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Comment un citoyen américain engagé à gauche, apprécie l’engouement des jeunes pour le socialisme et leur soutien à Bernie Sanders.

Entretien avec Ethan Earle

Ethan, peux-tu te présenter ?
Je travaille avec la fondation Rosa-Luxemburg, une fondation d’analyse politique en Allemagne qui a des bureaux dans vingt-cinq pays, et je suis consultant auprès de la gauche européenne. Je suis originaire des États-Unis, militant des Democratic Socialists of America (DSA), où je suis chargé des relations internationales. Les DSA sont une organisation de gauche qui se décrit comme socialiste et démocrate. Elle était à l’origine une petite organisation de gauche de 6 000 membres, mais après la campagne de Bernie Sanders en 2016 elle est passée à 60 000 membres aujourd’hui, dont deux sont élus au Congrès des États-Unis, Alexandria Ocasio-Cortez de New York, qui est la plus jeune élue au Congrès et Rashida Tlaib de Detroit qui est la première personne d’origine palestinienne à en être membre. DSA n’est pas exactement un parti, c’est une organisation politique qui soutient des candidats de gauche, soit des candidats indépendants, soit des candidats du Parti démocrate qui ont la volonté de changer leur parti, qui veulent s’attaquer au système capitaliste.

Quelle est la différence entre un parti politique et une organisation politique ?
Aux États-Unis, nous avons un système bipartidaire avec le Parti démocrate et le Parti républicain. Beaucoup d’obstacles, notamment institutionnels, empêchent d’autres partis de s’inscrire dans ce cadre et d’avoir une représentation au Congrès, au niveau local. En raison de cette configuration, il existe des organisations qui sont plutôt des hybrides qui portent des candidats comme Alexandria Ocasio-Cortez qui peut être à la fois membre des DSA et du Parti démocrate. Elle a fait campagne contre un candidat centriste, membre du Congrès et représentant de l’establishment. Les DSA soutiennent aussi les luttes syndicales, et les luttes concernant le logement et la crise climatique.

« Les DSA étaient à l’origine une petite organisation de gauche de 6 000 membres, mais après la campagne de Bernie Sanders en 2016 elle est passée à 60 000 membres aujourd’hui dont deux élus au Congrès des États-Unis. »

Comment les DSA sont-ils passés de 6 000 à 60 000 membres ? Occupy Wall Street a-t-il joué un rôle ? Est-ce que ce sont des jeunes principalement ?
Oui, je crois qu’ Occupy Wall Street a joué un rôle important. On peut dire qu’il y a eu dans notre pays une sorte de « génération manquante » pour laquelle la gauche n’existait quasiment pas – c’est d’ailleurs ce que beaucoup de monde pense des États-Unis. Ce n’était pas complètement vrai, il existait des tout petits partis de gauche, il y a toujours eu aussi des intellectuels de gauche comme Noam Chomsky ou David Harvey. Mais il est vrai que nous manquions à gauche de grosses structures et au Parti démocrate il n’y avait pas de candidats ou représentants vraiment de gauche. C’est au début des années 2010, avec Occupy Wall Street mais aussi avec le mouvement Black Lives Matter (BLM) qu’on a constaté un renouveau de la gauche. Celui-ci dans ses débuts était assez peu structuré et ne portait pas d’idées politiques vraiment claires encore pour la plupart des gens. Il s’agissait plutôt de jeunes qui cherchaient à s’exprimer pour dire qu’ils en avaient marre du système capitaliste, qu’ils en avaient assez de sortir de l’université avec 50 000 dollars de dettes, le montant de la dette pouvant aller jusqu’à 100 000 dollars. Des jeunes qui avaient assez de payer autant pour un système de santé privé et pas aussi bon ou performant que le système français, par exemple. Cette génération est aussi celle qui, après s’être endettée pour les études, n’était plus assurée de trouver des opportunités auxquelles elle aspirait dans le monde du travail. C’est un phénomène qu’on n’observe pas seulement aux États-Unis mais partout dans le monde aujourd’hui.
En 2016 arrive la campagne de Bernie Sanders qui n’était attendu par presque personne. Tout le monde pensait que ce serait Hillary Clinton qui l’emporterait haut la main pas seulement au niveau des primaires démocrates mais aussi au niveau de l’élection présidentielle. Il se trouve qu’au moment des primaires démocrates, Bernie Sanders a fait une campagne de terrain avec des militants de gauche et a refusé l’argent des entreprises. Il a seulement accepté des donations provenant de personnes comme vous ou moi – le niveau des donations était autour de 27 dollars – en comparaison de ceux que Bernie Sanders nomme « les candidats de Wall Street » ! Il n’a finalement pas gagné les primaires en 2016 mais il a réussi à remporter plusieurs États en se qualifiant lui-même de socialiste-démocrate et en appelant à une révolution politique contre les fameux 1% qui était aussi une phrase d’Occupy Wall Street : Nous sommes les 99% contre les 1%.

