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En militant, il est fréquent d’entendre ce genre de réflexion de la part des personnes que nous cherchons à convaincre : « De toute façon, on ne peut rien faire en France, puisque tout se décide à Bruxelles, au FMI ou à Wall Street. Regarde la Grèce, regarde le b*** qu’ils ont réussi à faire au Venezuela, etc. » La puissance des marchés et la mondialisation donnent parfois l’impression que l’action politique est impossible et que nos propositions sont vouées à l’échec. Mais ce constat peut et doit être dépassé.

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La libre circulation des marchandises et du capital a mis en concurrence les territoires, les salariés du monde entier et a transformé les logiques de la production à l’échelle mondiale : pression à la baisse sur les salaires au Nord, utilisation de main-d’œuvre industrielle à bas coût dans les périphéries, réorganisation du processus de production à l’échelle mondiale… Par exemple, dans l’industrie automobile européenne (notamment française), les activités stratégiques (conception, marketing…) sont gérées en Europe occidentale, tandis qu’une partie significative de la production et de l’assemblage est délocalisée dans des pays à bas salaires. En outre, la destruction des grands bastions industriels et le développement du travail précaire ont accentué la capacité répressive du patronat et limité les capacités des travailleurs à s’organiser collectivement pour défendre leurs droits. Le capital fait aujourd’hui valoir sa capacité à se déplacer rapidement pour échapper à l’impôt et casser les systèmes de protection sociale. « Si tu me taxes, je pars ; si tu m’obéis, je t’aide (mais je te surveille et je te tiens) », telle est l’alternative que le capital cherche à nous imposer. Est-ce une fatalité ?

Une situation construite
La situation actuelle est la conséquence de choix politiques. Examinons, pour nous en convaincre, le cas emblématique de l’Union européenne. Dès le traité de Rome de 1957, les États fondateurs de la CEE optent pour une intégration par la concurrence à une époque où le libéralisme sauvage est pourtant discrédité. En 1986, l’institution d’un marché unique des capitaux fait de la CEE un fer de lance de la mondialisation financière. Les traités ultérieurs, adoptés à une faible majorité ou contre l’avis des peuples, ont approfondi les options réactionnaires de cette Europe des affairistes. Loin d’être des victimes impuissantes de la mondialisation financière, les pouvoirs publics européens, mais aussi nationaux, en ont été les fidèles servants. Les dirigeants politiques ont fait le choix de la mondialisation financière parce qu’ils y trouvaient leur intérêt de classe, ou, ce qui revient au même, parce qu’ils rejetaient par avance d’autres options qui auraient impliqué une confrontation avec le capital.

« “Si tu me taxes, je pars ; si tu m’obéis, je t’aide (mais je te surveille et je te tiens)”, telle est l’alternative que le capital cherche à nous imposer. Est-ce une fatalité ?»

Or on a de bonnes raisons de penser que ce qui a été fait par le politique peut être défait par le politique. « Maintenant c’est fait, c’est trop tard », rétorqueront les défaitistes à courte vue. Ont-ils raison ? Non, le système craque de partout. En prenant du recul, c’est même l’idée qu’on ne peut rien changer qui semble peu convaincante.

Des contre-exemples
De nombreux contre-exemples montrent qu’il est possible, en construisant un rapport de force, de rompre avec les institutions capitalistes actuelles dans une perspective progressiste. Les pouvoirs publics ont ainsi toujours la capacité, pour le meilleur et parfois pour le pire, d’exercer un contrôle sur les flux de capitaux et de marchandises.
• Mettre des boulets aux pieds de la finance
Il est tout à fait possible pour un pays de développer des outils pour exercer une emprise politique sur les investissements et les mouvements de capitaux réalisés sur son territoire. Parmi ceux-ci, la mise en place d’un contrôle des changes (contrôle des flux de capitaux internationaux) peut jouer un rôle clé pour contrer le pouvoir de la finance. De nombreux pays du Sud ou « émergents » ont fait ce choix, qui s’est souvent révélé judicieux. Ainsi, à la suite de la crise économique asiatique de 1997, la Malaisie a défié le FMI et établi de sévères restrictions à la liberté de circulation des capitaux : limitation de certaines opérations bancaires transfrontalières, instauration d’un délai d’un an pour rapatrier des capitaux. La Malaisie a été le premier pays d’Asie du Sud-Est à sortir de cette crise. Cela montre en outre que la fuite des capitaux, arme redoutable dont dispose la bourgeoisie pour saboter l’économie d’un pays menant des politiques contraires à ses aspirations, peut être contrée par des mesures politiques.
• Protectionnisme : aggravations et résistances
La mondialisation n’empêche pas non plus les pouvoirs publics d’influer sur le commerce. La période récente a remis de façon lamentable la question du protectionnisme et des barrières à l’échange au cœur du débat public. Ainsi, Trump accuse les Chinois et les Européens d’être responsables des maux dont souffrent les États-Unis, et met en place des barrières douanières agressives pour réindustrialiser son pays. Dans le même temps, il menace tous ceux qui souhaiteraient commercer avec l’Iran, s’ingérant de façon brutale dans les relations commerciales internationales. Par ailleurs, des pays comme la Chine ou l’Équateur ont aussi recours au protectionnisme, mais pour atteindre des buts ciblés de développement.
Les barrières à l’échange sont donc toujours utilisées au service d’objectifs politiques. Dans le cadre d’une lutte contre le dumping social et écologique, ou pour atteindre des objectifs productifs, exercer un contrôle politique sur les flux de marchandises pourrait s’avérer faisable et très utile.

