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Qu’est-ce qu’une librairie indépendante et engagée ?

Entretien avec Alain Munez

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Qu’est-ce qu’une librairie indépendante et engagée ?
La librairie Diderot a été créée il y a vingt-cinq ans à Nîmes par deux camarades, dont l’un était un ancien du groupe Messidor et des Éditions sociales. Elle appartient au patrimoine du Parti communiste du Gard. Cela signifie que nous entretenons avec le PCF un engagement moral, un lien historique, tout en conservant notre indépendance. Ce travail repose sur une quarantaine de bénévoles et de militants politiques, syndicalistes, associatifs, qui sont également des lectrices et des lecteurs ! Nous donnons un autre sens à notre activité de libraire. Notre librairie est identifiée comme la « librairie communiste de Nîmes », mais ce n’est pas un problème, au contraire, nous avons nos ache­teurs et acheteuses. Cela nous donne aussi l’énergie de nous déplacer pour répondre aux sollicitations : nous travaillons beaucoup avec des comités d’entreprise, des mairies et nous répondons aussi à de nombreuses sollicitations associatives, environ cent à cent vingt par an. La librairie est donc très fréquemment délocalisée par des équipes militantes et bénévoles. Il faut pour cela entretenir des contacts réguliers, fréquents, avec les différents organismes avec lesquels nous travaillons, donner envie de lire et proposer des livres qu’on ne trouve pas ailleurs, même si nous vendons un peu de tout (mais pas les livres de Sarkozy, quand même !).
« Librairie indépendante », cela veut tout et rien dire… C’est au gérant de faire ses choix : papeterie ou pas ? Influence des distributeurs ou choix en amont ? Notre libraire sélectionne des livres sans que les représentants (qui viennent informer les libraires des livres édités par leur maison d’édition) ne lui dictent leur sélection ; elle intègre les propositions et coups de cœur des bénévoles… Appartenir à un réseau de librairies indépendantes permet aussi d’avoir accès à des subventions : nous avons ainsi monté une association à Nîmes regroupant les six librairies indépendantes de la ville. La région Occitanie, par exemple, nous donne accès à de nombreux financements, pour l’aménagement de notre ma­gasin, ou pour l’organisation d’initiatives comme le Festival du roman noir.

Quel public touche la librairie Diderot ?
Pour notre part, nous travaillons notamment avec les comités de lecture des comités d’entreprise des cheminots, ou de la Caisse centrale d’activités sociales (CCAS), qui gère les activités sociales des travailleurs d’EDF, ENEDIS, etc.], qui est le plus gros comité de lecture d’Europe. Nous leur proposons une sélection parmi laquelle sont élus des livres qui nous seront alors commandés par leurs centres de vacan­ces : nous participons par exemple au choix de livres pour les arbres de Noël. Il s’agit alors de trier des milliers de livres qui sont commandés par la librairie pour les acheminer dans toute la France. C’est un gros boulot, qui est finalement assez proche du métier de docker ! Sur Nîmes même, et dans le magasin que nous avons à Nice, le public est très varié, allant d’une clientèle aux logiques militantes au touriste qui entre dans une librairie généraliste qu’il a croisée au gré de ses pérégrinations. Nous avons des rayons jeunesse et policiers très bien approvisionnés et attractifs.

Une librairie engagée l’est aussi par son mode de gestion ?
Dans notre équipe, nous mélangeons les activités manuelles de rangement et la production de débats, d’événements artistiques en mêlant la chanson, la poésie, la musique, autour par exemple d’Aragon, de la guerre de 14-18, d’Allain Leprest (parolier et chanteur français, populaire et engagé). Tous les mois, nous nous réunissons pour prendre les décisions pour la librairie. Le conseil d’administration, personnalité morale de la librairie, comporte quatre personnes, plus le gérant. Personne ne touche de royalties, le bénéfice revient tout entier à la librairie ! Notre équipe n’est pas rémunérée, elle considère son travail comme du militantisme, ce qui est une vraie richesse. Une seule personne est salariée : la libraire.

