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En parallèle des invitations officielles à la « complémentarité » entre l’école et l’éducation populaire existent des tentatives de mise en concurrence de ces deux institutions éducatives. Il est nécessaire de revenir sur leurs missions respectives, avant de rappeler ce qui a conduit à semer le trouble et la compétition entre elles.

L’école et les loisirs : de quoi parle-t-on ?
Si, depuis l’après-guerre, l’école a pu connaître le reproche d’être trop coupée du monde, cela revêtait plusieurs significations. D’un côté, dans une optique progressiste, il était regretté que les contenus ne soient pas les mieux choisis pour outiller la pensée sur les évolutions en cours (on a notamment introduit l’enseignement de la technologie, aujourd’hui menacé) et sur la société. Dans cette optique, le fait que l’école soit un lieu dédié à l’étude, différent du reste de la vie, n’est pas remis en cause. D’un autre côté, une conception spontanéiste de l’éducation a conduit au contraire à penser que les enfants n’auraient pas besoin d’un lieu permettant de prendre du recul pour étudier, parce qu’il est préférable d’être immergé dans la vie. Dans ce dernier cas, le risque inégalitaire est grand car les enfants les plus éloignés de la culture savante risquent de ne pas rencontrer l’occasion de développer des logiques d’étude nécessaires à l’appropriation des savoirs savants. Chacun est renvoyé à ce qu’il connaît sensiblement dans son milieu de socialisation. Les deux acceptions concurrentes ont grandi depuis les années 1960, conduisant à des confusions.

« La réforme des rythmes scolaires opérée en deux temps (suppression du samedi matin en 2008, réorganisation de la semaine en 2013) a contribué à modifier sensiblement la donne, du moins pour les grandes métropoles. »

Historiquement, toute une partie de l’éducation populaire, notamment celle qui a donné lieu au secteur de l’animation et du périscolaire, s’est construite dans une logique d’encadrement du temps de loisir dans le prolongement de l’école. Les patronages, puis les colonies de vacances et les « centres aérés » organisaient les loisirs des enfants, qui pouvaient ainsi être en contact avec ce qui était étudié sur le temps scolaire. Comme les instituteurs avaient des salaires modestes, ils les complétaient souvent en encadrant ces activités, au cours desquelles ils conduisaient les enfants de l’école « voir » et recueillir par exemple des plantes, pour constituer un herbier en classe, cette fois dans une logique d’étude. De nombreux animateurs ont longtemps été recrutés parmi les étudiants. La logique scolaire d’étude débordait sur l’extérieur, tant du fait de la présence et du prestige des enseignants que dans l’exportation hors de l’école – c’est-à-dire dans les moments où les enfants vivent dans le monde – des logiques d’études du monde.
C’est essentiel à comprendre : certains savoirs peuvent difficilement s’apprendre en étant immergés dans les pratiques ; ils requièrent des activités d’étude dédiées. Pendant des siècles, lorsque l’éducation était réservée aux familles qui n’avaient pas besoin de la force de travail des enfants, ce temps réservé à l’étude était pris en charge par des précepteurs privés, puis par des formes d’école réservées aux enfants de familles privilégiées. Le droit à l’instruction a conduit à ce que tous les enfants puissent faire un pas de côté par rapport aux urgences de la vie : urgences productives, domestiques, celles des loisirs qu’ils connaissent déjà et qui les attirent, comme les écrans aujourd’hui. C’est cette spécificité de l’école en tant que lieu particulier qui est aujourd’hui brouillée.

« L’animation revêt d’autres centres d’intérêt : faire découvrir par la fréquentation ce que l’école va de son côté “étudier” au sens strict. Mais en aucun cas elle n’a les moyens de remplacer cette dernière. »

Avec la hausse du niveau de recrutement et l’amélioration relative des salaires des professeurs des écoles (du moins jusqu’aux années 1990, avant le décrochage du point d’indice puis le gel de celui-ci), ces derniers ont bien moins participé à l’encadrement des loisirs enfantins. Et, avec l’arrivée de la crise économique, est apparue une population que les politiques publiques ont considérée comme devant être « insérée » : les métiers de l’animation ont particulièrement été concernés, notamment parce que les associations d’éducation populaire ont trouvé là des moyens de financement. Plus récemment, la réforme des rythmes scolaires opérée en deux temps (suppression du samedi matin en 2008, réorganisation de la semaine en 2013) a contribué à modifier sensiblement la donne, du moins pour les grandes métropoles : la population d’animateurs qui auparavant était souvent étudiante et diplômée, et travaillait sur des journées complètes, est moins présente, au profit de parents ou de jeunes de quartiers populaires qui prennent en charge la garde sur des temps courts aux alentours des horaires scolaires.

Le temps pris en charge par l’animation s’est accru
De la fin du XIXe siècle jusqu’à 1969, les écoliers avaient classe toute la journée du lundi au samedi inclus, sauf le jeudi après-midi, cela représentait trente-trois heures hebdomadaires. à partir de 1969, les enfants ont vingt-sept heures de classe par semaine, soit quatre journées (de six heures) plus le samedi matin (trois heures). L’année de trente-deux semaines de vingt-sept heures hebdomadaires représentait huit cent soixante-quatre heures. Une première suppression équivalant à une heure hebdomadaire (un samedi matin sur trois vaqué) a eu lieu dans les années 1980, pour favoriser les réunions pédagogiques. À la même époque, il y a eu une première réforme dite des rythmes, qui n’a pas porté sur le temps scolaire mais sur la complémentarité avec le périscolaire : création des CLAE (centres de loisirs associés à l’école), par exemple. En 1995, une réforme des rythmes scolaires (sous la présidence de François Mitterrand avec Ségolène Royal comme ministre de l’Éducation), sans toucher au volume horaire de l’année, invite des villes à expérimenter d’autres répartitions (semaines de quatre jours et vacances raccourcies entre autres), avec pour effet de dénationaliser le cadre règlementaire.

