Rejetant l’opposition multiséculaire du travail et du plaisir, Charles Fourier a développé le concept de phalanstère, regroupement organique des éléments considérés nécessaires à la vie harmonieuse d'une communauté.
par Julie-Jeanne Hart
Charles Fourier est en général peu lu, mal lu et mal compris. Il y a à cela plusieurs raisons, dont l’une au moins lui est imputable : sa manie des classifications, ce qu’on a appelé non sans raison « une science fantasmagorique ». À cela s’ajoute un vocabulaire typique du XIXe siècle, émaillé de néologismes rébarbatifs, et enfin la dispersion de ses écrits. Un certain consensus s’est néanmoins formé : on lui reconnaît une exceptionnelle lucidité en ce qui concerne l’analyse de la société capitaliste qui se développait sous ses yeux. On veut bien lui concéder de la clairvoyance dans sa critique du capitalisme commercial, dans celle aussi des sociétés « barbares et civilisées » (les secondes n’étant supérieures aux premières que sous le rapport des moyens techniques). Mais on n’accorde guère de valeur qu’à l’aspect critique de son œuvre. Ses vues d’avenir, ses propositions souvent très concrètes de réorganisation sociale, ses idées sur le « mutualisme », le « garantisme », la « sagesse hygiénique », etc., sont souvent qualifiées de fumeuses et surtout d’utopistes, tributaires d’une conception de l’ordre du monde aussi désuète que le vocabulaire dans lequel elle s’exprime. Quant à son approche du plaisir, on note souvent, pour s’en amuser, qu’il était très gourmand, caractéristique en apparence régressive, et qui, jointe au reste, permet de le présenter comme un original au mauvais sens du mot, peut-être un peu fou. On n’y voit que de la puérilité sans comprendre que la puérilité, au sens de la condition enfantine et de ce qui s’y exprime est justement pour Fourier quelque chose de très sérieux. Car la pensée du plaisir est névralgique chez lui, elle commande tout à la fois sa critique de nos sociétés, sa conception de l’harmonie naturelle et les moyens pédagogiques permettant de former les humains qui les appliqueront. « Il faut (qu’au phalanstère) les plaisirs deviennent affaire d’Etat et but spécial de politique sociale. » De fait le phalanstère, à l’opposé des monastères, sera « un séjour d’association et de liberté, de joie et de luxe ».
L’échec des moralistes censeurs du plaisir
Témoin lucide et informé de la révolution industrielle, Fourier considère que l’humanité est à la croisée des chemins. Les progrès jusqu’à présent ont été scientifiques et technologiques. Il convient désormais de « découvrir les moyens du progrès réel en échelle sociale. » La science, « à son apogée », est comme « un fruit mûr prêt à l’emploi ». Or cette mutation nécessaire se heurte à la coalition de « l’esprit mercantile » dominant et de toute une tradition philosophique moralisatrice profondément enracinée, qui a déjà fait le malheur de l’humanité.
En effet, s’il y a un lieu commun constant chez les philosophes, et qui leur vaut l’approbation tant du clergé que du patronat, c’est la réduction de l’homme à l’individu centré sur ses seuls intérêts économiques, en concurrence avec les autres, qui doit borner ses désirs et éteindre ses passions, pour assumer sa condition d’animal laborieux, considérée non comme une différenciation anthropologique, mais comme l’expiation d’une faute originelle. Charles Fourier, au contraire, refuse de considérer l’individualité comme quelque chose d’indépassable psychologiquement et de préférable moralement. L’individu n’est qu’un point de départ. Les passions dont chacun de nous est le théâtre et parfois le jouet ne sont nocives que dans la mesure où l’individu est placé en opposition avec les autres. Elles sont partie intégrante de la Création, réalités primitivement cosmologiques et potentiellement socialisatrices, qui appellent « l’état sociétaire », c’est-à-dire non seulement la société, mais la solidarité (en termes fouriéristes : « le garantisme »). Charles Fourier dénonce la diète à laquelle les sociétés, barbares comme civilisées, n’ont cessé de soumettre les passions, générant ainsi une fausse conception de l’homme, et faisant du plaisir une « prime », une récompense ultime et étriquée. « Cette duplicité d’action, cette dissidence de l’homme avec lui-même, a fait naître une science nommée Morale qui lui enseigne qu’il doit résister à ses passions, être en guerre avec elles et avec lui-même, principe qui constitue l’homme en état de guerre avec Dieu car les passions viennent de Dieu, qui les a données pour guides à l’homme et à toutes ses créatures. » Il faut lire ces lignes à la lumière de la notion d’attraction. Isaac