Si l’idée d’un lien étroit entre pratique communiste et forme-parti a joué un rôle majeur au cours du XXe siècle, elle est aujourd’hui mise à mal. Pour autant, il n’est pas certain qu’il faille renoncer à la seconde au profit exclusif de la première. En la matière, la façon dont Marx envisageait le nouage complexe entre les deux concepts a peut-être encore des choses à nous apprendre.
Les réflexions contemporaines sur le communisme congédient très souvent ce qui a sans doute constitué le vecteur privilégié des tentatives visant, depuis le milieu du XIXe siècle, à lui donner une forme concrète : le parti. L’objectif de ce texte n’est pas de discuter dans le détail les arguments mobilisés par des philosophes aussi différents que Lucien Sève ou encore Alain Badiou, pour ne citer que deux auteurs emblématiques, dont les réflexions sur la question communiste constituent des contributions majeures au débat actuel sur le sujet. Leurs objections mériteraient d’être examinées pour elles-mêmes dans un article à part, dont le format dépasserait largement celui des quelques paragraphes qui suivent. Nous souhaiterions bien plutôt revenir ici sur la singulière alliance que Marx s’est, avec d’autres, efforcé de tisser il y a un siècle et demi entre ces deux concepts. Si les intuitions qu’il a été amené à développer entre le milieu des années 1840 et le début des années 1880, à la faveur de sa propre intervention militante, ne sont bien évidemment pas exportables telles quelles dans le contexte des années 2020, l’hypothèse que nous voudrions défendre est qu’elles ont encore bien des choses à nous apprendre et qu’elles pourraient bien venir ébranler certaines de nos idées reçues concernant le communisme de parti.
« La réflexion sur le parti de classe n’est jamais séparée chez lui d’une mise en garde contre les logiques sectaires qui menacent toujours de surgir en son sein. »
Une nouvelle façon d’envisager le communisme
Lorsque l’on s’interroge sur le contenu de la conception que Marx se faisait du communisme, il est possible d’appréhender le problème par différents angles, qui ne sont nullement exclusifs les uns des autres. On peut par exemple prendre appui sur un certain nombre de déclarations dispersées dans l’ensemble de son œuvre, qui permettent de se faire une idée de la façon dont une société libérée de la domination du capital pourrait être organisée. Cette matière est souvent riche et peut nous éclairer sur des questions aussi décisives que celles du travail ou de l’individu. Pour autant, elle demeure d’une certaine façon intrinsèquement limitée par le caractère radicalement anti-utopiste de la pensée de Marx. On y trouvera certes de grandes orientations mais nulle description détaillée de la société de l’avenir, et ce pour des raisons qui tiennent à la nature même de ce qu’est selon lui le communisme. Ce dernier, en effet, ne saurait être conçu comme un idéal régulateur, mais bien plutôt, selon la formule consacrée contenue dans le premier chapitre de L’Idéologie allemande, comme le « mouvement effectif qui abolit l’état actuel ». Cette thèse fondamentale ne renvoie pas seulement aux potentialités objectives offertes par les contradictions internes du mode de production capitaliste, elle a également trait à la mobilisation même de cette classe des travailleurs qui constitue l’acteur d’un processus de transformation sociale, qui s’engage dès aujourd’hui par l’intermédiaire d’une pratique collective.
Le parti, lieu de production théorique
On comprend dès lors que la théorie du communisme, telle que Marx pouvait la concevoir, ait revêtu une dimension nettement stratégique, conduisant à faire de la question de l’organisation politique du prolétariat d’aujourd’hui un enjeu au moins aussi central que celui de la structuration de la future société sans classes. Le concept de parti apparaît ainsi comme une tentative de réponse, déjà esquissée par nombre de militants à l’époque de Marx, au problème de la mise en œuvre de l’émancipation de la classe ouvrière par elle-même. Contrairement à certains de ses devanciers en quête de « recettes » prêtes à l’emploi pour les « gargotes de l’avenir », pour reprendre une expression rendue célèbre par la postface à la deuxième édition allemande du livre I du Capital, Marx considérait que la théorie communiste elle-même était appelée à s’inventer à l’intérieur des organisations que le prolétariat se serait données. Poussée jusqu’à ses ultimes conséquences, cette conception ne peut manquer de bouleverser le schéma classique de la « fusion du socialisme et du mouvement ouvrier » développé par Karl Kautsky à la fin du XIXe siècle, et dont l’influence au sein du marxisme s’avérera par la suite déterminante. L’idée selon laquelle la théorie communiste devrait être produite par des intellectuels bourgeois et introduite de l’extérieur auprès des ouvriers s’avère difficilement compatible avec un des aspects centraux de la conception de Marx, qui fait du parti lui-même un lieu de production théorique collective et non un simple lieu de diffusion.
Une invention démocratique
C’est avec cet objectif en tête que Marx a été amené à réfléchir sur les formes d’organisation les plus susceptibles de favoriser l’élaboration autonome d’un discours revendicatif communiste par les ouvriers eux-mêmes. Le parti, structure fondée sur le principe de la souveraineté des adhérents et convoquant à intervalles réguliers des congrès destinés à déterminer les grandes orientations politiques de l’organisation, avait ainsi vocation à résoudre les impasses sur lesquelles ne pouvaient manquer de déboucher les anciennes modalités d’action révolutionnaire incarnées par les sociétés secrètes. Même s’il s’agit là d’un élément qui peut aujourd’hui surprendre – dans la mesure où la plupart des critiques contemporaines adressées au parti le sont au nom des logiques de dépossession qu’il conduirait plus ou moins nécessairement à promouvoir, reprenant ainsi une argumentation développée il y a plus d’un siècle par Robert Michels à propos de la « loi d’airain de l’oligarchie » –, il est tout à fait notable que la valorisation du parti sous la plume de Marx ait d’abord eu pour fonction de rendre possible une pratique communiste portée en conscience par le plus grand nombre.
« Le concept de parti apparaît ainsi comme une tentative de réponse, déjà esquissée par nombre de militants à l’époque de Marx, au problème de la mise en œuvre de l’émancipation de la classe ouvrière par elle-même. »
À rebours des logiques sectaires
De façon tout à fait significative, la réflexion sur le parti de classe n’est jamais séparée chez lui d’une mise en garde contre les logiques sectaires qui menacent toujours de surgir en son sein et de remettre en cause le caractère démocratique de l’organisation. Si la secte est pensée comme la variante pathologique du parti de classe, c’est parce qu’elle reconduit, sous toutes ses formes, des logiques de tutelle radicalement incompatibles avec une pratique communiste. Le combat mené par Marx contre les chefs de secte en tout genre, qu’ils soient partisans d’un socialisme d’État comme Ferdinand Lassalle ou au contraire anarchistes comme Mikhaïl Bakounine, se faisait ainsi au nom d’une conception du parti rejetant aussi bien le culte de la personnalité que l’idée selon laquelle un système théorique clos – un « schibboleth particulier », dira-t-il dans sa lettre à Johann Baptist von Schweitzer du 13 octobre 1868 – élaboré en amont par un théoricien prétendument génial devrait guider en toute circonstance le mouvement ouvrier. Si les temps ont changé, il est permis de considérer que cette manière d’envisager le nouage entre communisme et parti n’a pas entièrement perdu de son actualité et gagnerait au contraire à être redécouverte.
Jean Quétier est philosophe. Il est agrégé et docteur de l’université de Strasbourg.
Cause commune n° 20 • novembre/décembre 2020