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Comment une démarche d’écrivain, soucieuse d'histoire et d'archives, s'emploie à découvrir pour notre temps le visage de Missak Manouchian.

Entretien avec Didier Daeninckx

CC : Vous mêlez de longue date réflexion historique, politique et littérature. Dans ce cadre, la Seconde Guerre mondiale et le nazisme reviennent souvent. 
Pour quelles raisons ?

J’ai passé pratiquement toute ma vie à Aubervilliers et j’ai baigné dès l’enfance dans le souvenir de la Résistance. Nombre de rues portaient le nom de fusillés, de déportés et plusieurs de mes amis, à l’école, avaient les mêmes patronymes. Le maire, André Karman, avait été déporté à Dachau, Pierre Georges, le futur colonel Fabien, avait établi l’un de ses postes de commandement dans le secteur du canal, l’ancien maire, Charles Tillon, avait créé les FTP. Lorsque ma mère travaillait tard, dans les cantines de la ville, c’est Odette Nilès, « la petite fiancée de Guy Môquet », qui nous gardait mes sœurs et moi dans son bureau de la caisse des écoles. Ma mère considérait Charles Tillon comme un membre de la famille : mon grand-père avait en effet été maire communiste de Stains de 1935 à 1939 et ils étaient très proches. Ensuite, j’ai participé à plusieurs hommages aux martyrs de Châteaubriant, dans la clairière, puis plus tard à Buchenwald, en RDA. Bien plus tard, j’ai appris par la rumeur que mon grand-père avait refusé la logique du pacte germano-soviétique, mais qu’il avait été élu, fait rarissime, conseiller général de la Seine sous l’étiquette PCF à la Libération. Avant d’être mis à l’écart en 1952 au moment des procès internes à l’encontre d’André Marty et de Charles Tillon. Il n’en parlait pas et la famille amplifiait le silence. Plus tard, devenu écrivain, j’ai interrogé ce silence au moyen de la fiction documentée.

CC : La question nationale tient également une grande place dans votre œuvre.  

Là encore, cela vient de la manière dont j’ai traversé les contradictions de l’époque. Pratiquement chaque semaine, de la fin des années 1950 jusqu’à 1962, dans le quartier Montfort, une manifestation parcourait les rues jusqu’au marché du dimanche, pour protester contre la guerre d’Algérie. À l’école, on m’avait inculqué la fierté de la possession des territoires africains, les épopées des grands colonisateurs. Pour le certificat, la mairie m’avait offert un dictionnaire Quillet-Flammarion où il était écrit à la rubrique Nouvelle-Calédonie qu’il s’agissait d’un pays de sauvages « aujourd’hui civilisés ». Il faut énormément de temps pour se défaire de cet imbroglio noué par la « république impériale ». J’ai retrouvé, en travaillant le sujet, un manuel scolaire en usage en Algérie où le A de l’abécédaire était illustré par le mot « Âne » et le prénom « Ali »... Puis, en ce qui concerne la période de la lutte contre les fascismes, on retombe immanquablement sur ce marqueur de la politique nationale du Parti communiste qui pourrait être incarnée par Charles Tillon, avec son appel bordelais du 17 juin 1940, et le versant internationaliste incarné par Jacques Duclos. Une contradiction qui sera résolue par l’invasion de l’URSS par les troupes nazies en juin 1941, mais qui laissera des traces profondes. L’écho s’y entend en 1952.

« Il ne se présente à aucun moment devant l’Histoire comme un martyr, comme un être d'exception. Ce qu’il nous transmet, c'est cette ligne de vie, cette aspiration à la beauté des choses et des mots. »

CC : Dans nombre de vos livres et, en particulier, dans Missak (Perrin, 2009, Folio, 2018), vous ne vous contentez pas d’une solide information historique de seconde main ; vous cherchez à aller aux sources mêmes. Pourquoi ce « goût de l’archive » ? Qu’est-ce que cela change dans votre écriture ?

