Les grands espoirs nés au printemps se sont vite évanouis pour laisser prise à un capitalisme dévastateur. Ils ont toutefois laissé des traces qui peuvent provoquer des étincelles.
Depuis la mi-mars 2020, on aura beaucoup écrit sur ces « invisibles » indispensables au fonctionnement fondamental du pays (aujourd’hui on dira aux « fonctions essentielles ») : personnels soignants, éboueurs, aides à domicile, employés de la grande distribution, livreurs, personnels de nettoyage, enseignants… Beaucoup aura été dit sur ces métiers du care, méprisés jusqu’alors, mis en avant dans des costumes de héros et d’héroïnes (en l’occurrence surtout des héroïnes), applaudis après avoir été réprimés. Si bien qu’on ne se souvient plus qu’avant l’irruption du virus dans nos vies le monde de la santé en grève depuis deux années se heurtait à la surdité gouvernementale.
« Le “monde d’après” espéré durant le premier confinement devait se construire sur le soin indispensable à porter aux uns et aux autres. Ce qui faisait société à ce moment semblait être les valeurs humaines, et non celles de la consommation et de la finance. »
Où en sont les espoirs du monde d’après ?
Au lendemain du second confinement, le monde d’après dessiné au printemps semble bien loin, les promesses ont suivi les feuilles mortes laissant la place à un mal-être toujours plus grand. Pourtant, elles ont laissé des traces pernicieuses : la visibilité orchestrée des personnels soignants par le gouvernement a, par un tour de passe-passe, ancré une hiérarchie déjà existante dans les métiers, les fonctions, renvoyé à l’ombre celles et ceux qui en émergeaient et, d’une façon générale, rendu quasiment interdites toute mobilisation collective et toute convergence des luttes.
La reconnaissance des personnes discriminées, invisibilisées en tant qu’individus singuliers, elle, n’a pas eu lieu. Alors qu’elles sont régulièrement la cible de stéréotypes négatifs à travers une essentialisation de leurs origines (qu’elles soient ethniques, sociales ou territoriales), les mécanismes de catégorisation à l’œuvre les réduisent à une seule identité. Citons les propos du philosophe canadien Charles Taylor : « L’absence de reconnaissance ou la reconnaissance inadéquate […] peuvent constituer une forme d’oppression ou emprisonner certains dans une manière d’être fausse, déformée et réduite. […] Le défaut de reconnaissance ne trahit pas seulement un oubli du respect normalement dû. Il peut infliger une cruelle blessure en accablant les victimes d’une haine de soi paralysante. La reconnaissance n’est pas seulement une politesse qu’on fait aux gens : c’est un besoin vital. »
« Il ne faudrait pas si vite oublier les mouvements récurrents qui continuent de constituer une lame de fond, comme ceux des gilets jaunes, ou d’autres plus épisodiques, mais qui témoignent pour les uns comme pour les autres qu’il devient urgent de construire une projection politique émancipatrice. »
La situation provoquée par ces périodes de confinement s’illustre par une superposition de mécanismes dont le point commun réside dans le déficit de soin et le déni de dignité supportés par les individus. Ainsi, avant que le virus soit présent quotidiennement, l’ubérisation de la société accélérait la mise en œuvre d’une « remplaçabilité des humains », pour reprendre les mots de Cynthia Fleury, les rêvant automates, les uns valant les autres, leur refusant toute vulnérabilité. Le « monde d’après » espéré durant le premier confinement devait se construire sur le soin indispensable à porter aux uns et aux autres. Ce qui faisait société à ce moment semblait être les valeurs humaines, et non celles de la consommation et de la finance. Les chiffres de surmortalité, observés dans les quartiers populaires, montraient que la société ne tenait que grâce au fait que leurs habitants continuaient d’aller travailler. Le déconfinement puis la deuxième période de confinement ont rapidement fait oublier les espoirs du « monde d’après » et à la remplaçabilité des gens se sont ajoutées la différenciation et la hiérarchisation des fonctions, des commerces, et parfois même une hiérarchisation à l’intérieur même des fonctions. Ainsi s’organisent de nouveaux rapports différenciés entre l’essentiel des commerces alimentaires et de tabac au détriment d’autres marchandises, puis des événements commerciaux (black Friday, achats de Noël) plus essentiels que les manifestations artistiques et culturelles. Mais cette division des fonctions ne touche pas que le secteur marchand : ainsi s’organise la répartition des cours de l’enseignement supérieur entre présence physique pour les classes préparatoires et éloignement numérique pour le reste, entre cours pratiques en salle et cours magistraux plus théoriques à la merci des connexions plus ou moins aléatoires des professeurs comme des étudiants. La situation se résume entre le choix du numérique ou la propagation de la maladie, laissant de facto de côté les étudiantes et étudiants peu enclins à ce type d’enseignement dématérialisé.