« En prenant du recul, c’est même l’idée qu’on ne peut rien changer qui semble peu convaincante.»

Un reproche souvent fait, à juste titre, à ceux qui proposent la mise en place de solutions de type protectionniste est que le protectionnisme peut être porteur de dérives xénophobes et nationalistes. Pas de confusion : il ne s’agit pas ici de plaider pour le protectionnisme dans un esprit nationaliste, ou de proposer la mise en place d’armes économiques au détriment des autres peuples. Il s’agit au contraire de rendre impossible le chantage aux salaires effectué notamment par les capitalistes français. Ces derniers sont en effet des champions de la délocalisation et du dumping social : 70 % du chiffre d’affaires du CAC 40 est effectué à l’étranger, les deux tiers des salariés des groupes du CAC 40 sont étrangers. On se doute que cette internationalisation n’a rien d’internationaliste, et que les investissements des gros capitalistes français ne répondent pas à des critères philanthropiques ou à des objectifs de développement.
Différents types de protection peuvent être imaginés. Instaurer une taxe à l’importation tenant compte, par exemple, de la distance parcourue et du niveau des droits sociaux garantis aux travailleurs employés à l’étranger favoriserait certainement des hausses de salaires dans les pays du Sud, et rendrait moins opérant le chantage à la délocalisation effectué en France. Il est également envisageable d’exiger le respect de normes sociales et écologiques pour les produits importés. Ce type de protection bénéficierait aux travailleurs français comme aux travailleurs étrangers. Elle réduirait en revanche le pouvoir de nuisance du grand capital national. On est loin ici d’un protectionnisme chauvin mis en œuvre dans le but de protéger nos capitalistes nationaux des capitalistes étrangers.
Enfin, il peut être décidé démocratiquement qu’il est fondamental de conserver le contrôle d’un certain nombre d’activités stratégiques, parce qu’elles rendent possible la mise en place de politiques industrielles ou parce qu’elles sont jugées d’importance prioritaire. Il se peut que ces activités ne soient pas toujours compétitives. Si tel est le cas, il est impossible de permettre la continuation de l’activité sans une politique volontariste, passant notamment par la commande publique ou par des barrières à l’importation. Ce point est le plus sujet à débat, puisque les autres pays pourront juger, à raison, que ces restrictions les pénalisent. Il n’y a pas de réponse simple à ces questions, qui ne pourront être réglées que par la discussion et dans un esprit de coopération afin d’éviter l’escalade des mesures de rétorsion.

Conquérir l’État pour démocratiser l’économie
Il s’agit en somme de conquérir un contrôle politique sur l’économie, mais dans une perspective démocratique. Quand l’économie capitaliste se grippe sous l’effet de ses propres contradictions, quand la crise pointe le bout de son nez et que l’impérialisme fait parler les armes pour tenter coûte que coûte de sauver un système à la dérive, la politique repasse au premier plan. Notamment, l’échelon étatique reste incontournable et totalement fonctionnel au grand capital. Les États capitalistes rivalisent toujours dans des luttes de puissance, ils restent garants du cadre permettant la mise en valeur du capital.

Articuler les cadres locaux, nationaux et internationaux
Il faut donc nous emparer, dans une perspective de transformation sociale, de l’ensemble des leviers dont nous disposons dans les cadres locaux et nationaux, sans pour autant négliger le cadre international.
La mondialisation ne rend pas obsolète l’existence du secteur public : elle accroît au contraire sa nécessité. La crise de 2007 n’a pas conduit à l’effondrement généralisé du système pour la simple raison que les États ont sauvé les banques avec de l’argent public, allant jusqu’à nationaliser temporairement des banques. C’est l’inefficacité de la gestion capitaliste elle-même qui a rendu cela nécessaire. Ceci montre qu’il est toujours possible, et indispensable, de reconstituer un important secteur public bancaire, y compris en nationalisant des banques, pour orienter le développement économique dans un sens conforme à l’intérêt du pays.
Rappelons également que la France compte toujours quelques fleurons industriels possédés par l’État ou à capitaux publics. La SNCF est par exemple une des entreprises françaises les plus compétitives et les mieux implantées à l’étranger, ce que la propagande libérale s’efforce de nier et de mettre à mal. La compagnie ferroviaire publique démontre chaque jour qu’il est possible de développer les services publics en France et d’affronter les entreprises privées sur leur propre terrain. Contrairement aux calomnies répandues par la bourgeoisie, les services publics ne coûtent pas « trop cher » : ils sont des atouts économiques, sur lesquels le capital voudrait d’ailleurs faire main basse, de façon sélective. Éducation, recherche, santé, ferroviaire, routes : ces services et infrastructures publics contribuent largement plus à l’efficacité productive de la France que les dispositifs bancals qui, tels le CICE, subventionnent directement les profits du grand capital.

