La question de l’activité occupe une place centrale dans les réflexions de Lucien Sève sur l’anthropologie. Ces dernières ouvrent des perspectives innovantes pour penser le travail, qui ne sont pas sans conséquence sur le terrain politique.
J ’aborderai d’abord ma rencontre avec Lucien Sève, et ce que j’ai fait de cette rencontre. Celle-ci n’a pas eu lieu dans ma formation classique d’apprenti philosophe, dans le « chaudron » de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm des années 1960. [...]
Comment donc s’est opérée cette rencontre ? De mes années de formation, j’avais éprouvé un profond malaise, face à ce que je ressentais comme une distance indéfiniment réactualisée entre les lieux de l’usinage intellectuel et le monde quotidien des activités industrieuses. Ma thérapeutique à partir des années 1970 s’est déployée selon un double registre :
- mieux apprécier la logique de fabrication des concepts en m’affrontant à des problèmes d’histoire des sciences, d’histoire des techniques puis d’histoire du travail (au XIXe siècle). Pour plusieurs raisons, ce n’est pas dans cet itinéraire que je pouvais rencontrer l’œuvre de Lucien Sève.
- mieux apprécier ces ressources invisibilisées du monde du travail, via un militantisme comme responsable universitaire formation continue, comme dirigeant syndical, puis politiquement missionné pour faire avancer des horizons démocratiquement transformateurs dans le domaine de l’alternance éducative et plus généralement dans les relations entre école et travail.
En cette période, fin des années 1960, début des années 1980, cette double expérience de « visiteur du travail » a fécondé en moi une série de réflexions me libérant progressivement de la lourde ambivalence accrochée en moi par mon passage dans le « chaudron ». [...]
« Ma dette à l’égard de Marxisme et théorie de la personnalité n’est pas de peu d’importance. »
C’est en cette même période que j’ai lu Marxisme et théorie de la personnalité (désormais : MTP). Lucien Sève évoque souvent, avec sa générosité, les critiques que j’ai pu ultérieurement faire à cet ouvrage. Mais pour un néophyte « visiteur du travail », luttant pour que l’on donne visibilité à un « sujet » aux prises avec un « drame » dans le travail salarié, enjeu jusque-là à peu près ignoré, ce que j’appellerai un peu plus tard « usage de soi par soi », MTP apparaissait comme un monument de bon sens, un gouffre de vérité. Était enfin légitimé de s’interroger sur l’activité de travail comme lieu où les dimensions globales du monde social s’invitaient dans l’agir productif quotidien. Ma dette à l’égard de MTP n’est donc pas de peu d‘importance. Et c’est à partir de là que j’ai commencé à prendre connaissance d’une œuvre considérable, d’une érudition prodigieuse, particulièrement marxienne, et d’une exigence impressionnante d’auto-interpellation par tous les apports intellectuels susceptibles d’interférer avec ses thèses. Son ouvrage de 2008 « L’homme » ? est un extraordinaire exemple. [...]
« Pour un néophyte “visiteur du travail”, luttant pour que l’on donne visibilité à un “sujet” aux prises avec un “drame” dans le travail salarié, Marxisme et théorie de la personnalité apparaissait comme un monument de bon sens, un gouffre de vérité. »
Convergences et divergences autour du concept d’activité
1. La Tätigkeit, « activité », de l’idéalisme allemand retravaillée par Marx puis redisposée par la psychologie soviétique notamment Alexis N. Léontiev est au cœur de l’anthropologie sèvienne ; de même que ce concept est l’épine dorsale de notre « démarche ergologique », ou « étude de l’activité ». [...]
2. On connaît la puissance du dispositif fondateur par lequel Lucien Sève, héritant des anticipations marxiennes, va penser les dramatiques biographiques : la VIe Thèse sur Feuerbach posant l’excentration de l’essence humaine, hors de chaque individu singulier pose la question des formes d’appropriation (Aneignung), pour chaque être humain de son essence. Question renvoyant à celle de ses formes d’activité (Tätigkeit) – dimension cardinale de l’être homme – : dans son « emploi du temps », quels segments de son temps de vie l’articulent productivement sur cette essence excentrée ? Les formes d’individualité propres aux formations sociales capitalistes majorent de façon écrasante les temps dominés par des activités abstraites, celles qui le séparent des puissances et pouvoirs qui actualisent le patrimoine de l’essence humaine, devenu réservoir de « fremde Mächte », puissances étrangères. [...]
3. Pour moi, l’universel débordement du travail prescrit par le travail réel, ou beaucoup plus généralement, des normes antécédentes par les renormalisations, m’ont renvoyé à la question canguilhémienne du « qu’est-ce que vivre ? ». […] L’activité apparaît donc comme une « transformée » de la vie, vivre dans un milieu de normes, mais qui intègre, elle, comme prolongation de la vie, son exigence transversale : tenter de « vivre en santé » ; ce qui veut dire vivre dans un milieu polarisé en valeurs négatives ou positives par rapport à cette exigence de santé. Valeurs qui dès les premiers groupes humains seront médiatisées par les normes saturant ces milieux. Par là, le « qu’est-ce que vivre ? » humain sera toujours un enchaînement de débats, plus ou moins polémiques, avec les normes de son milieu.
