Par

Les réflexions et actions vis-à-vis de possibles ou probables effondrements et catastrophes ne sont pas seulement du domaine des analyses scientifiques ou des positionnements politiques, elles sont aussi liées à « l’imaginaire »

La science-fiction, à travers le cinéma, la littérature, la bande dessinée ou les séries, a toujours esquissé notre futur en nous invitant à le penser, qu’il soit effrayant ou teinté d’optimisme. Les bouleversements écologiques, sociaux, économiques – au-delà de la crise engendrée par la pandémie que nous vivons – rendent l’exercice d’autant plus nécessaire. C’est une invitation, voire une obligation à concevoir d’autres façons de faire société et d’habiter la planète.
Prenons quelques exemples. La série américaine issue de comics Sweet Tooth raconte un monde postapocalyptique dévasté par un virus construit en laboratoire, dans lequel des enfants naissent, mi-hommes mi-animaux. Résistants à ce virus, ils sont considérés par certains comme l’espoir de ce monde à reconstruire. Mais trop différents, ils sont jugés responsables de la maladie et sont chassés par d’autres. Outre l’intérêt que l’on a à suivre cette série pour les échos qu’elle a dans notre réalité, cette fiction nous invite à penser en filigrane un redécoupage de la distinction hommes-animaux et notre action sur notre environnement.
De même, la série française L’Effondrement raconte un futur proche où l’énergie et plus spécifiquement l’essence est une denrée rare, ce qui rend les relations entre humains tendues – l’actualité ne nous contredira pas. À travers le périple de plusieurs personnages, elle nous décrit un monde post-effondrement où chacun doit pour survivre inventer des nouveaux modes de faire et accepter des sacrifices – par exemple, abandonner les plus âgés, vivre sans moyens de transport, etc.
Mais comment ces imaginaires irriguent-ils nos façons de penser ? Comment nous aident-ils à penser le monde de demain ? Nous invitent-ils au désespoir ou au contraire au renouveau ?

Un autre récit pour mobiliser
En 2015, la « collapsologie » apparaît en France. Nouveau « courant de pensée », lancé par Pablo Servigne et Raphaël Stevens, il se définit comme une approche interdisciplinaire visant à comprendre l’effondrement de notre société industrielle. Pour ses inventeurs, le « collapse » est un processus plus ou moins rapide aboutissant à une pénurie d’eau, de nourriture, de logement, d’habillement, de sécurité. Bref, un appauvrissement progressif de certains des biens matériels et psychologiques nécessaires à la survie de l’espèce humaine.
Les collapsologues se voient comme des observateurs des événements sociaux, politiques, économiques et écologiques des dix dernières années. Ils ont comme projet de donner du sens aux événements en cours et, si ce n’est de prévenir la catastrophe, tout au moins de s’y préparer. Ce ne sont ni des prophètes, ni des diseurs de bonne aventure. Non, ils se voient comme des scientifiques en prise avec le réel. Des lanceurs d’alerte.

« L’imaginaire de la collapsologie met au jour un réel besoin de trouver d’autres modes de penser la politique, l’économie, la justice et l’égalité dans le monde qui advient et surtout, de nouveaux grands récits. »

Fait intéressant, les collapsologues placent l’imaginaire et les récits au cœur de leurs actions et souhaitent en proposer un nouveau. Changer de récit, c’est changer d’imaginaires. Aussi, veulent-ils regarder le « progrès » autrement, et nous interroger sur nos façons de faire. Et si on sortait du business as usual  ? Et si « la compétition » teintée de technophilie n’était plus la seule façon de penser ? Pablo Servigne et Raphaël Stevens insistent : cet imaginaire dominant qui mise sur une ingéniosité humaine sans limite occulte la réalité des effondrements. Même chose pour le récit d’extinction qui de son côté paralyse les possibles. La solution ? L’imaginaire du « changement de cap » basé sur un récit construit à partir de « chiffres catastrophiques », mais aussi de ressentis et d’intuitions. Soit un mélange assumé de rationnel et de subjectif, de froid et de chaud pour sortir du déni.

