Je lève mon verre malgré l’amertume
aux invités de l’instant toujours magique,
je lève mon verre
au jardin qui fleurit sous les langues.
Le Jardin des batailles, Circé, 1999.
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Comme tu brilles ma mère émiettée
que tu es blonde
ravissante
c’est ce qu’on disait
sur le ponton
au lac de Constance ma mère.
Marcher dans l’herbe est blond
ma mère inconnue
dans la fraîcheur du soir.
Si blonde est ma mère
Ma mère étrange.
Si c’est possible, plus rien.
On défait la table, on débarrasse,
pas une nappe,
pour le moment rien, plus rien,
Ne me fais penser à rien, ne me fais
ni reproches ni compliments, enlève
ces photos, on dirait des disparus,
ce sont des disparus.
Éclaircie pour un désert,
l’œil non encombré, lavé, pas de nostalgie
dans l’arrière de ton œil, pas de rêves,
les fleurs à côté, pas tout de suite les voir
et surtout, pas de phrases, rien de déjà là,
si c’est possible : pas de phrase.
Rester sur la corde et c’est tout.
Ne pas vouloir, ne pas miser, durer.
Au plus court, au plus simple,
ciel sur table. Aimable et gai, ciel pur.
Ne t’endors pas. Ne pleure pas, ne meurs pas.
Si quelqu’un écoute, La rumeur libre, 2017.
« J’ai capté des bribes de phrases attrapées dans le temps suspendu hors du bruit assourdissant du quotidien. J’ai cherché la juste place, la vibration, la résonance, l’attention aux choses minuscules, le rythme intérieur, la musique intérieure, le silence, le souffle. » Ainsi Béatrice de Jurquet, soucieuse de partager une réflexion sur la poésie, définit-elle son écriture.
Née en 1940 dans les Pyrénées, elle vit à Lyon, où elle a exercé comme psychanalyste. Elle a participé à des revues de psychanalyse et de poésie. Elle est membre de l’Oulipo, traductrice (de l’italien).
Elle commence à publier dans les années 1970. Son dernier recueil, Si quelqu’un écoute, a été salué à la fois par le prix Max-Jacob et le prix Mallarmé, les deux Prix les plus importants de poésie.
Si quelqu’un écoute a paru de longues années après son dernier ouvrage et c’est une victoire discrète en même temps que souveraine sur le handicap dû à l’accident (la section d’un nerf lors d’une opération à la tête) qui rendit longtemps lecture et écriture très difficiles.
La musique tient une grande place (un poème est consacré à Ravel, auquel l’a initiée une grand-mère) dans ces vers : rythmes, intervalles, répétitions de mots comme en des mélodies lancinantes. La nostalgie et les douleurs (séparation de sa grand-mère, guerre loin des Pyrénées dans un foyer militaire en Allemagne) sont évoquées pudiquement, comme ses interrogations sur son identité d’« espèce patoisante, migrante/pas de celles qui règnent ». La langue est pure, économe, mais la poésie au plus haut : « Se souvenir que la poésie ramasse la foudre après l’orage. »
Katherine L. Battaiellie