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« L’Alstom, c’est Belfort, et Belfort, c’est l’Alstom. » La formule, bien que discutable du point de vue statistique, est toujours dans les têtes. La ville et l’usine forment en effet un couple vieux de bientôt 140 ans, dont l’histoire commune a façonné au fil des décennies les activités, les mentalités, l’offre de formation et la culture du territoire.

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Née en 1879 d’une entreprise alsacienne composée d’une centaine d’ouvriers qualifiés et de contremaîtres, c’est plus d’un foyer sur deux qui travaillera à Alsthom-Belfort (écrit à l’époque avec un h) durant l’entre-deux-guerres. Mais c’est surtout, en plus d’une augmentation de son effectif, la diversification industrielle de l’entreprise qui marquera les esprits. Des années 1960 jusqu’aux années 1970, elle continuera de se développer via le secteur ferroviaire, avec le lancement du TGV, puis via le nucléaire et par la fabrication de turbines à gaz, exportées par la suite dans le monde entier. C’est sur ce fond d’ambition technologique que s’est construit le territoire de Belfort, caractérisé par des relations sociales et politiques différentes du paternalisme des usines voisines de Peugeot à Montbéliard. La promotion de l’éducation et de la formation, à travers les politiques locales, sera constante durant le XXe siècle et débouchera en 1985 sur la création de l’université de technologie (contre l’avis des autorités universitaires franc-comtoises de l’époque). Aujourd’hui, on y compte plus de 3 000 étudiants et de nombreux laboratoires de recherche. Au-delà du besoin de main-d’œuvre, cette sphère sociale et politique a permis de créer un réseau local mêlant couverture sociale et travail, avec, dans les années 1990, 9 000 salariés, auxquels se rajoutent ceux de la sous-traitance (pour une agglomération de 60 000 habitants). On compte ainsi, en plus de la formation, des politiques so­ciales en direction de la petite enfance ou de l’éducation populaire. Aussi le mouvement coopératif de con­sommation (groupement d’achats) ne sera pas sous contrôle patronal comme à Montbéliard mais sous celui des syndicats.

« En 2017, le transport ferroviaire est absorbé par Siemens avec, au passage, le versementaux actionnaires de quelque 5 milliards de dividendes exceptionnels. »

Des erreurs de stratégie industrielle
Cette relative autonomie de l’entreprise sera remise en cause dès 1969, lorsque l’activité nucléaire du groupe Alsthom passera sous con­trôle de Compagnie géné­rale d’électricité (CGE). Les méthodes managériales de la nouvelle direction, le transfert des brevets locaux à la CGE et la segmentation des activités de recherche contribueront au sentiment de dépossession des outils et savoirs des salariés, des ouvriers aux ingénieurs. Lors de l’anniversaire du centenaire de l’usine, le « cadeau » offert par la direction aux salariés (un stylo ou une bouteille de cognac) sera l’ultime mépris qui déclenchera une « grève de la dignité » et l’occupation de l’usine pendant deux mois, fortement soutenue localement. En 1982, beaucoup de Belfortains voient dans la nationalisation de la CGE et la nomination de Jean-Pierre Chevènement (à l’époque membre du Parti socialiste) au ministère de la Recherche et de l’Industrie l’aboutissement de la grève de 1979. Mais la nationalisation ne changera ni la direction, ni ses méthodes, ni les restructurations qui érodent l’emploi. La privatisation de la CGE fait pire en 1987, lors du retour de la droite au pouvoir : Alsthom entre dans un tourbillon effréné d’opérations boursières dont elle va sortir essorée financièrement et affaiblie industriellement : intégrée en 1989 au groupe britannique General Electric Company (GEC), elle est vendue en Bourse en 1998 après de coûteux prélèvements de dividendes. Les erreurs de stratégie industrielle se succèdent, conduisant Alstom au bord de la faillite : mauvais achat du groupe helvético-suédois ABB, et vente de l’activité turbines à gaz du site de Belfort Alstom au groupe américain General Electric (GE). L’État intervient en 2004 en investissant dans le capital avant de revendre sa part à Bouygues en 2006 sous la pression de l’Union européenne. C’est en 2015, alors que l’effectif d’Alstom n’est plus que de cinq cents salariés, que sa branche énergie (qui représentait pourtant 70% de son activité) est vendue à GE. En 2017, le transport ferroviaire est absorbé par Siemens avec, au passage, le versement aux actionnaires de quelque 5 milliards de dividendes exceptionnels.