« Bernie Sanders dit la même chose depuis quarante ans, il fait toujours ce qu’il dit, il n’a jamais trahi ses convictions politiques, ce qui n’est pas si courant aux États-Unis. »

Comment comprendre la jonction qui s’est faite entre d’un côté les Occupy Wall Street et les Black Lives Matter et de l’autre un homme âgé, rodé à la lutte politique ? Comment cette jeunesse en est arrivée à l’idée de vouloir s’organiser, à militer et plus seulement à s’indigner ?
Bernie Sanders est un personnage intéressant et surprenant. à 78 ans il est le candidat de la jeunesse. C’est une jeunesse qui est de plus en plus radicale, qui préfère le socialisme au capitalisme. Comment tout cela est arrivé ? Bernie Sanders est un véritable militant de gauche depuis cinquante ans. Il a réussi à conquérir, il y a plusieurs années, l’État du Vermont, traditionnellement de droite. Aujourd’hui le Vermont est l’État le plus à gauche de tout le pays. Ce fut le premier ou le deuxième État favorable au mariage gay. Toute la famille de ma mère vit dans le Vermont, c’est une famille de la classe ouvrière. Bien que n’étant pas vraiment de gauche, elle vote Bernie Sanders depuis trente-cinq ans car il dit la même chose depuis quarante ans, il fait toujours ce qu’il dit, il n’a jamais trahi ses convictions politiques, ce qui n’est pas le cas de beaucoup de politiciens qui changent d’avis selon l’opinion ou l’humeur du public. Durant la plus grande partie de sa carrière au Congrès, il a fait campagne au sein du Parti démocrate mais il n’en a jamais été membre, il est indépendant. La jeunesse, qui cherche des alternatives au système actuel, a trouvé en lui un candidat qui croit à ce qu’il fait. C’est l’œuvre de sa vie. C’est un bon politique, il parle bien, il parvient toujours à faire passer son message aussi. Je pense qu’il a su répondre au fond à cette nouvelle gauche.

