Par

Après la révolution d’Octobre 1917 et leur prise du pouvoir en Russie, les bolcheviks furent confrontés à de nombreux défis. L’un de ceux-ci fut de définir une politique vis-à-vis des musulmans qui constituaient environ 10 % de la population totale de l’ancien empire et dont la principale revendication était celle d’une autonomie politique au sein d’une république russe fédérative. 

S'adresser aux musulmans de Russie et d'Orient

La radicalisation des esprits en Russie au cours de l’année 1917, renforcée par l’incapacité du gouvernement provisoire russe à répondre aux principales revendications de la population, se manifesta aussi parmi les musulmans. Un rapprochement s’opéra à la fin de 1917 entre des groupes minoritaires au sein des populations musulmanes et les soviets et le parti bolchevique. Ces relations restèrent toutefois tendues, car les bolcheviks et les divers socialistes russes, actifs dans les soviets locaux, refusaient d’accorder une place à ces musulmans. Ils considéraient que ces populations n’avaient pas de prolétariat et que leurs convictions révolutionnaires n’étaient pas sincères. Ils étaient en ce sens sur la position qui avait prédominé avant 1917.

« Si les droits des populations musulmanes furent pris en compte par la création de républiques nationales soviétiques, la politique à l’égard de l’islam fut plus ambiguë. »

À l'inverse, le pouvoir central soviétique, principalement Lénine, jugeait que le ralliement de ces populations était essentiel aussi bien pour la victoire de la révolution en Russie que pour le futur de la révolution mondiale. En témoigne la déclaration adressée aux musulmans de Russie et d’Orient le 20 novembre 1917, dans laquelle  était proclamé le respect par le pouvoir soviétique du droit à l’autodétermination des musulmans. La résonance fut très grande dans ces populations. Dans les jours qui suivirent, le parti kazakh « Uch zhuz » (les trois hordes), d’obédience musulmane et socialiste, notait dans son journal : « Aucun gouvernement ni russe ni européen n’avait parlé cette langue avec les musulmans. […] La lutte contre l’impérialisme, proclamée par la démocratie russe [le gouvernement soviétique], apportera la libération des pays musulmans de l’exploitation du capital européen et les libérera du danger de morcellement constant. »

Le contexte militaire

La déclaration rédigée par Lénine avait été motivée par une position anticoloniale et révolutionnaire, mais aussi par le contexte politique et militaire. Ce dernier élément prit une importance grandissante avec le développement de la guerre civile entre « rouges » (le pouvoir soviétique) et « blancs » (coalition hétéroclite des opposants à la révolution d’octobre). La majorité des organisations musulmanes était opposée au pouvoir des soviets, dont les musulmans étaient quasiment absents, et hésitait à s’engager aux côtés des blancs. L’enjeu pour les bolcheviks était d’autant plus important qu’il s’agissait d’obtenir le soutien de bataillons composés de Tatars et de Bachkirs musulmans, réputés pour leur combativité. Le rôle de Mullanur Vahitov (1885-1918) et de Mirsaid Sultan-Galiev (1892-1940), Tatars proches des bolcheviks, fut crucial : ils mirent en œuvre le ralliement aux rouges de plusieurs bataillons musulmans et ils pilotèrent la création des principales organisations musulmanes soviétiques centrales en 1918. Au travers de celles-ci, ils cherchèrent à imposer leur projet de créer un pôle révolutionnaire musulman autonome (parti communiste des musulmans, armée rouge musulmane). La présence de musulmans dans les institutions soviétiques et les organes du parti devint une réalité, malgré l’opposition de nombreux bolcheviks localement et à Moscou. Tant que la guerre civile fit rage, Moscou ne s’opposa pas frontalement à leur action, mais dès la fin de l’année 1919 il devint évident que leur projet était voué à l’échec : les organisations centrales musulmanes furent progressivement démantelées et aucun commandement unifié ne fut accordé aux unités musulmanes combattantes. Néanmoins, leurs efforts aboutirent à la proclamation de républiques nationales autonomes pour plusieurs populations musulmanes entre 1919 et 1921 (Bachkirie, Tatarstan et Tatars de Crimée) : cette option avait été soutenue par Lénine et fut finalement imposée au parti bolchevique en 1920.

