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par Yvon Quiniou

La sortie récente du film de Raoul Peck Le Jeune Karl Marx est l’occasion de préciser un peu ce que peuvent être les rapports entre la recherche du bonheur et l’engagement communiste.

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Le Jeune Karl Marx, de Raoul Peck

Le film aborde ce sujet à travers la critique de certains révolutionnaires (Weitling, la Ligue des justes) qui entendaient fonder la transformation sociale du capitalisme sur le souci d’apporter ce bonheur à tous, en sollicitant des motivations ancrées dans l’amour de l’humanité.

Intérêt égoïste et bonheur collectif
Première chose : l’intérêt qu’il y a à prendre en compte cette dimension, à la fois affective et morale, tient à ce qu’elle est normative. Elle nous arrache à une conception de l’histoire censée nous amener au communisme, étroitement factuelle ou positiviste, telle qu’elle a pu régner dans la doxa marxiste-léniniste, quitte à s’inspirer de certains textes ou formulations de Marx, ou encore basée sur le seul appel à l’intérêt que celui-ci, en matérialiste, n’a jamais méprisé. Or l’histoire n’est pas seulement le lieu de processus objectifs – évolution des forces productives, rapports de classes, transformations idéologiques, luttes pour le pouvoir, opposition factuelle d’intérêts –, elle est aussi faite de pratiques humaines qui, quel que soit le déterminisme objectif qui pèse sur elles, engagent aussi des « sujets », quoi qu’en ait dit Althusser. D’où l’importance de s’interroger sur la motivation de ces pratiques, qui n’est pas seulement l’intérêt égoïste avec son horizon individuel restreint, mais qui consiste à viser un état humain spécifique et de la plus grande qualité qui soit : le bonheur, y compris collectif. Sauf que peu de marxistes osent vraiment le dire, comme s’il s’agissait là d’une question à la fois emphatique et inopérante politiquement. Or cette question est omniprésente chez Marx, quoique implicitement, non seulement dans son œuvre de jeunesse quand il accuse le capitalisme de priver l’homme de satisfactions multiples qui pourraient le rendre bien plus heureux qu’il ne l’est, mais aussi quand, dans Le Capital, par-delà ses analyses scientifiques du mode de production capitaliste, il ne cesse de dénoncer le malheur que celui-ci impose à l’ouvrier, dans son travail comme hors de lui, du fait de l’exploitation qu’il y subit et qui le fait souffrir. De plus, c’est une question qui nous importe à tous au plus haut point. D’abord parce que la recherche du bonheur est une tendance naturelle de l’homme – Kant l’a bien dit –, même quand son comportement semble y contrevenir. Ensuite parce que, quand un projet politique nous est proposé, nous songeons à la question de savoir s’il nous rendra heureux. Cette question surgit spontanément et nous importe, même quand nous l’intégrons à une perspective sociale. Bref, l’eudémonisme, qui désigne en philosophie la doctrine qui valorise en priorité le bonheur, ne saurait être étranger au mar­xisme envisagé dans sa dimension anthropologique et sa finalité pratique.

Il n’y a pas de conception universelle du bonheur
Pourtant, une difficulté apparaît : il n’y a pas de conception universelle du bonheur qui vaille pour chacun d’entre nous. S’il est bien lié à la satisfaction de nos aspirations, cette définition, purement formelle, ne nous aide en rien à en préparer la réalisation chez tous. Car ces aspirations (besoins, désirs, etc.) sont subjectives et, par ailleurs, seule l’expérience souvent nous apprend ce qui nous rend heureux. Enfin, il y a le rôle de la société et de l’histoire qui témoignent d’une inventivité inouïe dans l’ordre des formes de bonheur que l’homme peut connaître, liée aux modifications qu’il subit au long du temps. D’où la question : comment fonder rationnellement et raisonnablement une politique, ici communiste, sur l’idéal à venir d’un bonheur de tous aussi indéterminé ?
La démarche pour résoudre cette difficulté consiste à tenter de la traiter sur un terrain que l’on peut dire scientifique, en essayant de corréler la question du bonheur à celle des occurrences matérielles qui permettent d’y parvenir, sans définition a priori de son contenu. Disons qu’il s’agit de permettre aux potentialités humaines de vie, équivalentes pour l’essentiel chez tous, de pouvoir se réaliser et d’offrir ainsi une vie épanouie à chacun, riche en besoins et éprouvant le besoin de cette richesse, telle que Marx en parle dans les Manuscrits de 1844. Ce serait là le bonheur d’un point de vue marxien, qui n’en exclut pas une approche qualitative : la satisfaction des besoins et des capacités les plus hauts dans la hiérarchie de ceux-ci. C’est le communisme raffiné auquel Marx aspirait et qu’il opposait au communisme « grossier », enfermé dans une vision médiocre de la vie inspirée de la bourgeoisie. Et celui-ci est lié à l’activité de l’homme car c’est elle qui lui permet d’actualiser ses potentialités et donc de connaître le bonheur en acte(s).
La division du travail est alors en cause. Elle condamne l’homme, parfois à vie, à une activité unilatérale, qui sacrifie ses autres possibilités d’existence : il est ainsi condamné à être l’homme d’un seul métier, manuel et non intellectuel par exemple, au détriment de l’universalité qui sommeille en lui, car, comme le dit très bien Engels, « en divisant le travail, on divise aussi l’homme », on le réduit, on l’appauvrit anthropologiquement mais aussi sur le plan de son bonheur, puisqu’on lui ôte l’accès à ce qui pourrait augmenter et faire varier celui-ci. La solution que le communisme, et lui seul, apporte ici en profondeur, c’est la suppression de cette division sociale (non technique, bien entendu) du travail, par la polyvalence des activités tout au long d’une vie, qui se traduit aussitôt en multiplicité des formes possibles de bonheur individuel.

