En dépit de l’internationalisation croissante du capitalisme et de sa forme contemporaine néolibérale, l’agir syndical hors des frontières nationales reste un lieu de faibles pratiques.
L’engagement international du syndicalisme est un fait ancien, parfois plus ancien même que la constitution ou la stabilisation des confédérations nationales. À tout moment de l’histoire et dès lors qu’elle acquiert une certaine surface représentative sur son territoire, une organisation syndicale nationale s’implique dans les enjeux internationaux, le plus souvent sous la forme d’une affiliation à une ou des organisations syndicales internationales (OSI). Cet attachement est paradoxal car ces organisations se sont montrées le plus souvent impuissantes face aux crises, aux guerres, ou peu agissantes face à des phénomènes tels que la colonisation. Inscrites dans l’histoire des nations qui les ont vu naître, les confédérations syndicales sont en permanence travaillées par la nécessité de s’impliquer dans une dimension « autre que le national », quels que soient les idéaux dont elles se recommandent.
Les OSI, une longue histoire
On se contentera d’un court rappel de la période contemporaine qui a connu d’importantes transformations depuis l’après-guerre : à peu près unifié dans une Fédération syndicale mondiale (FSM) en 1945, le mouvement syndical international se brise sur le mur de la guerre froide. Les occidentaux quittent la FSM sous l’impulsion du CIO (Congress of industrial Organizations) américain, des TUC (Trades Union Congress) britanniques, des syndicats nordiques et néerlandais et de la toute jeune CGT-Force ouvrière qui se constitue en avril 1948. Ils fondent la CISL (Confédération internationale des syndicats libres, née en 1951) rejointe par un grand nombre d’organisations, y compris dans ce qu’on appellera plus tard le « tiers monde », qui récusent la domination soviétique sur la FSM. Les deux organisations deviennent des composantes des conflits de la guerre froide. Une page se tourne au début des années 1990 lorsque les syndicats de la Fédération de Russie abandonnent la FSM ainsi que tous les syndicats des pays d’Europe centrale et orientale. Puis la CGT abandonne ce qu’il en reste en 1995. La FSM est alors promise à une extinction avant qu’elle ne soit « reprise » par un consortium où figurent, à côté de ce qu’il reste de pays communistes (Corée du Nord, Vietnam, Cambodge, etc.), les « syndicats » des pays du Golfe (Qatar, Arabie saoudite, Bahreïn, etc.) et ceux d’autres pays du Moyen-Orient très impliqués dans leurs régimes politiques respectifs (Syrie, Égypte, Soudan, Iran et des pays d'Afrique…). La FSM actuelle n’a donc pas grand-chose à voir avec ce qu’elle était dans les temps soviétiques.
« Quelles que soient les différences nationales, il y a eu un syndicalisme des mineurs, des typographes, des marins qui se ressemblaient par-delà les différences nationales : les cultures professionnelles rapprochent là où les liens nationaux distinguent, voire éloignent »
De son côté, la CISL, en crise depuis la disparition de son adversaire idéologique, a cherché à se transformer dans un nouvel élan, en 2006, en intégrant ce qu'il restait de l’Internationale des syndicats chrétiens (Confédération mondiale du travail, héritière de la Confédération internationale des syndicats chrétiens, créée en 1919) et plusieurs centrales nationales non affiliées internationalement à cette époque (dont la CGT). Elle est devenue la CSI (Confédération internationale des syndicats) qui regroupe aujourd’hui une très large majorité des syndicats du monde. Et pour la première fois de l’histoire, les principales formations syndicales françaises appartiennent à la même organisation internationale.
Moins connue, l’histoire des organisations sectorielles est plus ancienne encore que celles des internationales. Les secrétariats professionnels internationaux sont nés dans la dernière partie du XIXe siècle, ils se sont restructurés au début des années 2000 en un réseau constitué d’une dizaine de grands domaines professionnels : industrie, transports, services, etc. Ces fédérations internationales (traduction imparfaite de Global Unions) sont proches de la CSI mais elles ne sont pas intégrées en son sein.