Newton a montré, et Pierre-Simon Laplace a démontré que l’univers physique est régi par le mécanisme de l’attraction universelle. Est-il dans ces conditions encore possible de considérer les passions comme de bizarres perturbations de l’existence individuelle, alors que, justement, c’est la position de l’existence individuelle comme un noyau impénétrable qui rend les passions énigmatiques ? De surcroît, cette existence individuelle ainsi érigée en absolu se révèle singulièrement mutilée : l’accomplissement de soi est parfaitement égoïste, le plaisir, comme la richesse, y est « un monopole insulaire ». Plus grave encore : le plaisir y est « simple » : les faux plaisirs recroquevillent l’individu sur lui-même en le coupant des passions, qui sont naturelles, saines et socialisatrices. Les vrais plaisirs sont des inducteurs : ils articulent le vécu individuel à un vivable collectif. Le plaisir n’est ni une récompense, ni un agrément subalterne, encore moins une fin en soi : il est un signe et un point de départ, la première articulation de l’harmonie universelle dont l’ordre social se doit d’être la réalisation.
Dynamique du plaisir et mécanique sociale
« Ma théorie se borne à utiliser les passions réprouvées telles que la nature les donne et sans rien y changer. C‘est là tout le grimoire, tout le secret du calcul de l’attraction passionnée. On n’y discute pas si Dieu a eu raison ou tort de donner aux humains telles ou telles passions ; l’ordre sociétaire les emploie sans y rien changer et comme Dieu les a données. » Alors que les philosophies et les morales traditionnelles s’enferment, quand il s’agit des passions, et du plaisir, dans la modalité du jugement, il s’agit pour Charles Fourier de rendre les passions à leur destination profonde, et d’en faire des leviers pour faire progresser la société et l’homme lui-même.
Comment Charles Fourier envisage-t-il de s’y prendre ?
D’abord en modifiant l’objet de la psychologie, ou plutôt en recentrant celle-ci sur son objet réel : « La métaphysique […] s’est engouffrée dans les controverses du MOI […]. Il fallait distinguer le moi en essor simple ou égoïsme personnel, qui est un moi inhumain, un germe de discordes et de vices, et le moi en essor composé ou égoïsme corporatif multiple : c’est le moi humain, germe d’harmonie et de vertus, ressort de répartition équilibrée dans la masse des séries industrielles d’une phalange sociétaire. » L’égoïsme dont il est ici question ne désigne pas un défaut, mais la façon dont on détermine le moi, et plus largement l’individualité : celle-ci est-elle sociale ? Elle l’est totalement, selon Fourier. Il récuse ici du même coup les figures de l’accomplissement individuel qui, du dandysme baudelairien au « culte du moi » cher à Barrès, sans parler de Proust (Les Plaisirs et les jours !) vont marquer pour le meilleur et pour le moins bon la fin du XIXe siècle.
« Le phalanstère, à l’opposé des monastères, sera “un séjour d’association et de liberté, de joie et de luxe”. »
Ensuite, en faisant une analyse de l’attraction passionnée, qui se ramifie en douze passions. À chacune d’entre elles correspond un plaisir dont le plein accomplissement amène l’individu à se désenclaver et à rencontrer les autres sous les différentes modalités de la confrontation, du partage et de l’entraide. Il y a : Cinq « passions sensitives » par lesquelles nous « tendons au luxe et aux richesses, créant le désir, le besoin de la richesse, pour développer et satisfaire les impulsions des cinq sens, former le mécanisme des sens » : l’attraction passionnée arrache la sensibilité à la ponctualité d’un contact isolé pour la réintroduire dans un flux. À la sensibilité, toujours statique, Fourier substitue la sensualité, toujours dynamique. La saveur d’un fruit amène à en élaborer des recettes, la joliesse d’un vêtement à des considérations « industrielles » sur la production et la reproduction de celui-ci. Le désir de luxe et de richesse est ainsi placé dans le prolongement même de la sensation : il n’en constitue pas une déviation (contrairement à ce que l’éthymologie suggère), il en est la germination. Le luxe, c’est d’abord « le luxe interne » (la santé, la vigueur corporelle) puis le « luxe externe » (les moyens matériels et pécuniaires de le reproduire, y compris pour les partager). L’industrie, dans son vrai principe, ne constitue pas le malheur du genre humain : dans une société saine, celle qui s’incarnera dans le phalanstère, elle ne constituera pas la médiation (violente) entre l’homme et la nature, mais la médiatisation (réalisation elle-même naturelle de ce qui est déjà en germe) entre l’individu, la nature et les autres hommes.