Renforcement des inégalités et des rapports sociaux de domination
Si l’on peut estimer (et espérer) que ce que nous avons vécu durant cette année connaîtra une fin et restera exceptionnel, il est un certain nombre de brèches qui ont été ouvertes ou ont été élargies, dans lesquelles les inégalités s’engouffrent. Les projections individuelles et collectives ne sont plus possibles qu’à très court terme : cette observation résonne comme un rappel des mots de Laurence Parisot, alors responsable du MEDEF, faisant l’éloge de la précarité en 2005 : « La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait à cette loi ? » L’incertitude de la précarité s’est augmentée de la confiscation de la gestion de son temps.
Ce n’est pas tout, si l’on observe les inégalités. Ce que chacune expérimentait s’est trouvé confirmé par les études de l’INED (Institut national d’études démographiques) dès le mois de juin 2020 : les inégalités entre femmes et hommes se sont accentuées. Les travaux dénoncent une « triple peine pour les femmes ». Occupant les emplois aux salaires les plus bas, elles sont plus nombreuses que les hommes à cesser de travailler. Lorsqu’elles sont en télétravail, leur espace de vie est de moins bonne qualité que celui des hommes, plus bruyant, confronté à des dérangements plus fréquents, à un morcellement des tâches et à un alourdissement de la charge mentale, qui les empêchent de s’engager sur des projets au long cours. Enfin, leur précarité, lorsqu’elles sont seules ou en contrat court, s’est accentuée de façon durable.
« La reconnaissance n’est pas seulement une politesse qu’on fait aux gens : c’est un besoin vital. »
Charles Taylor
Ce qui s’installe, de façon peu lisible pour l’heure, est une superposition complexe des rapports de domination, plus imbriquée que la lecture intersectionnelle à laquelle il est de plus en plus d’usage d’avoir recours. En effet, le confinement s’est traduit par un renforcement des inégalités et des rapports sociaux de domination, mais il a induit une fragmentation transversale à l’intérieur même des classes, en introduisant une hiérarchisation assignant à chacune et à chacun la possibilité de déplacement ou non, des conditions et des lieux de travail. Il a également divisé les employés et les ouvriers dans la possibilité de télé travailler. Ce télétravail, souvent éprouvant, compliqué et ne respectant pas le droit à la déconnexion, a exclu de facto les personnes applaudies chaque jour, ainsi que les ouvriers, dont la pratique professionnelle, nécessite une présence effective.
Une fragmentation du corps social
à l’échelle individuelle, il perdure au moins deux points communs aux conséquences collectives :
- l’impossibilité de la projection dans le temps long pour la majorité de la population et, avec elle, la confiscation de la gestion de son emploi du temps ;
- la reconnaissance inadéquate induisant une hiérarchisation fonctionnelle et la culpabilisation de ne pas prendre la mesure de la gravité de la situation sanitaire comme réponse à toute revendication.
Ces deux mécanismes s’ajoutent à ceux de la précarisation sous toutes ses formes (contrats précaires, ubérisation, temps partiel…). Ils illustrent la mue d’une part importante du monde du travail en subalternes, y compris des catégories socioprofessionnelles qui étaient encore un peu éloignées de cette position sociale. Cette fragmentation du corps social peut avoir pour conséquence de se confronter à une impossible manifestation commune des revendications. Toutefois, il ne faudrait pas si vite oublier les mouvements récurrents qui continuent de constituer une lame de fond, comme ceux des gilets jaunes, ou d’autres plus épisodiques, mais qui témoignent pour les uns comme pour les autres qu’il devient urgent de construire une projection politique émancipatrice.
Johanna Dagorn est chercheuse en sociologie au Laboratoire cultures, éducation, sociétés (LACES), université de Bordeaux.
Corinne Luxembourg est géographe. Elle est maîtresse de conférences à l’École nationale supérieure d’architecture Paris-La Villette.
Cause commune n° 21 • janvier/février 2021