« Un réseau local mêlant couverture sociale et travail, avec, dans les années 1990, 9000 salariés auxquels se rajoutent ceux de la sous-traitance (pour une agglomération de 60000 habitants). »

Une politique de désindustrialisation est ainsi menée progressivement avec comme conséquence une perte d’un quart des emplois sur le territoire de Belfort depuis 2008. Alors que le bassin se caractérise par une population plus jeune et plus qualifiée que dans le reste de la région, son solde migratoire est négatif et son taux de chômage nettement plus élevé. La perte d’emplois touche également le tertiaire, montrant à quel point industrie et services sont liés, contrairement aux prophéties sur la « société post industrielle ». La pauvreté concerne particulièrement les jeunes, avec plus d’un cinquième d’entre eux sous le seuil de pauvreté, du fait de l’impossibilité d’embauche et du développement explosif de l’intérim. Pourtant, le territoire industriel belfortain avait la capacité de maintenir des emplois à haut niveau de formation à travers l’institut universitaire de technologie (IUT) et l’université de technologie. C’est d’ailleurs grâce à la base solide formation/ recherche/industrie que les savoirs et savoir-faire ont pu se diffuser, se perpétuer et assurer aux sites belfortains le maintien d’atouts technologiques importants, malgré les choix catastrophiques de la finance.

« La pauvreté concerne particulièrement les jeunes, avec plus d'un cinquième d’entre eux sous le seuil de pauvreté, du fait de l’impossibilité d'embauche et du développement explosif de l'intérim. »

Construire des convergences
À l’inverse des logiques de mise en concurrence des territoires, il s’agit de mener des changements révolutionnaires portant sur qui décide, avec quels critères, et quels moyens financiers. Les fonds régionaux pour l’emploi et la formation du projet de sécurité emploi-formation du PCF, ou les commissions pour la responsabilité sociale de territoire, comme le propose l’économiste Hervé Defalvard, peuvent être des outils politiques pertinents. Dans le cas d’Alstom, l’articulation entre le local et le mondial s’impose à travers la mise en place d’une structure de coopération européenne d’égal à égal. Il s’agit de construire un véritable « Airbus du rail », au sein duquel les coûts de recherche et d’innovation seraient partagés entre les grands constructeurs ferroviaires. Dans le même temps, pour préserver les intérêts nationaux en matière d’activité et d’emploi, il faut retisser les liens entre le secteur de l’énergie et celui des transports, jusque-là séparés de manière artificielle. Si l’État doit reprendre la main dans le capital d’entreprise, l’expérience peu probante de la nationalisation de 1982 montre que cela ne saurait suffire. D’où l’importance de construire localement les convergences entre les salariés de l’industrie et des services, leurs syndicats, les universitaires, les chercheurs, pour défendre l’outil de production industriel et la cohérence technologique du territoire. Ce rapport de forces est nécessaire pour sortir les collectivités locales de leur résignation passive face aux stratégies des grandes entreprises, et remplir leur fonction protectrice. L’expérimentation de structures territoriales de résistance et de propositions innovantes peut ouvrir les consciences sur la perspective d’une gestion locale démocratique au service de la création de valeur dans le territoire. Les liens étroits qui unissent Belfort à son industrie, la variété de signataires belfortains de l’appel « Alstom ne doit pas être bradé » permettent d’amorcer ce travail de mobilisation en dehors des murs de l’usine. « Il est temps que les territoires ne soient plus laissés aux seigneurs du capital afin qu’y souffle le vent d’une vie bonne pour tous. » 

Évelyne Ternant est secrétaire régionale du PCF en Franche-Comté.

Cause commune n° 5 - mai/juin 2018