4. En quel sens l’activité ainsi entendue est en permanence productrice et reproductrice d’un monde ? […] J’ai l’impression que cette activité, en ce sens nativement « productive », remplit une absence dans les rapports biographie/personnalité chez Lucien Sève : sans elle, quel moteur génère « ce qu’un individu fait ou non de sa vie » face à ce que la vie fait de lui ? Comment « se tricote » le système de valeurs où se construit la personnalité, le va-et-vient entre biographie et personnalité, sinon mû par cette exigence de vivre en santé le présent ?
« Il était enfin légitimé de s’interroger sur l’activité de travail comme lieu où les dimensions globales du monde social s’invitaient dans l’agir productif quotidien. »
C’est à ce débat polémique à revivre en permanence au présent que nous astreint l’activité : ni savoirs, ni valeurs, ni construction de « l’essence humaine » ne peuvent passer au-dessus des épaules de ce faire histoire mû par les dramatiques de l’activité. [...]
5. Les savoirs ne peuvent ignorer le faire histoire de l’activité. […] Toute ambition de connaissance portant sur de l’humain doit donc s’instruire de l’activité dans ses œuvres. Avec cette réémergence de la « communauté scientifique élargie » d’Oddone, avec notre retravail ergologique sous la forme de « dispositifs dynamiques à trois pôles », intégrés comme conséquence du « faire histoire de l’activité », se retrouve ici le second lieu de débat récurrent avec Lucien Sève, la question de la science du singulier. Ce serait là que nos deux épistémologies divergent : qu’il y ait une science du singulier possible là où il n’y a pas d’activité au sens précédemment défini, comme pour la cosmologie ou l’évolution, j’en suis pleinement d’accord. La question n’est plus la même quand l’ambition du connaître vise des êtres d’activité : les débats de notre vie, les renormalisations, confrontés à un ici et maintenant jamais standards, sont pour partie inanticipables et en appellent à des rectifications inassignables des corpus conceptuels disponibles. Aucune matrice d’individualisation ne peut être le support d’une science de ces renormalisations.
6. Les valeurs ne peuvent non plus ignorer le « faire histoire » de l’activité. [...] Là encore nous sommes renvoyés à l’activité dans ses œuvres. […] Tout agir humain est donc localement retravail, redéclinaison de valeurs de vie humaine, entre un pôle à dimension universelle, et un pôle adhérent à l’ici-maintenant d’un être singulier. Tout agir porte avec lui des « réserves d’alternatives », mais inanticipables hors instruction par les débats de normes locaux. Potentiellement bien politiquement précieux, mais sous réserve de mise en visibilité, de mise en débat, pour le transformer le cas échéant en force sociale. [...]
« Quelles stratégies pour lutter contre cette sorte de “dérive des continents” qui tend à invisibiliser le rapport entre la comptabilité en argent et les dramatiques de l’agir qui pourtant la supportent ? »
Contradictions et politique
[...] Deux points nous font revenir sur ses thèses et leurs conséquences sur la militance politique. Premièrement, les rapports entre l’activité et l’argent. La subversion actuelle, dit-il, est que « la fin est asservie au moyen, et donc l’humain à l’argent ». « Et s’il est une chose que personne n’a vu travailler, c’est l’argent, n’étant lui-même autre chose en dernière analyse qu’une expression abstraite du travail ». Pour des raisons qui tiennent pour nous à la nature de l’activité, nous rejoignons son diagnostic selon lequel c’est la circulation dont le moteur est la valeur d’échange, A-M-A’, qui tendanciellement a chance de faire crise de la personnalité. Si toute activité est enchaînement de débats de normes, ceux-ci sont tranchés par des complexes de savoirs-valeurs dont cette forme valeur ne peut être – au moins exclusivement – monétaire. Au cœur de la production marchande du système capitaliste, une disposition non marchande résiste absolument à sa réduction financière. […] Quelles stratégies pour lutter contre cette sorte de « dérive des continents » qui tend à invisibiliser le rapport entre la comptabilité en argent et les dramatiques de l’agir qui pourtant la supportent ?
Cette recherche de mesures mobilisatrices appelées par mon approche de l’activité humaine m’a reconduit au Chapitre 6, « La dialectique matérialiste », d’Une introduction à la philosophie marxiste. À ce jour, sa distinction entre contradiction antagonique et non antagonique me paraît être le point de vue le plus synthétique pour rendre compte du sens de ces mesures. […] Je remercie Lucien Sève de m’avoir fourni cette clé multi-usages, clarifiant mes engagements militants.
Yves Schwartz est philosophe. Il est professeur émérite à l’université d’Aix-Marseille.
Ce texte est extrait d’une intervention prononcée lors du colloque « Philosophie, anthropologie, émancipation, autour de Lucien Sève », tenu les 9 et 10 décembre 2016 à Paris. Elle sera prochainement disponible dans son intégralité dans un recueil à paraître aux éditions La Dispute.
Cause commune n°19 • septembre/octobre 2020