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Le fait religieux est-il un blocage à lever pour faire la révolution ?

je-lutte-des-classes.jpgGérard Paris-Clavel, graphiste militant

«La religion est l’opium du peuple. » La formule a marqué les esprits, et elle a servi d’étendard, parfois. Mais est-elle un concentré suffisant de la pensée de Marx à l’endroit du fait religieux ? Tout du moins de sa pensée en 1843, lorsqu’il écrit la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel ? L’opium, c’est la drogue qui anesthésie la douleur, transporte dans des mondes parallèles, trouble la conscience. La religion serait donc uniquement un produit destiné à empêcher les travailleurs et travailleuses de réagir. Les choses sont cependant plus dialectiques qu’il n’y paraît dans la formule passée à la postérité. « La misère religieuse, écrit-il, est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation de la misère réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple. » Si l’on relit bien, selon Marx, le sentiment religieux naît lui aussi des rapports sociaux, il ne se déploie pas hors d’eux. Et sans doute peut-on se risquer à penser qu’il peut y avoir dans la foi une critique, même indirecte, de l’ordre existant et un geste de révolte, fût-il détourné de ce qui le provoque. Une expression humaine née d’un monde inhumain.

Le recours à la religion
Pour aller plus loin, il faut lire les thèses sur Feuerbach, rédigées en 1845. Marx y discute les théories de ce philosophe : « Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé, écrit-il. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux. » La personne humaine ne se forge en tant que telle que dans la complexité des rapports sociaux. Dans le Manifeste de 1848, Marx et Engels écrivent : « Est-il besoin d’une grande perspicacité pour comprendre que les idées, les conceptions et les notions des hommes, en un mot leur conscience, changent avec tout changement survenu dans leurs conditions de vie, leurs relations sociales, leur existence sociale ? » Ou encore : « La dissolution des vieilles idées marche de pair avec la dissolution des anciennes conditions d’existence ». Ils insistent sur ce fait : la conscience de l’humanité ne se construit pas hors de ses conditions matérielles d’existence, hors des antagonismes de classes. Et le recours à la religion – les formes de ce recours, serait-on tenté de dire – n’est pas sans être lui-même marqué par ces réalités.
Il conviendrait de creuser encore du point de vue philosophique ce que Marx pense de la religion dans le mouvement global de ses idées. Il critique sans nul doute la religion en tant qu’explication du monde. Et il en propose une vision dialectique, ciblant toujours dans l’état des choses l’organisation de la société et des rapports sociaux, marquée par l’irruption du capitalisme.

« Il peut y avoir dans la foi une critique, même indirecte, de l’ordre existant et un geste de révolte, fût-il détourné de ce qui le provoque. »

Reste la question qui nous est posée dans le réel. La question politique. « Quelle est la position des communistes par rapport à l’ensemble des prolétaires ? demande le Manifeste. Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers. Ils n’ont point d’intérêts qui les séparent de l’ensemble du prolétariat. » L’ennemi, c’est bien le capitalisme et les communistes veulent unir celles et ceux qui n’ont face à lui à perdre que leurs chaînes, ils veulent faire grandir « le mouvement réel qui abolit l’état actuel » des choses. Et pour cela, faut-il commencer par abolir la religion ? Faut-il mener bataille contre l’esprit religieux ou les explications religieuses du monde ? Ou faut-il s’attacher à faire grandir la conscience du monde, des rapports sociaux pour les dépasser ? Le fait religieux est-il un blocage à lever pour faire la révolution ?

« Les conflits sont de nature politique et bien souvent la religion y est convoquée en tant que vernis, que justification incontestable, et parfois en tant que catalyseur. »

