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Née en 1934, d’origine languedocienne, et après une partie de son enfance chez des grands-parents en terre occitane, Annie Salager s’est installée à Lyon, où elle a longtemps enseigné l’espagnol (et où elle figure sur un mur peint !).

Je veux te garder, je veux m’enrôler à petit feu de ma peine, je veux compliments de ton corps, je veux boire souvent à toi, je veux ton verre, ta poitrine, échanger des lances, des serments, je veux t’engendrer, je veux mourir dans ta maison et y tenir les feuillets bordés de dentelle, avoir toutes les ouvertures, je veux te dire les terres d’Espagne, je veux parler avec fougue, je veux m’asseoir sur un banc avec un peu d’ombre.
Figures du temps sur une eau courante, Belfond, 1983


 

Une neige plus noire que les dents fond dans les bouches
serait-ce parce que le fuel n’arrive plus cette année
à Moscou on est tellement occupés on a déjà marchandé les bottes de fourrure et les peaux
le vent a dévoré les feuilles de bouleaux
il faut dégeler devant les portes les draps de ciel raidis
où les taches vont s’effaçant du bref été sibérien
un peu plus loin les sous-marins atomiques
rouillent dans l’imaginaire des longues veillées
pendant que les gens regardent en papillotant
les villes-lumière dans les volutes du tabac à la télévision

Il va où l’or biologique attisé
de feux d’ombre dans un cercle de bleu
l’éphémère nombre mimétique du vivant
il va où multiplié dans les courants
invisibles de l’espace poussé
par la gifle des vagues
ballotté par le temps d’un sourire
sur des lèvres avant la nuit du vivre
des protéines pour manège
et l’usage du rien pour lieu
à des milliards de kilomètres
de la ceinture du soleil
appelée Nuage de Oort
dans la lumière balancée par
l’or naissant au livre des mers

Carbone et eau
j’ai rive au temps
j’essuie mes pas demain
la porte refermée
le paillasson sera d’espace

Je me contenterai de peu
soulèverai le vent
où s’enchantent les quadrilatères
d’anciennes demeures mentales
amusée de leur poids léger

Rumeur du monde (extraits), L’Act Mem, 2007.


Née en 1934, d’origine languedocienne, et après une partie de son enfance chez des grands-parents en terre occitane, Annie Salager s’est installée à Lyon, où elle a longtemps enseigné l’espagnol (et où elle figure sur un mur peint !).
Elle est l’auteure d’une œuvre très abondante et variée : poésie surtout, mais aussi écrits divers, dont un roman historique : Marie de Montpellier (Nouvelles Presses du Languedoc, 1991) et traductions de poètes et romanciers espagnols qu’elle a contribué à faire connaître. Elle a collaboré à une dizaine de livres d’artistes, à de nombreuses revues et anthologies, et a reçu, parmi d’autres, le prix Mallarmé en 2011.
La nature, végétale et aquatique notamment, est très précisément présente dans son œuvre. Les origines, la formation, les voyages d’Annie Salager expliquent sa fascination pour la lumière, le soleil, la mer et les paysages méditerranéens. Mais la misère des pays traversés l’émeut aussi. Dans ses derniers recueils nous la voyons s’interroger sur l’avenir de la planète, de l’humanité, dans un élargissement cosmique.
Sa poésie est rarement autobiographique, excepté un recueil consacré à ses fils. Quelques grandes figures de la mythologie nous guident dans cette œuvre : Orphée, Eurydice, Pénélope, Circé. Aimé Césaire et Nazim Hikmet sont invoqués.
Le thème baroque de la vie qui passe, de la finitude et la mort marque ses textes, mais aussi une ardeur vitale, qu’il s’agisse de poèmes d’amour (parmi lesquels de beaux poèmes érotiques) ou consacrés à la nature.

Katherine L. Battaiellie

Cause commune n° 12 • juillet/août 2019