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(Introduction du dossier : ISLAM et COMMUNISME)

Islam et communisme. La mise en regard de ces deux termes pourrait étonner. Et pourtant, ils n’en finissent pas de se croiser, hier comme aujourd’hui. Hier, de la Révolution russe jusqu’à la disparition de l’URSS en passant par la guerre froide, la question n’a cessé de se poser : dans les marches du vieil empire tsariste en révolution puis dans les pays de tradition musulmane où virent le jour de nombreux partis et mouvements communistes. Cette histoire révèle la complexité des relations, la multiplicité des modèles et des processus historiques. Maxime Rodinson (1915-2004), historien marxiste, spécialiste du Proche-orient et de l’islam avait tenté d’établir la typologie de ces relations au début des années 1960. Il dessinait les contours de trois grandes relations : la lutte, la conciliation et la coexistence pacifique.

Coexistence pacifique et conciliation
La coexistence pacifique était, aux yeux de Rodinson, « la solution préférée en principe par les communistes et aussi sans doute par les croyants musulmans ». Ce modèle, mis en œuvre après 1945, et irriguant le socialisme arabe, faisait en partie écho au moment du Front populaire en France. Maurice Thorez, le 17 avril 1936 à la radio, avait déclaré : « Nous te tendons la main, catholique, ouvrier, employé, artisan, paysan, nous qui sommes des laïques, parce que tu es notre frère. » La coexistence pacifique, qui n’exclut pas la concurrence entre communisme et religion, consiste à faire passer au second plan les questions métaphysiques afin de s’entendre sur des objectifs communs, ici, la lutte contre le grand capital et ses soutiens fascistes.

« Ne pas s’emparer de ces instrumentalisations politiques, au motif que ce serait faire le jeu de l’extrême droite, est une faute politique. »

La conciliation va beaucoup plus loin que la coexistence pacifique. Il s’agit de montrer que communisme et islam peuvent, dans une certaine mesure, fusionner. Il ne s’agit plus seulement de penser des alliances politiques sur tel ou tel objectif concret, mais de mettre en lumière des proximités fondamentales. Soit que l’on considère que l’islam est la vérité du communisme, soit que certaines traditions religieuses musulmanes peuvent être pensées comme des anticipations anciennes du communisme contemporain.

Mais la relation des deux termes a aussi sa part d’hostilité, de conflit et de violence. Lutte du communisme contre l’islam, d’une part, au nom d’un athéisme d’État militant, lutte contrecarrée dans la jeune URSS par des tendances plus conciliatrices. Lutte de l’islam contre le communisme d’autre part, menée au nom de la morale religieuse contre l’athéisme, jugé responsable de tous les maux de ce monde.

La typologie proposée par Rodinson date de 1961. Elle n’embrasse pas la période qui court des années 1970 aux années 1990, qui voit s’exacerber, dans le cadre de la guerre froide, la lutte de certains courants de l’islam contre le communisme, lutte soutenue, encouragée et organisée en partie par la CIA depuis les années 1950, mais dont le point culminant fut la réaction à l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979. Edward Saïd résume cette stratégie dans la préface à un ouvrage du journaliste américain John K. Cooley intitulé CIA et Jihad 1950-2001. Contre l’URSS, une désastreuse alliance. « John K. Cooley, estime Edward Saïd, montre que, pendant la seconde moitié de la guerre froide, les États-Unis cherchèrent et trouvèrent des alliés bien disposés, parmi les puissances du Moyen-Orient (Égypte, Pakistan, Maroc, Arabie Saoudite, Jordanie et quelques autres) qui étaient, eux aussi, au nom de la lutte contre le communisme et de la stabilité dans la région, prêts à financer, à organiser, former et déployer des brigades de moudjahidin anticommunistes, de plus en plus grandes et de plus en plus actives. Ces guerriers pouvaient être envoyés comme intermédiaires pour combattre les forces communistes quand elles faisaient peser une menace de désordre et d’instabilité dans des zones stratégiques, telles que les régions riches en pétrole du Moyen-Orient. »

L’instrumentalisation droitière
Mais qu’en est-il aujourd’hui en France ? La guerre froide n’est plus depuis longtemps, même si nous continuons de subir les conséquences de la « désastreuse alliance ». L’idée aujourd’hui est de lutter contre l’extrême droite qui, de façon obsessionnelle et compulsive, ne cesse de politiser la question de l’islam comme un repoussoir absolu, comme le spectre d’une menace mortelle. Et l’on sait que cette hantise va bien au-delà des formations politiques d’extrême droite. Les communistes s’opposent fermement à cette mise au pilori. Car la critique de l’islam, venue de ce camp-là, n’est qu’une haine déguisée des musulmans, qui n’a rien de commun avec la nécessaire critique anticléricale d’hier, celle d’une religion catholique liée au pouvoir d’État en France. L’objectif d’une telle critique de l’islam est d’imposer l’idée qu’il n’est pas possible d’être français et musulman.