Dernièrement Le Monde indiquait que pour une fois, la question raciale passe au second plan par rapport aux propositions des différents candidats. Est-ce que l’élection de Barack Obama a permis de dépasser la question raciale ? Ne se produit-il pas quelque chose comme une coagulation de classe des travailleurs ?
Oui, il faut commencer par dire que les États-Unis est un pays fondé sur l’histoire de l’esclavage et, dans ces conditions, la question de la race a bien sûr été très importante. Elle a toujours été liée aux questions de classe puisque les Noirs étaient traités comme des citoyens de seconde classe. Un des problèmes au sein de la gauche américaine vient de ce que la question de la race était détachée de la question sociale et des questions de classe. Le Parti démocrate était devenu un parti qui prétendait soutenir les différents groupes d’intérêts dont les Noirs, les Latinos, les femmes, la communauté LGBTQ, etc., mais il le faisait de plus en plus sans avoir une composante de classe. L’élection d’Obama a été très importante pour le pays. Certes, il a déçu la gauche avec sa politique mais, en même temps, avoir un président noir dans un pays qui s’est fondé autour de l’esclavage des Noirs était un symbole important. L’un des problèmes de sa politique tient notamment à ce que les revenus d’une famille noire de la classe moyenne ont chuté durant son mandat, donc, d’un point de vue social, ce n’était pas vraiment une bonne période. Il est vrai que Bernie Sanders est identifié comme un candidat qui parle des questions de classes mais il fait un très bon travail politique en expliquant pourquoi les questions de la race sont liées aux questions de classes. Il montre que la lutte des Noirs, la lutte des femmes, la lutte des LGBTQ sont liées à des questions matérielles, à des questions de classes. Et l’avantage supplémentaire de Bernie Sanders tient à ce qu’il ne découvre pas ces luttes aujourd’hui. Il est engagé depuis cinquante ans, il était dans les luttes pour l’émancipation des Noirs, il s’est battu pour le droit des femmes, pour les droits des LGBTQ, cela lui donne une avance certaine au sujet de n’importe quelle question importante pour un public de gauche. Vous pouvez aller sur Youtube et trouver une vidéo de Bernie Sanders seul en 1969, en 1982 en pleine période de Reagan et Thatcher, qui dit toujours la même chose sur la crise climatique, sur les droits des femmes, sur les droits des gays, etc. Cela lui confère beaucoup de crédibilité.

« Le mot socialisme ouvre vraiment sur l’idée d’une gauche qui est libératoire, transformatrice, radicale. Il est associé au rêve des gens, sans leur imposer ce qui doit être, sans représentation de la fin, au sens de finalité. »

Comment expliquer que, dans un pays qui a connu le maccarthysme, la guerre froide, le mot « socialisme » devienne à la mode ?
C’est vrai, le mot socialisme est à la mode en ce moment. Pour les personnes de moins de 40 ans il est plus populaire que celui de capitalisme. Elles ne saisissent pas nécessairement le sens exact du mot mais il n’est plus associé au mot « goulag ». Cela constitue déjà en soi une victoire.
En fait, nous sommes comme face à une terre vierge avec toute une génération qui n’a pas connu une gauche véritable au pouvoir. Cela implique que, contrairement à ce qui se passe en Europe à propos de ce qu’on peut appeler la social-démocratie, nous n’avons pas à essuyer les échecs des politiques passées. Comme nous n’avons rien perdu, nous n’avons rien à perdre non plus en défendant le socialisme.

Que signifie le socialisme pour vous aux États-Unis ?
C’est un mot qui parle de nos désirs, d’un monde où le marché n’est pas dominant dans nos vies, où le marché n’impose pas toutes les règles du jeu, un monde libéré du capitalisme où l’on n’est plus contraint de vendre sa force de travail pour survivre. Aux États-Unis, on doit travailler de plus en plus tôt dans des conditions de plus en plus difficiles. Le socialisme reste un mot au sens large. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas associé à l’Union soviétique, ce n’est pas un mot négatif, ni définitif. En effet, en ce moment il ouvre vraiment sur l’idée d’une gauche qui est libératoire, qui est libératoire, transformatrice, radicale. Il est associé au rêve des gens, sans leur imposer ce qui doit être, sans représentation de la fin, au sens de finalité.

Est-ce que cet engouement pour le socialisme ne vient pas de ce que le capitalisme n’est plus en mesure de susciter un quelconque espoir ou d’ouvrir une perspective pour des millions d’individus qui se déclassent et s’appauvrissent ?
Oui, tout à fait, cela est d’autant plus vrai pour la jeune génération acculée à vivre de plus en plus avec des dettes énormes. Longtemps le capitalisme, particulièrement dans notre pays, a vendu beaucoup de rêve. Ce système fonctionnait pour quelques personnes mais elles sont de moins en moins nombreuses à espérer gagner quelque chose dans le cadre de ce système, elles n’y croient plus. Aujourd’hui toute une génération est à la recherche d’autre chose. C’est une jeunesse qui demande une vie qui soit moins dominée par le marché, plus sociale, plus solidaire, plus focalisée sur la qualité de vie.