« La mondialisation ne rend pas obsolète l’existence du secteur public : elle accroît au contraire sa nécessité.»

La notion de service public reste ignorée par l’UE. Mais certaines activités et infrastructures pourraient constituer l’ébauche de services publics transnationaux, comme la ligne Thalys constituée par les sociétés nationales de chemin de fer belge et française. N’y a-t-il pas là des jalons intéressants pour réfléchir, en lien avec le renforcement des services publics nationaux, à la mise en place de services publics de qualité issus de coopérations internationales ?
Outre le nécessaire élargissement du secteur public, il s’agit bien de développer, à l’intérieur de toutes les entreprises, des mécanismes de contrôle par les salariés dans l’objectif de développement d’une véritable démocratie économique. L’économie sociale et solidaire, qui représente 10 % des emplois en France, est loin d’être anecdotique et démontre chaque jour que c’est possible.
Cette démocratie économique peut de plus contribuer à renforcer l’efficacité économique. En effet, les travailleurs sont souvent les mieux à même de proposer des solutions aux problèmes concrets rencontrés dans leur entreprise. La démocratie économique est à la fois un impératif politique et productif dans la mesure où, permettant la contribution large des intelligences, elle accroît l’efficacité. Si le capital peut migrer rapidement, les compétences productives ne migrent pas si facilement. La mise en œuvre des mesures précédentes, si elles s’accompagnent d’un accroissement de la productivité et de l’attractivité de notre territoire, peut contrebalancer les effets négatifs liés à l’apparition d’un conflit ouvert avec le capital. Le capital est opportuniste par essence, il s’investit là où ses conditions de profitabilité sont garanties. Il sera pour lui difficile de renoncer à d’importants bassins de compétence munis de services publics efficaces.

Et si l’histoire basculait à nouveau ?
L’impression domine aujour­d’hui que les rapports de force au niveau international nous sont extrêmement défavorables. Les États-Unis avec Trump à leur tête sèment la zizanie dans le monde entier et connaissent de graves dérives dans leur politique intérieure. La droite et l’extrême droite semblent se renforcer en de nombreux endroits : au Moyen-Orient, en Europe ... En Amérique latine, la grande vague progressiste initiée par Chavez en 1998 a perdu son élan initial face aux difficultés économiques et aux attaques provenant aussi bien de la droite putschiste revancharde que des impérialistes étatsuniens.
Mais si l’histoire basculait à nouveau ? Les rapports de force politiques au niveau international évoluent parfois rapidement et de façon surprenante. Qui aurait pu prévoir le printemps des peuples de 1848 ? Qui eût cru qu’en 1917, au cœur de la grande boucherie impérialiste, émergerait une révolution capable de donner une impulsion rapide et décisive à l’ensemble des luttes sociales, anticoloniales et démocratiques du XXe siècle ? Les transformations considérables réalisées par les gouvernements et mouvements progressistes latino-américains dans les années 2000 étaient-elles dans la continuité logique de la « longue et obscure nuit néolibérale » dénoncée par l’ex-président équatorien Rafael Correa ? Les aspirations au progrès social et à la démocratie ressurgissent toujours à un moment ou à un autre, quel que soit le poids de la chape de plomb avec laquelle les dominants cherchent à les recouvrir. Pourquoi en serait-il différemment aujourd’hui ?

« Les rapports de force politiques au niveau international évoluent parfois rapidement et de façon surprenante.»

De nombreux signes nous permettent de penser que la conjoncture politique internationale est susceptible d’évoluer dans un futur proche. Les forces progressistes, socialistes, communistes, existent toujours et reprennent du poil de la bête dans des contextes parfois inattendus. Dans la Turquie semi-fasciste d’Erdogan, le PKK parvient à se développer. On voit renaître des mouvements socialistes d’inspiration marxiste aux États-Unis (avec Bernie Sanders) et au Royaume-Uni (avec Jeremy Corbyn). En Europe, des partis communistes comme le PTB en Belgique ou le PCP au Portugal semblent en capacité de conquérir des positions de pouvoir.
En définitive, les principaux obstacles qui nous sont opposés sont politiques. L’objectif qui s’impose est donc de constituer un bloc social majoritaire prêt à précipiter la rupture avec les dogmes aujourd’hui hégémoniques, et notamment avec les traités européens.

Constantin Lopez est agrégé de sciences économiques et sociales.

Cause commune n° 7 - septembre/octobre 2018