Marx refuse l’instance même de la morale
Reste à savoir à quel type de normativité nous avons affaire ici, puisque, manifestement, Marx n’entend pas imposer aux individus le contenu de leurs activités et celui de leur bonheur. Il y insiste souvent : ce sera à eux, dans les circonstances matérielles nouvelles qui se présenteront, d’en décider – ce qui le fait échapper à tout risque de totalitarisme existentiel autant que politique. Du coup, il se refuse apparemment à donner des leçons de morale dans ce registre, bataillant contre ceux qui s’en croient le droit, comme Max Stirner. Je l’ai déjà suggéré : Marx refuse l’instance même de la morale, n’y voyant que « l’impuissance mise en action ». On pourrait alors, pour éclaircir cette question, recourir à une distinction, que j’ai opérée depuis longtemps, entre une normativité morale et une normativité éthique. La première suppose des valeurs universelles, qui ont le statut de lois, quelle qu’en soit la source réelle, via la raison humaine, et qui s’imposent à la vie. La seconde suppose, elle, des valeurs qui ont seulement le statut de règles facultatives de vie, lesquelles sont particulières, exprimant des préférences existentielles et enracinées dans l’intérêt personnel. Marx, dans son discours réflexif explicite, refuse les premières ; par contre, son choix en faveur de la vie proposée par le communisme est pleinement fondé sur une normativité éthique, dont le bonheur individuel, lié à l’épanouissement actif et libre de l’individualité, est clairement le principe, avec une préférence affichée et revendiquée pour tout « ce qui tire l’homme vers le haut » en activant ses facultés supérieures et spécifiquement hu­maines, comme l’intelligence ou l’art.

« La division du travail [...] condamne l’homme, parfois à vie, à une activité unilatérale, qui sacrifie ses autres possibilités d’existence. »

Du coup, demeure entière la question primordiale des motivations auxquelles il faut faire appel concrètement pour parvenir à ce qui est bien « un idéal sur lequel la réalité devra se régler », contrairement à ce qu’il en dit dans L’Idéologie allemande. La réponse reste en réalité ouverte. Il y a d’abord la perspective théorique d’une omniprésence de l’intérêt individuel et égoïste chez l’homme, visant seulement son bonheur, qui commande que l’on exclue pratiquement l’appel à une quelconque obligation morale centrée sur l’intérêt de tous les hommes. Cette même perspective exclut aussi que l’on suppose des motivations psychologiques altruistes, auxquelles Marx semble ne pas croire et qu’il ne sollicite donc pas, voire sur lesquelles il ironise en traitant ses tenants d’idéalistes, comme cet « absurde sentiment qu’est l’amour universel de l’humanité » dont se réclamait Stirner (à nouveau) et qu’il réclamait des autres. Pourtant, il y a une tout autre dimension, normative, chez Marx, même s’il la dénie : son œuvre tout entière est portée par une inspiration morale, mais incarnée dans l’élément concret du langage social et politique, qui peut la faire oublier. C’est elle qui sous-tend sa critique du capitalisme dans Le Capital, dont il ne se contente pas d’expliquer et de prévoir son devenir objectif en scientifique, mais dont il dénonce l’humanité sur le plan normatif d’un humanisme pratique. Cette dimension a été formulée très tôt dans l’introduction à sa Critique de la philosophie du droit de Hegel : après avoir longuement critiqué le rôle aliénant de la religion, qui enfonce l’homme dans son malheur, il indique magnifiquement que cette critique « aboutit [...] à l’impératif catégorique de renverser tous les rapports sociaux qui font de l’homme un être humilié, asservi, abandonné, méprisable »… et j’ajoute : « malheureux » – proclamation qui est incontestablement morale. Comment alors la concilier avec l’appel explicite à l’intérêt, qui est dominant par ailleurs ? La réponse est simple : il s’agit bien de l’intérêt, mais de l’intérêt de tous, ce qui change tout car l’universel y est présent d’une manière inéliminable, lequel universel est précisément le critère même de ce qui est moral. Et celui-ci est aussi présent dans la revendication d’un bonheur pour tous, se manifestant même concrètement dans l’impératif de constituer une nouvelle « conscience humaine », permettant d’aider à le promouvoir ! C’est pourquoi le communisme est indissolublement désirable dans son projet de bonheur et moralement exigible quand il le veut universel.

Yvon Quiniou est philosophe. Il est professeur honoraire de Première supérieure.

Cause commune n° 3 - janvier/février 2018