Est-ce que tu peux nous dire où en est l’actualité de la campagne de Bernie Sanders ?
Nous sommes à quelques jours de la prochaine primaire qui se déroulera en Caroline du Sud. Il y a trois jours, Bernie Sanders a remporté l’État du Nevada qui est très important parce que, à la différence des États de l’Iowa et du New Hampshire qui sont tous deux des États avec une forte population blanche, la population du Nevada est très diversifiée. L’État du Nevada compte beaucoup d’Afros-Américains. À ce propos, dans les média dominants ici, l’une des critiques adressées à Sanders consistait à dire que sa base sociale était certes radicale mais très blanche pour l’essentiel et qu’il était incapable d’élargir son public. Or Bernie Sanders a démontré le contraire puisqu’il a gagné près de 60% des voix des Latino-Américains et près de 25% des voix des Africains-Américains, ce qui en a surpris plus d’un. D’autant qu’il était confronté à Joe Biden qui porte avec lui comme avantage son engagement auprès du gouvernement de Barack Obama. D’après les derniers sondages, Sanders l’emporte également auprès des Africains-Américains. Sanders a gagné beaucoup de votants. Alors qu’il a longtemps été annoncé deuxième ou troisième dans les sondages relatifs à la Caroline du Sud, actuellement il est donné deuxième avec la possibilité de gagner. Trois jours après la Caroline du Sud aura lieu le SuperTuesday. C’est une journée où se déroulent des primaires simultanément dans quinze États parmi lesquels une partie des plus grands, dont la Californie avec 40 millions d’habitants, le Texas avec 25 à 30 millions d’habitants et la Caroline du Nord. Le SuperTuesday est donc en règle générale une indication de ce que sera l’issue du vote, on peut commencer à voir qui va gagner la primaire, c’est un moment décisif. Et Sanders est déjà annoncé vainqueur dans treize États sur les quinze qui voteront ce jour-là. En Californie par exemple, on lui attribue un avantage de vingt points. Mais il y a un risque, le millionnaire Michael Bloomberg, ancien maire de New York, n’avait pas pu jusqu’à présent participer aux primaires parce qu’il ne s’était pas fait enregistrer assez tôt. Finalement, il va pouvoir se présenter le jour du Super Tuesday. Il a déjà dépensé 300 millions de dollars en publicité dans les quinze États concernés. Dans les sondages, au niveau national, il est annoncé en deuxième ou troisième position, autrement dit, au même niveau que Joe Biden. Michael Bloomberg a déclaré très explicitement qu’il fallait arrêter Bernie Sanders à n’importe quel prix. Il souhaite parvenir à la Convention qui a lieu à l’issue des primaires, c’est le moment où le Parti démocrate désigne officiellement son candidat. Sanders a plusieurs délégués mais pas la majorité. Si Bloomberg arrive à la Convention, sa stratégie est assez claire : il veut absolument trouver un accord avec les autres candidats pour empêcher la victoire de Bernie Sanders. Il a évoqué très explicitement cette stratégie et cela constitue un réel danger pour la campagne. Il n’en reste pas moins que Bernie est en tête dans treize des quinze États s’il gagne dans les treize ou même dans dix États, cela sera difficile pour Bloomberg de l’arrêter.

Malgré les entraves, même si Sanders ne remporte pas la primaire, on peut se dire qu’il a gagné au regard de la popularisation des idées socialistes et de la mise en mouvement de toute une population ; c’est déjà, en soi, une victoire ?
Oui, c’est déjà une victoire puisqu’il est clair que le Parti démocrate a changé et qu’il va continuer à changer. Il est évident aussi qu’il y a un nouveau mouvement de gauche aux États-Unis qui survivra à ce moment et qui va s’élargir dans les prochaines années mais... on est là pour gagner ! Il faut saisir une opportunité ! Ce qui s’annonce est un immense espoir pour nous mais aussi pour toute la gauche au niveau mondial.

Ethan Earle est chargé de mission à la fondation Rosa Luxemburg.

Propos recueillis par Saliha Boussedra le 25 février 2020.

Cause commune n° 16 • mars/avril 2020