Dire que l’action syndicale internationale s’en est trouvée bouleversée et renouvelée au cours des années récentes serait bien exagéré. En dépit de l’internationalisation croissante du capitalisme et de sa forme contemporaine néolibérale, l’agir syndical hors des frontières nationales reste un lieu de faibles pratiques. Il y a à cela une différence de nature : les syndicalismes nationaux sont des formes sociales historiques constituées aux contours des espaces nationaux. C’est en lien intime avec leurs nations que les configurations syndicales ont construit une représentation durable des travailleurs et des travailleuses. Chaque formation sociale nationale présente ses particularités, même si quelques grands modèles se distinguent : le syndicalisme d’affaire de type nord-américain ou japonais, le type social-démocrate dominant dans une grande partie de l’Europe continentale, le Trade unionism britannique, etc. (voir Kim Moody, Workers in a lean World – Unions in the International Economy, Verso Books, 1997). Le premier (Business Unionism) ne se pose pas la question du système économique : il lutte pour l’amélioration de la condition des travailleurs mais en se satisfaisant du capitalisme. Le type social-démocrate vit en osmose avec un parti progressiste, au départ anticapitaliste mais devenu plutôt réformiste ; le modèle canonique est le syndicalisme allemand qui a rayonné sur tout le nord de l’Europe continentale. Le modèle britannique s’intéresse aussi aux politiques publiques, il a une approche très progressive des inflexions à apporter au capitalisme. On peut y ajouter un modèle méditerranéen où le syndicalisme a historiquement quelques prétentions politiques propres à côté de partis défendant des positions plus ou moins anticapitalistes. Tout ceci naturellement est assez caricatural car toutes les composantes de ces « modèles » ne défendent pas les mêmes positions et celles-ci évoluent selon les moments. De nombreux syndicats de type social-démocrate, par exemple, ont mis une sérieuse distance vis-à-vis des partis jadis « frères », comme les syndicats nordiques autrefois très imbriqués dans les partis sociaux-démocrates. La France est difficile à classer dans ces grandes typologies mais, finalement, certaines évolutions récentes la rapprochent de tel ou tel d’entre eux.
« La notion de modèle est très discutable, ce qui domine, c’est d’abord la singularité, due au lien indissociable entre le syndicalisme et l’histoire nationale. »
Ces grands types syndicaux sont construits à partir des situations dans les pays les plus anciennement industrialisés. Ils ne valent guère dans le reste du monde où la diversité est encore plus grande. Il existe des syndicats « officiels » dans de grands pays (la Chine) où ils sont contestés par diverses formes de mobilisations. Cela pose des problèmes de définition car peut-on parler de représentation des travailleurs quand les syndicats sont plutôt les représentants de l’État ou du parti auprès des travailleurs ? C’est le cas, par exemple, de la « représentation des travailleurs » dans des régimes reposant sur la charia ou des régimes laïques autoritaires (Syrie, Égypte, etc.), même si leur caractère syndical peut être discuté ! Dans certains cas, le passé colonial a déposé une trace durable dans les configurations syndicales ; c’est dire qu’il faut se garder des grandes catégorisations. La notion de modèle est très discutable, ce qui domine, c’est d’abord la singularité, due au lien indissociable entre le syndicalisme et l’histoire nationale. Il est certain en revanche que cette diversité ne facilite pas la mise en œuvre de stratégies communes, tant sont grandes les diversités de ce que représentent les organisations membres de ces OSI.
Un cadre peu propice aux mobilisations effectives
Ce lien à l’histoire nationale se retrouve dans le caractère parfois diplomatique des relations syndicales internationales. Il explique souvent aussi le manque de contenu effectif de l’action syndicale internationale : les OSI sont des formes construites d’en haut, par affinité idéologique (ou dans des liens de dépendance à l’histoire) bien plus que par des revendications communes. Il y a des contre-exemples : la revendication des 40 heures apparaît dans le programme de la CGT en 1931, elle est directement issue des propositions de la Fédération syndicale internationale (FSI) à laquelle est adhérente l’organisation de Léon Jouhaux. Lointain écho, le congrès de Londres de la CES (Confédération européenne des syndicats) adopte en 1976 la revendication des 35 heures sans perte de salaire qui sera défendue pendant quelques années dans (presque) tous les pays membres de la Communauté économique européenne.