« Charles Fourier dénonce la diète à laquelle les sociétés, barbares comme civilisées, n’ont cessé de soumettre les passions, générant ainsi une fausse conception de l’homme, et faisant du plaisir une “prime”, une récompense ultime et étriquée. »
Quatre « passions affectives » par lesquelles « nous tendons aux groupes » ou encore « au mécanisme des cœurs » : « amitié, amour, paternité, ambition corporative ». Alors que les passions sensitives sont des flux, offrant au plaisir des sens d’être vécu autrement que pour lui-même, les passions affectives organisent ce flux, lui donnant cohésion et finalité. Il convient enfin de relever le mot « ambition corporative », ultime terme de la gradation des passions affectives : elle désigne la volonté de donner aux solidarités et aux partages une consistance véritablement organique. Le plaisir appelle essentiellement non pas sa répétition, mais sa perpétuation et sa consolidation.
« Alors que les philosophies et les morales traditionnelles s’enferment, quand il s’agit des passions, et du plaisir, dans la modalité du jugement, il s’agit pour Charles Fourier de rendre les passions à leur destination profonde, et d’en faire des leviers pour faire progresser la société et l’homme lui-même. »
Trois « passions mécanisantes ou distributives», inutiles et même dangereuses dans nos sociétés, mais qui au phalanstère auront une fonction d’entraînement par rapport aux neuf autres : (10) La cabaliste, dont nous ne connaissons que l’usage faussé, à savoir l’esprit de dispute et de mise en concurrence, mais qui, redressée, donnera la saine émulation ; (11) L’alternante ou papillonne est « le besoin de varier fréquemment les travaux comme les plaisirs ». Alors que « la classe riche n’exerce l’alternante qu’en faux essor » (elle court de faux plaisirs en faux plaisirs, gaspille et s’épuise), « le peuple ne varie que d’ennui en ennui » et use mal de son unique « jour d’alternat » (le dimanche) faute d’argent et d’éducation. Enfin la 12e passion, la concordante ou composite, « est le besoin de goûter plusieurs plaisirs à la fois : au moins un des sens et un de l’âme ou deux du même ordre. Le plaisir simple satisfait peu et paraît méprisable : une compagnie mal assortie, réservée, défiante est, dans une soirée ou un repas, bornée au plaisir sensuel ; on y sera guindé, maussade ; mais s’il y existe amitié, cordialité, abandon, la soirée sera délicieuse, parce qu’on y aura satisfait sens et âme, développé la 12e passion qui exige plaisir composé, dualisé ». Les trois passions mécanisantes (que Fourier aurait peut-être dû appeler « dynamisantes ») ont donc une triple fonction d’intensification, de socialisation et de brassage. Après que le plaisir individuel, fugitif, éphémère, indexé à chacun des cinq sens dans les passions sensitives, a pris dans les passions effectives la consistance d’un quasi-corps extérieur aux individus (organisation familiale, puis industrielle), les trois passions mécanisantes permettent que la circulation de l’attraction passionnée dans tout le corps social se déploie sans coagulation ni replis, et déploie toutes ses potentialités créatrices.
Étrange doctrine à coup sûr que celle de Fourier. Forte doctrine aussi, qui rejette l’opposition multiséculaire du travail et du plaisir, posant dès le début de la révolution industrielle en France la question cruciale de la souffrance au travail, pour en refuser la fatalité. Au-delà de son volet critique, elle propose une conception du plaisir qui, à l’opposé de ce que développera Freud, fait de celui-ci le véritable « principe de réalité ». Faute d’outils politiques pour faire entrer dans la vie ses idées de réforme sociale, Charles Fourier se tourna sur le tard vers une théorie de la pédagogie, faisant de la complexification réglée du plaisir le principe même de la formation du citoyen. On n’a pas fini d’y puiser.
Julie-Jeanne Hart est philosophe.
Cause commune n°9 • janvier/février 2019