« Historiquement, toute une partie de l’éducation populaire, notamment celle qui a donné lieu au secteur de l’animation et du périscolaire, s’est construite dans une logique d’encadrement du temps de loisir dans le prolongement de l’école. »

En 2008, une nouvelle réforme des rythmes scolaires a lieu sous la présidence de Nicolas Sarkozy et le ministère de Xavier Darcos : le temps d’enseignement est réduit à vingt-quatre heures avec la suppression du samedi matin. Cette perte de trois heures hebdomadaires pendant trente-deux semaines sur neuf ans (de la toute petite section de maternelle au CM2) équivaut à huit cent soixante-quatre heures, soit exactement le volume horaire d’une année scolaire telle qu’elle était dans les années 1970. Il faut rappeler que c’est la même session parlementaire qui a augmenté le nombre de disciplines à l’école primaire : langue vivante, histoire de l’art et « éducations à »). Les enseignants sont sommés de faire plus de choses en moins de temps. Coupant le programme en deux entre l’obligatoire et le facultatif (selon la vision que l’on a de ses élèves), la réforme dite du « socle commun » de 2005 équivalait, de son côté, à une imposition sans le dire à rompre avec l’égalité des objectifs dans toutes les classes. Il faut ajouter à cela qu’une politique a été conduite depuis vingt ans, malgré les alternances politiques, de fermetures des classes pour les enfants de deux ans, ce qui conduit à faire perdre quasiment une deuxième année de scolarité aux élèves français.
Une nouvelle réforme des rythmes scolaires, sous la présidence de François Hollande et le ministère de Vincent Peillon, intervient en 2012. Elle ne remet pas en cause la suppression du samedi matin du giron de l’école et invite à répartir les heures de la semaine de façon variable, en incitant les villes à prendre en charge ou sous-traiter au privé ces heures supprimées du samedi matin. En 2015, Najat Vallaud-Belkacem conduit une réforme du collège qui va dans le même sens : réduction des heures, sous couvert du « choix » laissé aux établissements, mais avec des moyens inégaux.

Logique économique, choix éducatifs
Tout cela s’inscrit dans le cadre plus général d’une politique d’affaiblissement de l’école et du transfert de missions. Notamment, la deuxième relance des zones d’éducation prioritaire de Ségolène Royal et la politique de la ville impulsée par Jean-Louis Borloo mentionnent explicitement que la réussite éducative ne se « déduit » plus de la réussite scolaire : ils renoncent à cette dernière et les acteurs de « l’environnement » du « quartier » – non formés à l’enseignement – sont sollicités pour leurs interventions sur du temps qui est retiré à l’école, ce qui constitue une économie énorme sur le plan financier.

« Les politiques conduites mettent en concurrence ces personnels pour tirer vers le bas les coûts, ce qui conduit à renoncer à la mission de transmission scolaire égale. »

Des animateurs peu payés prennent en charge le temps des enseignants qui, étape par étape, sont poussés par les réformes successives jusqu’au récent « pacte », à se consacrer de plus en plus à des missions annexes. Cela ne justifie en rien les comportements parfois condescendants qui sont observés envers les animateurs, lesquels sont souvent précaires et en recherche d’emploi. Mais ces tensions s’expliquent par le fait que les politiques conduites mettent en concurrence ces personnels pour tirer vers le bas les coûts, ce qui conduit à renoncer à la mission de transmission scolaire égale.

Vous avez dit « complémentarité » ?
Le temps pris à l’école fait défaut : quelles sont les conditions créées pour que tous les enfants puissent s’approprier la culture savante et les postures mentales d’étude qui ne cessent d’évoluer et de se complexifier dans notre société ? Ces dernières ne sont en rien innées. Aujourd’hui encore, dans la plupart des familles, les parents n’ont pas fait d’études longues ; ils ne traitent pas leurs enfants comme des élèves. Par exemple, ils ne travaillent pas le repérage de la gauche et de la droite chaque fois qu’un petit enfant aide à mettre la table, pas plus que la numération pour le nombre de couverts, alors que c’est quasiment un réflexe conditionné dans les familles qui ont fait des études longues. Lorsqu’ils vont faire une promenade, ils ne saisissent pas l’occasion pour transmettre les catégories de classement des végétaux ou des minéraux, etc.
L’animation revêt d’autres centres d’intérêt : faire découvrir par la fréquentation ce que l’école va par ailleurs « étudier » au sens strict. Mais en aucun cas elle n’a les moyens de remplacer cette dernière. C’est disqualifier les animateurs que de les mettre en situation de sous-enseignants, ce qui arrive inexorablement quand on leur donne pour mission de remédier à l’échec scolaire, alors que les loisirs relèvent d’une autre logique.
Plutôt que d’exhorter à la complémentarité, pour mieux substituer l’animation à l’école et les mettre en concurrence, les politiques publiques gagneraient à ce que chacune des institutions éducatives soit dotée des conditions pour remplir pleinement sa mission spécifique.

Stéphane Bonnery est professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris-8 Vincennes-Saint-Denis.

Cause commune36 • novembre/décembre 2023