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par Elodie Lebeau-Fernandez et Flavien Ronteix

Aujourd’hui, dans notre monde capitaliste hyperconnecté, l’information comme la culture se trouvent dépendantes d’une poignée de milliardaires qui possèdent les principaux médias écrits, internet et audiovisuels, mais aussi la production télévisuelle et cinématographique, l’édition, la musique, le sport, les jeux vidéo, et de nombreux autres biens culturels. Les médias et l’information sont l’objet d’une marchandisation tragique qui va à l’encontre du projet de société démocratique et émancipateur que nous portons. Si ce phénomène n’est pas nouveau, le développement d’Internet ces vingt dernières années a consacré le poids des GAFAM et des algorithmes dans nos manières de nous informer, les réseaux sociaux devenant même le moyen d’information privilégié des jeunes générations. Ces mêmes réseaux, où règnent les usines à « trolls », le complotisme et les fakes news, pèsent de plus en plus lourdement sur l’avenir de nos démocraties.

Un terrain de lutte politique
Parce que les médias (presse, radio, télévision et aujourd’hui Internet et réseaux sociaux) sont des terrains de lutte politique, il n’est pas étonnant que les grands industriels, les forces réactionnaires et les néolibéraux les investissent et les utilisent comme des leviers d’influence pour leurs propres affaires économiques mais aussi, dans le champ politique, pour contrôler les opinions, le débat public et toute contestation de l’ordre établi. Elon Musk en voulant « y rétablir la liberté d’expression », a en réalité fait de X (ex-Twitter) une puissante machine pour son calendrier libertarien et conservateur, et Bernard Arnault avouait à propos du quotidien Les Echos que si le journal se mettait à défendre l’économie marxiste, il s’en retirerait…

« Le développement d’Internet ces vingt dernières années a consacré le poids des GAFAM et des algorithmes dans nos manières de nous informer, les réseaux sociaux devenant même le moyen d’information privilégié des jeunes générations »

En France aussi, l’État libéral autoritaire reprend progressivement la main sur l’information corsetant un service public télévisuel et radiophonique déjà affaibli par des dizaines d’années de coupes budgétaires – parmi les plus récentes, la suppression de la redevance en 2022. Bien que l’examen de la proposition de loi pour la gouvernance de l’audiovisuel public ait été temporairement suspendu en raison de la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin dernier, les lois liberticides initiées par Emmanuel Macron et ses gouvernements successifs visent à limiter les expressions divergentes. N’est-ce pas la France qui, lors de l’examen du Media Freedom Act en séance plénière du Parlement européen, a entravé les ambitions de ce texte, notamment la limitation de la concentration des médias et l’interdiction de la surveillance des journalistes — en faisant ajouter la mention d’« exception de sécurité nationale » ? Parallèlement, et de concert avec ces politiques néolibérales, les milliardaires possèdent toujours davantage de parts dans les grands médias nationaux et régionaux. Sur ce point, l’infographie publiée annuellement par Le Monde diplomatique est un outil excellent pour se rendre compte de la dynamique de concentration des médias.

« Pointer les origines infrastructurelles du brouillage idéologique des classes populaires et de la dissociation générée vis-à-vis de leurs expériences et intérêts réels, est indispensable mais plus suffisan t pour comprendre le capitalisme tel que nous le connaissons aujourd’hui.»

Les conséquences de ces concentrations et des privatisations, elles, sont bien concrètes avec une désinformation qui peut parfois mener au pire avec l’accession de l’extrême-droite partout dans le monde : Donald Trump aux États-Unis, Giorgia Meloni en Italie, ou bien, Javier Milei en Argentine, avec les reculs sociaux que l’on connaît. Nous ne sommes pas à l’abri, en France, d’une prise de pouvoir de l’État par le Rassemblement national, à laquelle la « bollorisation » des médias participe activement. Bref, l’information, au cœur de nos démocraties semble bien attaquée.
Dans ce contexte, les rares médias indépendants des grands groupes et des banques, sont menacés d’extinction, en raison d’un manque de ressources propres. Les journalistes, à quelques “éditocrates” près, sont souvent les premières victimes de ce système, que ce soit en matière de précarité ou de répression.