Pour Meurtres pour mémoire, j’ai refait en 1982 le parcours des manifestants du 17 octobre 1961 en recherchant ce qui existait encore dans les rues de ce temps, m’aidant de photos d’époque. Je cherchais ce que ces relégués des bidonvilles avaient vu du cœur de la Ville Lumière que beaucoup découvraient. J’avais besoin de cela pour décrire leurs réactions. Et le hasard vous offre toujours une récompense. En 1982, on rénovait la station Bonne-Nouvelle. Une photo d’Élie Kagan montre des Algériens traqués par la police sous le nom de la station... Pour cette rénovation de 1982, les ouvriers avaient arraché le décor en rajout, et mis à jour la mosaïque blanche sur laquelle figuraient les lambeaux d’une affiche nazie et des publicités des années 1960. C’était exactement ce qui organisait mon roman, les exactions meurtrières de Maurice Papon en 1942, et le massacre commis sous sa direction en 1962. Cela forme le dernier chapitre du texte.
Pour Missak, le hasard d’un tableau représentant Manouchian m’a conduit à sa propriétaire, Katia Guiragossian, la petite-nièce de Missak et de Mélinée. Une amitié est née, et elle a accepté de me montrer les archives inédites du couple. Cela a totalement modifié l’image de Missak Manouchian, et m’a fait comprendre qu’on ne pouvait lui rendre justice qu’en mettant en lumière sa quête effrénée de connaissances, son amour de la poésie, de la littérature, de l’art, du cinéma. Il le dit dans sa lettre ultime, ce qui lui arrive, à la fin, c’est comme un accident dans sa vie. 

CC : Le grand historien Eric Hobsbawm dit quelque part que l’historien déçoit toujours : « Il abîme les mythes quand on lui demande de les conforter. » On sent chez vous à la fois ce même goût du réel, de la démystification et une volonté de bousculer les mémoires officielles. C’était bien sûr sensible avec Meurtres pour mémoire. Ça l’est aussi avec Missak dans la mesure où, quoi qu’on sache déjà sur Manouchian avant de lire votre livre, on ressort avec une image différente du personnage, du groupe, des trajectoires de chacun (Manouchian lui-même, Manoukian, le devenir de ceux qui ont survécu...).

Une chose qui m’avait intrigué au moment de l’écriture de Missak, en 2008, c’était les lettres qu’il échangeait avec l’un de ses plus proches amis, le peintre Krikor Bédikian en 1934. Bédikian répondait depuis la prison de La Santé. Je n’avais pas plus d’informations, et je n’avais pas alors les moyens de creuser. Pour l’élaboration du scénario de la bande dessinée, j’ai commencé à remonter la piste. Il y avait une fondation en Suisse, mais une extension à Paris. J’ai fini par être mis en contact avec M. Reuter qui se consacre à la préservation des cinq cents tableaux et des quatre mille dessins de l’artiste dans un appartement musée parisien. Il a exhumé de sa collection des sanguines magnifiques, des études de nus de Manouchian. Quand je lui ai demandé s’il connaissait la raison de l’incarcération du peintre, il m’a immédiatement répondu : « Pour meurtre ». Grâce à cela, j’ai pu facilement retrouver les circonstances du drame : un frère jaloux de l’idylle entre sa sœur et Bédikian qu’il tente d’étrangler. Et le peintre qui, en légitime défense, saisit un stylet...

« On ne pouvait rendre justice à Missak qu’en mettant en lumière sa quête effrénée de connaissances, son amour de la poésie, de la littérature, de l’art, du cinéma. »

Puis la surprise d’apprendre, grâce à Denis Peschanski que Manouchian a vécu près de trois années dans une communauté fondée à Châtenay-Malabry par un architecte tuberculeux et communiste, dans une ambiance où l’esprit bolchevique se mariait aux expérimentations du kibboutz ! Comme quoi, les historiens ne déçoivent pas toujours ! Peu à peu se forme l’image d’un homme qui cherche sa voie, qui se met à l’épreuve, que la vie d’exil a enfermé dans la condition prolétaire et qui ne cesse de briser ses propres frontières. 