Un récit de fin du monde ?
À lire les écrits des collapsologues et malgré leur volonté de ne pas paralyser le lecteur, c’est bien un imaginaire anxiogène qui est diffusé. Car, pour sortir de la béatitude et d’un optimisme qui ne préparent à rien, il faut taper fort. Et vite. Aussi, l’imaginaire de la collapsologie s’inspire-t-il malgré tout de celui de l’apocalypse. Son discours est huilé. Implacable. Terrifiant. « Des vies superficielles, résignées et privées de sens », « la dévastation et les violences déréglées et incalculables causées par notre civilisation » côtoient « la méga-machine qui détruit la biosphère et s’autodétruit »1.
Alors, si on devine à travers ces imaginaires les louables intentions de la collapsologie : nous faire réagir, nous tous, citoyens du monde, atteignent-ils vraiment leurs objectifs ? Si on ne peut qu’être d’accord avec leurs alarmants constats, on ne peut pour autant pas négliger les risques de paralysie que cela peut provoquer. Pourquoi agir puisque la fin est inéluctable ? Pourquoi changer nos habitudes puisque inlassablement la planète se détruit jusqu’au point de non-retour ? Pourquoi modifier notre façon d’habiter puisque nous roulons tout droit vers l’apocalypse ?

Un récit qui alerte ou qui paralyse ?
Les critiques fusent, par exemple celles de chercheurs tels que Jean-Pierre Dupuy, Catherine et Raphaël Larrère, Bernard Stiegler, Jérôme Baschet, Pierre Charbonnier : si la collapsologie se veut scientifique, elle n’en a que les atours – chiffres, tableaux, affirmations, etc. – et le mélange des genres proposé (sciences et intuition) n’est certainement pas mûr. Il provoque plutôt la sidération et peine à nous emmener vers des lendemains qui chantent. Changer le « … et si la catastrophe » en « … quand la catastrophe » nous plonge inévitablement dans un imaginaire de fin du monde. Un événement qui nous échappe, sur lequel nous n’avons plus de prises, alors que nous en sommes responsables. Mais pire encore, l’imaginaire de la collapsologie ne s’articule que peu, voire pas, avec une mise en action politique et collective. Et c’est pourtant de cela que nous avons besoin. Certaines solutions individualistes, comme le survivalisme, trouvent une place dans l’univers de la collapsologie – au regret des fondateurs ; en revanche, des réflexions plus profondes sur les fondements mêmes des systèmes politiques et économiques peinent à voir le jour.
Faut-il pour autant tout rejeter ? Certes non. L’imaginaire de la collapsologie nous renseigne sur l’état de notre époque, ses espoirs et ses peurs. Il met au jour un réel besoin de trouver d’autres modes de penser la politique, l’économie, la justice et l’égalité dans le monde qui advient et, surtout, de nouveaux grands récits.

Céline Nguyen et Marianne Chouteau sont docteures en sciences de l’information et de la communication. Elles sont maîtresses de conférences à l’Institut national des sciences appliquées de Lyon INSA.

1. Ces citations sont extraites de l’ouvrage Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre) de P. Servigne, R. Stevens et G. Chapelle (Seuil, 2018) ou P. Servigne, interview dans 28 minutes Arte, https://www.youtube.com/watch ?v=hTo_HY0xkGI, 1er décembre 2020.

 



Pape François : encyclique Laudato Si ! (2015)

Les ressources de la terre sont aussi objet de déprédation à cause de la conception de l'économie ainsi que de l'activité productive et commerciale fondées sur l'immédiateté (art. 32).

Ce sont les pauvres qui souffrent davantage des plus graves effets de toutes les agressions environnementales (art. 48).

Les entreprises multinationales font dans les pays moins développés ce qu'on ne leur permet pas dans les pays du dénommé premier monde (art. 51).

Il ne sert à rien de décrire les symptômes de la crise écologique, si nous n'en reconnaissons pas la racine humaine (art. 101).

Vingt pour cent de la population mondiale consomment les ressources de telle manière qu'ils volent aux nations pauvres, et aux futures générations, ce dont elles ont besoin pour survivre (art. 95).

Il n'y aura pas de nouvelle relation avec la nature sans un être humain nouveau (art. 118).

L'environnement fait partie de ces biens que les mécanismes du marché ne sont pas en mesure de défendre ou de promouvoir de façon adéquate. Une fois de plus, il faut éviter une conception magique du marché qui fait penser que les problèmes se résoudront tout seuls par l'accroissement des bénéfices des entreprises ou des individus (art. 190).

L'écologie humaine est inséparable de la notion de bien commun, un principe qui joue un rôle central et unificateur dans l'éthique sociale (art. 156).

Les prévisions catastrophistes ne peuvent plus être considérées avec mépris ni ironie (art. 161).

La culture consumériste, qui donne priorité au court terme et à l'intérêt privé, peut encourager des procédures trop rapides ou permettre la dissimulation de l'information (art. 184).

Est-il réaliste d'espérer que celui qui a l'obsession du bénéfice maximum s'attarde à penser aux effets environnementaux qu'il laissera aux prochaines générations (art. 190).

Cause commune • novembre/décembre 2021