiste sur le climat, de la Renaissance au siècle des Lumières ?
Pour l’essentiel, non. On considère alors que les humains maîtrisent le climat, que leurs activités entraînent une amélioration de celui-ci. Le point de vue des chrétiens vis-à-vis de l’Amérique est emblématique à cet égard. Les Indiens sont idolâtres, polygames, cannibales et sodomites, donc ils peuvent être esclaves naturels ; ils ne savent pas mettre en valeur les terres, les forêts, contrairement aux colons, il faut donc une colonisation de peuplement, sédentaire et agricole. Une propagande sur la douceur et la beauté du climat américain, sur son amélioration par les hommes civilisés sert aussi à recruter des colons.

Quand un basculement en sens inverse a-t-il eu lieu ?
On peut le dater de la fin du XVIIIe siècle, de l’époque de la Révolution française. Il revêt deux visages différents : en Angleterre, c’est lié à la prolifération humaine (avec Malthus, notamment) ; en France, il s’agit du problème de la déforestation. De toute façon, l’idée d’un effondrement, d’une chute collective, est très ancienne, on la trouve dans la Bible. Au début du XIXe siècle, on redécouvre la civilisation babylonienne et on constate le passage d’un monde luxuriant au désert actuel. Les populations ont trop coupé d’arbres, estime-t-on, cela apparaît comme une cause essentielle de ce déclin. La réflexion sur ce sujet est née en France ; à la même époque, les États-Unis restent optimistes, l’Angleterre ne se préoccupe pas de ces aspects, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne assez peu. Le point de vue des Jacobins est que la monarchie a géré le sol français à court terme et mal, que la République éternelle procédera beaucoup mieux. Pour eux, le régime de la liberté va vaincre le froid et permettre de nous diriger vers une régénération du peuple, du territoire, du climat.

« Les collapsologues se livrent à une futurologie simpliste qui fait abstraction des rapports de classe. »

Dès le milieu du XVIIIe siècle, la pénurie du bois et la flambée de son prix se manifestent clairement. Les historiens marxistes ont bien analysé cela. Les aristocrates récupèrent les communs, construisent des murs, mettent des gardes. Après la nuit du 4 août, les paysans tentent de rétablir les anciens usages. Mais les députés de 1789 (qui ont une logique de propriétaires) les condamnent et affirment que ces prélèvements paysans, cette dilapidation des bois va déboucher sur un désastre pour les forêts, il faut donc contrôler les masses rurales.

Comment cela a-t-il évolué au début du XIXe siècle ?
En France, le débat sur le changement climatique est lié à la vente des forêts nationales, en vue du désendettement. La loi de 1791 permet au propriétaire privé acquéreur de faire ce qu’il veut, y compris de couper les arbres. C’est seulement en 1803 que des autorisations administratives sont introduites, elles seront suivies de nombreux autres textes. Si les ultraroyalistes s’inquiètent du climat à ce propos, crient au scandale, c’est surtout pour protéger leurs intérêts.
Mais il y a aussi l’aspect colonial après 1830 et la prise d’Alger. Les Français se présentent alors comme les continuateurs des Romains, de leur civilisation sur le pourtour de la Méditerranée. Et ce sont donc les Arabes qui ont entre-temps envahi l’Algérie et l’ont désertifiée par brutalité et incompétence. Les Anglais tiennent un discours du même type à propos de l’Inde.

« L’idée que la Terre ne tient qu’à un fil est ancienne et est revenue souvent, dans des configurations diverses. »

L’inquiétude sur la déforestation n’est absolument pas liée aux gaz à effet de serre, mais au cycle de l’eau : en coupant les arbres, on altère celui-ci. Le discours dominant revêt donc plusieurs aspects disciplinaires : histoire naturelle, agronomie, théologie, colonisation.

Et à partir du milieu du XIXe siècle ?
Le discours se métamorphose. D’abord, et y compris au XXe siècle, monte la crainte d’une croissance démographique exagérée, qui déboucherait sur des guerres. Cette façon de voir est alors très répandue, même chez les intellectuels aujourd’hui respectés, comme Keynes. Au point de vue plus physique, l’alarme se déplace de l’eau vers le sol, à partir du milieu du XIXe siècle : on n’arrive pas à boucler le cycle de l’azote, du potassium, du phosphore, d’où une baisse de la fertilité, on ne sait pas gérer les déjections humaines. Un grand chimiste comme Liebig s’exprime explicitement à cet égard, Marx évoque ces problèmes dans Le Capital. Le discours sur l’érosion explose après 1930. En revanche, le carbone est considéré au XIXe siècle comme totalement innocent et vertueux.

Les questions « environnementales » et « économiques » sont-elles abordées de façon indépendante ?
Non, pas du tout. Par exemple, les forêts représentent une ressource économique très importante en capital. Un historien l’a évaluée à 40 % des revenus aristocratiques dans le nord de la France. Cela dit, il ne faut pas réduire les préoccupations environnementales à une simple idéologie pour justifier tel ou tel intérêt de classe. On étudie aussi ces questions pour leur importance intrinsèque. Mais tout est très connecté. Pour Bernardin de Saint-Pierre, toucher un petit bout de la nature, c’est toucher tout, et ces conceptions sont partagées par des gens très divers, notamment par des théologiens, même si l’Église en tant que telle est peu intervenue sur ces sujets.

Un mot de conclusion ?
L’histoire ne se reproduit certes pas à l’identique, mais elle fournit des points de repère. L’idée que la Terre ne tient qu’à un fil est ancienne et est revenue souvent, dans des configurations diverses. La disette énergétique, l’insécurité alimentaire, les crises sanitaires, tout cela a une histoire. L’insouciance, l’illusion d’un dépassement purement technique, le catastrophisme ont cru, tour à tour ou simultanément, répondre à ces angoisses. Quand on analyse de plus près les graves problèmes auxquels l’humanité a été confrontée, on voit qu’on ne doit jamais extrapoler de façon primaire ou candide, les collapsologues se livrent à une futurologie simpliste qui fait abstraction des rapports de classe. La seule chose qui reste vraie est que c’est toujours sur le dos des mêmes que les capitalistes construisent leurs solutions. S’il y a une augmentation de trois degrés d’ici 2100, comme il semble plutôt probable, ce sera catastrophique pour les peuples, mais ce ne sera pas un « effondre­ment ».
*Jean-Baptiste Fressoz est historien des sciences, Il est chargé de recherche au CNRS. Propos recueillis par Pierre Crépel.

Cause commune • novembre/décembre 2021