« La présence de musulmans dans les institutions soviétiques et les organes du parti devint une réalité, malgré l’opposition de nombreux bolcheviks localement et à Moscou.  »

Une force politique musulmane autonome ?

Ces organisations centrales musulmanes dirigées par des Tatars et des Bachkirs, présents dans les villes de Russie et concentrés autour de Kazan et d’Oufa, ne parvinrent pas à étendre leur autorité sur les autres régions. Leur exemple fut toutefois essentiel pour les bolcheviks musulmans du Turkestan, région à près de 90% musulmane : le pouvoir soviétique local avait prolongé la politique coloniale tsariste, se fermant à toute représentation des populations centrasiatiques entre 1917 et 1918. Un groupe centrasiatique autour de Turar Ryskulov (1894-1938), communiste kazakh, s’inspira du travail des organisations musulmanes centrales et s’appuya sur leur reconnaissance par le parti bolchevique pour imposer la création d’un bureau musulman du parti communiste turkestanais au début 1919. Ce bureau dut batailler contre les bolcheviks russes locaux pendant toute l’année 1919 et il finit par investir les organes soviétiques et communistes du Turkestan grâce au soutien de Moscou. Mais dès que la présence de représentants musulmans fut assurée, le pouvoir central s’inquiéta de l’existence d’une force politique musulmane autonome et s’efforça de limiter son expression, comme cela avait été réalisé avec l’initiative de Sultan-Galiev.

« Dès la fin de 1919, le terme de musulman, qui était compris comme une définition “nationale” de populations partageant des intérêts et une communauté politique, commença à être critiqué pour son acception religieuse. »

Dès la fin de 1919, le terme de musulman, qui était compris comme une définition « nationale » de populations partageant des intérêts et une communauté politique, commença à être critiqué pour son acception religieuse. La méfiance à l’égard des communistes musulmans et l’ignorance du monde musulman parmi les leaders bolcheviques avaient persisté et restèrent présents tout au long des années 1920. Les organisations centrales musulmanes furent renommées sous la terminologie de « peuples d’Orient » et le bureau musulman du Turkestan tenta d’imaginer une identité turke avant d’être dissout au début de 1920. Lénine privilégia alors la réorganisation de l’Asie centrale en républiques nationales distinctes, ce qui fut réalisé en 1924.

Le tournant de 1920

1920 marque le tournant principal qui modela la politique soviétique à l’égard des musulmans et leur place aussi bien à l’intérieur de la future URSS que dans le projet internationaliste de révolution mondiale. Lors du Xe congrès du parti communiste en mars, le principe des républiques nationales fut entériné et aboutit à la construction de l’URSS autour de républiques statutaires ou autonomes définies par une nationalité éponyme. Ce choix pensé comme temporaire s’avéra constitutif de l’identité soviétique. Au travers de cette orientation nationale, les projets portés par Sultan-Galiev et Ryskulov furent rejetés. Lors du IIe congrès de l’Internationale communiste, Lénine affirma le rôle directeur du Parti communiste russe et de la Russie soviétique dans la révolution mondiale et écarta les musulmans de Russie de l’action du Komintern.

« La proclamation de républiques nationales autonomes pour plusieurs populations musulmanes entre 1919 et 1921 (Bachkirie, Tatarstan et Tatars de Crimée) fut finalement imposée au parti bolchevique en 1920. »

Si les droits des populations musulmanes furent pris en compte par la création de républiques nationales soviétiques, la politique à l’égard de l’islam fut plus ambiguë. Dans un premier temps, il fut question de tolérance et d’une approche différenciée selon les populations sur une position défendue notamment par Sultan-Galiev. Puis des campagnes antireligieuses successives (campagne contre le voile des femmes…) vont être élaborées à partir de la deuxième moitié des années 1920. L’offensive sera finalement lancée dans les années 1928-1930 avec la fermeture des mosquées et la répression contre les mollahs. Un nouveau changement est inauguré après la Seconde Guerre mondiale pour des questions de propagande internationale. Un islam officiel est organisé en Union soviétique et les relations avec les pays musulmans se développent autour de rencontres et d’échanges.

Xavier Hallez est historien. Il est chargé de recherche à l'Institut français d'études sur l'Asie centrale (IFEAC)

Cause commune n° 24 • juillet/août 2021