« L’histoire d’une religion comme l’islam ne doit pas être analysée sous le simple prisme théologique, mais comme un ensemble de communautés humaines disparates dont la diversité est l’expression de conditions sociales différentes. »

Ce procès contre un courant religieux est d’autant plus pernicieux qu’il tient essentiellement dans la confusion entre « l’islam » et « l’Islam ». Si le premier nomme simplement un mouvement religieux, le second désigne le dâr al-islâm, « la demeure de l’islam », c’est-à-dire l’ensemble des territoires où s’applique la loi édictée par Muhammad. Sur cet amalgame, les médiocres polémistes médiatiques fondent leur sophisme haineux. N’entendons-nous pas régulièrement que « l’islam est une religion politique » ? Une lecture simpliste et malveillante de la littérature religieuse musulmane donne l’illusion de l’unité communautaire des musulmans, l’umma : tous les croyants obéiraient aux mêmes règles et aspireraient au même projet et à une même eschatologie. Or l’histoire d’une religion comme l’islam ne doit pas être analysée sous le simple prisme théologique, mais comme un ensemble de communautés humaines disparates dont la diversité est l’expression de conditions sociales différentes. Comme Marx l’écrivait : « La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu ». Si l’unité de l’umma est proclamée dans les textes sacrés, elle n’a jamais socialement existé. Les oppositions multiples entre les dizaines de courants du sunnisme et du chiisme, les guerres entre les califats omeyyade, abbasside et fatimide au Xe siècle, les luttes au début du XXe siècle entre le mouvement de la Nahda, qui défendait l’identité arabe, et les Jeunes-Turcs qui souhaitaient le maintien de la domination turque dans le cadre du califat ottoman, tous ces éléments sont bien l’expression d’une histoire complexe où les antagonismes sociaux sont un facteur prépondérant. Une complexité que l’extrême droite cherche à cacher dans l’unique but de désigner un adversaire organique et de faire symboliquement disparaître la lutte des classes qui se déroule chez nous aussi.

L’« extrême droite musulmane »
Mais si la question de l’islam revient sans cesse, ce n’est pas seulement du fait de ces droitières instrumentalisations. L’islam est malheureusement aussi l’étendard brandi par certains de ceux qui perpétuent des attentats terroristes en France, en Europe et dans de nombreux pays musulmans. Il est la cause d’un président turc qui entend bien apparaître comme son représentant autorisé au Proche-Orient. Il est évidemment au cœur de la prédication salafiste en France, au cœur aussi du lobbying de plusieurs États comme l’Arabie Saoudite et le Qatar. C’est pourquoi ne pas s’emparer de ces instrumentalisations politiques, au motif que ce serait faire le jeu de l’extrême droite, est une faute politique. Il s’agit ainsi d’appréhender la question sous l’ensemble de ses facettes, en se gardant bien des réflexes mécaniques du type  : « l’ennemi de mon ennemi est mon ami  ». Si la perspective communiste exclut radicalement tout discours et tout acte visant des personnes parce qu’elles seraient musulmanes, si elle implique de combattre résolument ces discours et ces actes, elle ne saurait nous rapprocher de ce que nous nous proposons d’appeler « l’extrême droite musulmane », cette nébuleuse de courants théologico-politiques. Nous savons la difficulté inhérente au fait de désigner adéquatement. Quantité d’expressions ont été proposées et âprement discutées. « Fondamentalisme » ou « intégrisme » ? Mais chacun de ses termes renvoie d’abord à des courants chrétiens au tournant du XIXe et du XXe siècles, protestants dans le premier cas, catholiques dans le second. Il sera toujours possible de pointer de nombreuses différences. « Fascisme » ? Peut-être y a-t-il des points communs, mais là encore, les différences sont si nombreuses qu’on renonce à les énumérer. « Islamisme » ? Soit, mais il est si proche du terme neutre « islamique » qu’il pourrait produire de regrettables confusions. Et pourtant il faut bien nommer l’adversaire pour pouvoir s’y opposer. Proposer des mots qui produisent moins de confusions que d’autres, qui montrent des parentés entre les différentes extrêmes-droites présentes sur notre sol et qui se retrouvent parfois (lors de la Manif pour tous, notamment). L’expression permet enfin de définir le combat en termes politiques plutôt que strictement religieux ou civilisationnels, terrains idéologiques de prédilection des extrêmes droites nationalistes.

« La perspective communiste implique de se battre sur deux fronts en même temps : contre la haine des musulmans et contre les visées théologico-politiques ultra-conservatrices, contre le racisme et contre l’“extrême droite musulmane”. »

La perspective communiste implique de se battre sur deux fronts en même temps : contre la haine des musulmans et contre les visées théologico-politiques ultra-conservatrices, contre le racisme et contre l’ « extrême droite musulmane ». La tâche est rude tant le débat est clivé. Toute prise de position sur un front sera immédiatement condamnée depuis l’autre front. Vous combattez les discours et agissements antimusulmans ? On vous califiera d’« islamo-gauchiste ». Vous nommerez le problème d’un renouveau théologico-politique musulman. On vous accusera de faire le jeu du Rassemblement national.

Le dossier se veut modeste. Il voudrait d’abord redonner quelque densité au terme « islam », afin de faire apparaître la diversité interne, non pas de sa doctrine, mais de ses interventions politiques des plus progressistes aux plus réactionnaires. Il entend montrer aussi un aperçu de l’histoire complexe qui unit « islam » et « communisme », histoire faite de rapprochements parfois, de guerre ouverte aussi, de tension toujours. Plutôt que de rester rivé à l’actualité hexagonale, les textes du dossier envisagent la question sur la longue durée. Ils l’envisagent aussi dans des espaces différents : de l’Indonésie à l’Algérie en passant par l’Iran.

Si Marx, face aux philosophes idéalistes de son temps, qui ne cessaient de se demander : qu’est-ce que l’Homme ?, a opéré une rupture avec l’ancienne métaphysique consistant à question­ner comment les Hommes vivent, de notre côté, nous ne nous obséderons pas à dire en quoi croit l’islam ?, mais plutôt à mettre en lumière les conjonctures politiques et sociales dont les débats sur l’islam sont l’expression.

Baptiste Giron et Florian Gulli sont membres du comité de rédaction de Cause commune. Ils ont coordonné ce dossier.

Cause commune n° 24 • juillet/août 2021