La propriété des médias
Si la bataille pour la liberté et la qualité des médias semble aujourd’hui bien loin d’être gagnée, nous savons qu’aucun état n’est immuable, d’autant plus que nous ne partons pas de rien. Au début du siècle dernier, déjà, les notables possédaient leurs propres journaux pour défendre leurs intérêts privés en influençant les politiques nationales. Aux exploités d’organiser leur propre relais d’information en opposition à la presse bourgeoise. Le journal L’Humanité naît de cette nécessité, avec des ambitions d’élévation des esprits et d’émancipation de la classe ouvrière. Comme l’écrivait justement Jean Jaurès dans l’éditorial du premier numéro du journal, en 1904 : « La grande cause socialiste et prolétarienne n’a besoin ni du mensonge, ni du demi-mensonge, ni des informations tendancieuses, ni des nouvelles forcées ou tronquées, ni des procédés obliques ou calomnieux. […] J’ose dire que c’est par-là vraiment que nous marquerons tout notre respect pour le prolétariat ». C’est également tout le sens du programme du Conseil national de la résistance (CNR), « Les Jours Heureux », qui souhaitait assurer, dans l’après-guerre, « la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères » afin de garantir la démocratie qui devait advenir. En remettant en cause le régime de propriété de la presse, les propositions portées par le CNR restent d’une actualité brûlante, une source d’inspiration pour notre présent.

« Les médias et la publicité, sont des outils privilégiés par les classes dominantes pour imposer des goûts, des récits, des rapports sociaux et des modèles de vie et de pensée hégémoniques et étriqués. »

En tant que parti politique, nous considérons qu’il est de notre rôle de poser clairement les questions de la propriété des médias, mais également de la liberté de l’information, de la création et de la diffusion culturelle. Le traitement médiatique déplorable de la dernière séquence électorale redouble l’urgence de la politisation par le haut de la question médiatique avec des perspectives de transformation radicale qui ne pourront pas évacuer la question de leur propriété. C’est en ce sens que vont les conclusions des États généraux de la presse indépendante et des cinquante-neuf propositions portées par plus de cent médias et organisations. Nous pouvons profiter de cette conjoncture pour engager, avec l’ensemble des forces progressistes, qu’elles soient politiques, associatives, syndicales, un grand mouvement social relatif aux enjeux démocratiques des médias.

Le combat essentiel de la représentationet des imaginaires
Il reste toutefois une question de taille à aborder dans notre réflexion théorique, que ce dossier ne fait qu’effleurer. Comment engager le combat essentiel de la représentation et des imaginaires ? Les médias, comme la publicité, sont des outils privilégiés par les classes dominantes pour imposer des goûts, des récits, des rapports sociaux et des modèles de vie et de pensée hégémoniques et étriqués. Dans l’Idéologie allemande, Marx et Engels postulent que : “Si l’expression consciente des conditions de vie réelles des individus est imaginaire, si, dans leurs représentations, ils mettent la réalité la tête en bas, ce phénomène est encore une conséquence de leur mode d’activité matériel borné et des rapports sociaux étriqués qui en résultent”. Pointer les origines infrastructurelles du brouillage idéologique des classes populaires et de la dissociation générée vis-à-vis de leurs expériences et intérêts réels, est indispensable mais plus suffisant pour comprendre le capitalisme tel que nous le connaissons aujourd’hui. Comme le disait justement Lucien Sève dans un entretien pour l’Humanité du 21 mai 2003, “Bataille de pensée et de réalité (vont) ensemble : on ne détrompe jamais vraiment sans changer les choses qui trompent. [...] Le communisme comme mouvement au présent ne dépassera jamais l’exploitation ni ne fera dépérir l’État sans désaliéner la conscience sociale”.

Élodie Lebeau-Fernández et Flavien Ronteix, sont membres du comité de rédaction de Cause commune. Ils ont coordonné ce dossier.

Cause commune 40 • septembre/octobre 2024