Les croyants ne vivent pas hors le monde, ils sont eux-mêmes et elles-mêmes pris dans l’antagonisme de classes et cette réalité elle-même vient modifier leur manière de croire et d’être au monde. Et la foi n’est pas nécessairement un ésotérisme, un obscurantisme, un fanatisme. Celui ou celle qui critique l’explication religieuse du monde devrait a fortiori critiquer l’explication religieuse des conflits. Les conflits sont de nature politique et bien souvent la religion y est convoquée en tant que vernis, que justification incontestable, et parfois en tant que catalyseur. En un mot elle y est instrumentalisée. Mais à quel antagonisme répondent les tensions actuelles qui traversent l’ensemble des sociétés du monde à peu d’exceptions près autour de conflits identitaires ? Elles sont le résultat, non pas de divergences théologiques mais de réalités bien matérielles où des intérêts contradictoires se sont noués au fil de l’histoire. Cela n’empêche pas de voir que nombre de femmes et d’hommes trouvent dans la foi un refuge que la société leur a par ailleurs refusé, parfois pour entrer dans une démarche de soumission, et parfois pour entrer dans une forme de contestation. Mais alors, qu’est-ce que croire ? Peut-on résumer la foi à cela ? Certes, lorsque la révolte des « créatures opprimées » ne trouve pas à s’élaborer en mouvement révolutionnaire, face aux manœuvres dilatoires d’une classe de grands propriétaires du monde dont la conscience de classe est très affermie, elle se disperse, et se dévoie (et ce de façons bien diverses). Mais on trouvera, en nombre, des croyants qui veulent en finir avec le capitalisme, qui critiquent la domination de l’argent, les pouvoirs de droit divin ou du même acabit, les atteintes à la justice, aux droits, à l’humain… Et pour qui ces convictions sont reliées à leur foi.

L’œuvre de Marx appelle à la connaissance et à la conscience
Trente ans après la main tendue de Maurice Thorez en 1936, consacrant une stratégie d’union menant au Front populaire, du chemin avait été parcouru mais il en fallait encore pour sortir vraiment d’une vision où matérialisme et religion relevaient du même ordre de réalités et pouvaient être opposés « terme à terme », selon Claude Gindin, qui écrit dans un article du numéro 394 de La Pensée, à propos du fameux comité central d’Argenteuil de 1966 : « Restait ainsi hors champ de la réflexion la pensée de croyants dont la foi n’était pas liée à un système d’explication du monde ou du moins pas de l’histoire humaine et qui pouvaient partager une analyse matérialiste de la société. Et donc hors champ le fait que certains parmi eux, qui se retrouvaient dans cette vision de la société, étaient partie prenante du combat communiste. » Le fait objectif que des croyantes et des croyants s’engagent en toute conscience dans la lutte contre les rapports sociaux de domination et d’exploitation vient de fait interroger les réflexions de Marx. Si la question religieuse n’est décidément pas sa question centrale, elle intervient à l’endroit de l’émancipation. Car si la religion est un instrument d’aliénation, alors elle y contrevient. Mais si la foi était autre chose ? Dans le Manifeste, Marx et Engels rapportent cette accusation qui leur est portée : le communisme abolirait « la religion et la morale au lieu d’en renouveler la forme, et cela contredit tout le développement historique antérieur ». Et ils y répondent que « l’exploitation d’une partie de la société par l’autre est un fait commun à tous les siècles passés. Donc, rien d’étonnant si la conscience sociale de tous les siècles, en dépit de toute sa variété et de sa diversité, se meut dans certaines formes communes ». Et de conclure : « La révolution communiste est la rupture la plus radicale avec le régime traditionnel de propriété ; rien d’étonnant si, dans le cours de son développement, elle rompt de la façon la plus radicale avec les idées traditionnelles. Mais laissons là les objections faites par la bourgeoisie au communisme. » Dans ces idées traditionnelles, nul doute que s’intègre la religion – en tout cas en tant que forme de conscience sociale. Mais le nouveau monde est déjà là, en germe, dans l’ancien. Et se peut-il qu’il y ait du déjà-là aussi dans la religion, dans certaines manières de croire… Marx ne l’envisage pas. Les rapports sociaux à l’œuvre produisent pourtant partout les conditions de leur dépassement et les grandes familles religieuses sont traversées de courants progressistes et réactionnaires.

« Le fait objectif que des croyantes et des croyants s’engagent en toute conscience dans la lutte contre les rapports sociaux de domination et d’exploitation vient de fait interroger les réflexions de Marx. »

L’un des champs sur lesquels la pensée de Marx a été beaucoup discutée est bien celui de ce qui profondément décide du cours de l’histoire. La part des contradictions du réel. La part des représentations qu’elles font naître. La part du libre arbitre articulé aux mouvements populaires. Son œuvre appelle à la connaissance et à la conscience. Si elle n’a pas pour objet de les remplacer, alors la spiritualité, qu’elle soit ou non religieuse, qu’elle soit le « soupir de la créature opprimée » ou peut-être une des dimensions du « libre développement de chacun », n’est pas nécessairement un obstacle à l’engagement dans le combat révolutionnaire. Elle peut en être un ferment.

Pierre Dharréville est député PCF des Bouches-du-Rhône.

Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018