« Ce lien à l’histoire nationale se retrouve dans le caractère parfois diplomatique des relations syndicales internationales. »
Cependant, depuis l’après-guerre, l’assignation au territoire liée à la mise en place de l’État social l’a emporté sur les possibilités de mobilisation internationale à partir de contenus revendicatifs communs. La CSI d’aujourd’hui manifeste surtout son existence au niveau des institutions comme l’OIT (Organisation internationale du travail) où elle s’attelle par exemple à imposer une convention de reconnaissance du droit de grève à l’échelle internationale.
Le contenu revendicatif est plus visible dans les fédérations professionnelles. Quelles que soient les différences nationales, il y a eu un syndicalisme des mineurs, des typographes, des marins qui se ressemblaient par-delà les différences nationales : les cultures professionnelles rapprochent là où les liens nationaux distinguent, voire éloignent. Certaines de ces organisations ont pu mener des luttes parfois de longue durée, comme ITF (International transportworkers Federation), qui combat depuis 1948 les pavillons de complaisance et a arraché de haute lutte une convention collective internationale relative à l’emploi des marins de la marine marchande. D’autres mobilisations ont pu voir le jour, en Europe celles des routiers dans les années 1990, les dockers, les cheminots, les professions qui ont à voir avec les circulations internationales (voir Nadia Hilal, L’eurosyndicalisme par l’action, cheminots et routiers en Europe, Paris, L’Harmattan, 2007) Il y a eu également dans les années 1960 et 1970 des coordinations au sein de certaines entreprises multinationales qui ont connu de lointains débouchés institutionnels dans les comités d’entreprise européens ou les accords-cadres internationaux (ACI).
Il est important pour les syndicats de s’impliquer dans les organisations qui leur permettent de côtoyer des syndicats (et des leaders syndicaux) qui parfois leur ressemblent mais qui sont aussi porteurs d’habitus différents liés à la diversité des pays et des sociétés dont ils relèvent. Le vocabulaire utilisé pour les désigner (confédération, fédérations, congrès, comité exécutif…) est le même que celui qui désigne des réalités tout autres qui sont celles des confédérations nationales, mieux connues des militants. Il découle parfois de cette confusion sémantique des attentes parfois déraisonnables, qui sont celles entretenues dans notre pays à l’égard des confédérations. Mais l’objet n’est pas le même ; pour apprécier les ressources de l’insertion dans une OSI, il est préférable de mobiliser un tout autre cadre d’attente car les discours officiels ne traduisent pas toujours les positions effectives de ces organisations. Par exemple, la FSM d’aujourd’hui évoque aux yeux de certains militants une certaine nostalgie d’un temps où l’anticapitalisme était référé à un camp clairement identifiable. Ils en attendent un discours rassurant sur « le syndicalisme de classe » mais qui ne correspond en rien au contenu effectif de cette organisation aujourd’hui (voir JM Pernot, https://syndicollectif.fr/debats-cgt-4-de-quoi-la-fsm-est-elle-le-nom/).
Le discours de la CSI est moins trompeur mais il ne suscite guère d’enthousiasme. Des tendances s’y affirment cependant pour exiger un peu plus de pugnacité dans la critique et dans la contestation de l’ordre impérialiste et contre le capitalisme destructeur de la vie humaine. L’institutionnalisation syndicale a déjà des effets délétères dans les syndicalismes nationaux, ils sont très amplifiés dans le syndicalisme international.
Jean-Marie Pernot est politiste. Il est chercheur associé à l'Institut de recherches économiques et sociales.
Cause commune n° 35 • septembre/octobre 2023