CC : Dès l’ouverture du livre et tout au long de celui-ci, vous interrogez la question de l’héroïsme. Comme si vous cherchiez à restituer la peau humaine de Manouchian, sous le bronze de la statue.

Je crois qu’il suffit de lire et relire ses deux dernières lettres, la lettre à Mélinée et la lettre à la sœur de Mélinée, Armène. Il n’y a pas de grandes proclamations d’allégeance. Il parle de la nature, de l’amour qu’il porte à son épouse, de son adhésion à l’armée de libération de la France, il donne la liberté à Mélinée, lui demande d’avoir l’enfant qu’ils souhaitaient, il prie Armène de protéger la mémoire de Manoukian, son presque homonyme, militant trotskyste évadé des geôles staliniennes, il demande à Mélinée de faire publier ses poèmes qui auront encore de l’intérêt puis de rembourser ses dettes. Il ne se présente à aucun moment devant l’Histoire comme un martyr, comme un être d’exception. Ce qu’il nous transmet, c’est cette ligne de vie, cette aspiration à la beauté des choses et des mots.

« Peu à peu se forme l'image d'un homme qui cherche sa voie, qui se met à l’épreuve, que la vie d'exil a enfermé dans la condition prolétaire et qui ne cesse de briser ses propres frontières. »

CC : Près de quinze ans après Missak, vous reprenez ce travail sur tous les fronts si je puis dire : avec Mako, en préfaçant les œuvres poétiques de Manouchian... Pouvez-vous présenter à nos lectrices et à nos lecteurs ces nouvelles créations et nous dire ce qui vous pousse à retrouver Manouchian ? Pour le demander autrement : qu’est-ce que 1944 nous dit aujourd’hui ? qu’est-ce que Missak Manouchian nous dit aujourd’hui ?

Le parti pris du roman graphique était de consacrer les trois quarts de l’ouvrage au parcours de Missak de 1915 à 1939, de dire aussi précisément possible ce qu’il s’acharnait à faire de sa vie avant que les mâchoires de fer de l’Histoire ne se referment sur lui. Le travail en parallèle sur le recueil de l’intégrale de ses poèmes a été d’une grande utilité. Cela s’ouvre par un texte « Vers la France », écrit à Beyrouth, et se clôt par un hommage au journal L’Humanité. Les poèmes les plus éclairés, les plus solaires étaient datés des années 1930-1932 et composés à Châtenay-Malabry. La découverte de l’épisode de la vie communautaire en donnait la clef. Aujourd’hui, ce qui me frappe c’est cette fluidité du rapport aux autres. Les mots du groupe Manouchian sont une sorte de résumé de la manière dont il a traversé le monde, toujours en appui sur des épaules fraternelles. Sa soif de vie s’est heurtée à la barbarie de son temps, mais sa boussole a toujours indiqué qu’en face l’ennemi principal avait pour nom le fascisme, le nazisme. Il a conservé intacte son amitié au poète A. Séma (Kégham Atmadjian) avec lequel il a fondé une revue, même quand celui-ci, dès 1937, a commencé à dénoncer les persécutions staliniennes en Arménie soviétique, il a protégé Manoukian, correspondant de Trotsky sous le pseudonyme de Tarov, jusqu’à la dernière seconde. Communiste, il a communié avec l’aumônier de la Wehrmacht, Franz Stock, « sans haine pour le peuple allemand ». C’est cette complexité humaine qu’il nous donne à penser.

Didier Daeninckx est romancier.

Entretien réalisé par Guillaume Roubaud-Quashie

Cause commune n° 37 • janvier/février 2024