Est-ce que tu constates une évolution du lectorat ? Comment l’élargir ?
Contrairement à ce qui est souvent dit, il n’y a pas aujourd’hui moins de lectrices et de lecteurs, les jeunes n’ont pas arrêté de lire ; il y a simplement des changements dans la pratique de la lecture, avec le livre électronique ou la lecture sur Internet. N’opposons pas les deux, celles et ceux qui lisent des livres numériques sont les mêmes que ceux qui lisent des livres papier !
Malgré tout, beaucoup ne lisent pas, alors que tout, dans la formation, passe par la lecture. Comment comprendre une musique, une peinture, sans la remettre dans son contexte, et cela sans les livres ? Lire demande un effort, même Marx le dit, dans un texte qu’il envoie à son éditeur du Capital, Maurice La Châtre : « La méthode d’analyse que j’ai employée et qui n’avait pas encore été appliquée aux sujets économiques rend assez ardue la lecture des premiers chapitres, et il est à craindre que le public français toujours impatient de conclure, avide de connaître le rapport des principes généraux avec les questions immédiates qui le passionnent, ne se rebute parce qu’il n’aura pu tout d’abord passer outre. C’est là un désavantage contre lequel je ne puis rien si ce n’est toutefois prévenir et prémunir les lecteurs soucieux de vérité. Il n’y a pas de route royale pour la science et ceux-là seulement ont chance d’arriver à ses sommets lumineux qui ne craignent pas de se fatiguer à gravir ses sentiers escarpés. »
C’est un effort de lire, mais c’est précisément un effort qu’il faut faire. Pour aller vers les milieux les plus éloignés du livre, nous invitons les auteurs à venir parler de leur livre, à rencontrer leurs lectrices et lecteurs. Il faut montrer que le livre n’est pas réservé aux intellectuels ! Cela fonctionne bien, notamment auprès des enfants et des jeunes. Il suffit qu’il y ait un effort pour aller vers, sans penser qu’on apporte le savoir : il s’agit d’un échange de savoirs.
Il reste le problème du prix ; c’est pourquoi nous travaillons avec les médiathèques, les bibliothèques, et incitons les lectrices et lecteurs à s’y rendre : nous sommes des « militantes et militants du livre » ! S’y ajoute la question du temps. Beaucoup disent : « Je n’ai pas le temps de lire. » Or nous avons tous le temps de lire, si nous le prenons, c’est simplement une question de choix !

Y a-t-il une pratique genrée de la lecture ?
Du fait de l’éducation qu’on leur donne, les femmes lisent plus, alors que les hommes lisent « utile », comme si un roman ne proposait pas des réflexions sur de nombreux sujets ! Ils sont donc plutôt tournés vers les essais quand ils viennent chez nous. Ils achètent souvent pour eux, quand les femmes ont tendance à acheter des livres à partager pour leur famille, pour leurs amis.

Le métier de libraire serait-il condamné ?
Bien sûr que non, le livre papier existera toujours, parce qu’il y aura toujours des écrivaines et des écrivains ! En revanche, c’est vraiment un métier passion. Les personnels comme les gérants sont souvent mal payés, avec des salaires qui commencent au SMIC et ne montent pas au-delà de 1 400 ou 1 500 euros. Vendre est compliqué, faire reprendre sa librairie aussi. Pourtant, c’est un métier passionnant, qui nécessite un niveau de formation élevé. Ce sont les grosses machines, les gros éditeurs comme Hachette, qui publient dans des quantités beaucoup trop importantes, qui pèsent sur le système. Il faudrait réguler cela.

Et au niveau de l’organisation du parti ?
La formation, c’est vraiment très bien mais, plus largement, il faudrait que les animatrices et animateurs invitent régulièrement, constamment, à lire, à échanger sur les livres, pour mettre en place un véritable réseau, un circuit du livre. Les fédérations devraient créer leur bibliothèque, en nommant une ou un camarade pour l’animer toute l’année, en commandant des livres récents. Cela ne demande pas forcément un gros budget, d’autant que l’on peut simplement faire circuler quelques livres !

Alain Munez est libraire indépendant de la librairie Diderot de Nîmes.


La librairie Diderot est également présente dans une petite librairie à Nice, et dans une antenne à Marseille, dans le local fédéral. Il existe d’autres librairies en France qui appartiennent au patrimoine du PCF, comme la librairie La Renaissance à Toulouse, qui monte notamment le Village du livre à la Fête de l’Humanité, ou la librairie Jean-Jacques-Rousseau à Chambéry.


Quelques propositions du PCF pour la Librairie

• Réformer la distribution en soutenant le projet coopératif de l’Association de défense des métiers du livre pour élargir l’offre éditoriale distribuée. 
• Donner aux librairies indépendantes les moyens d’une saine trésorerie, en abondant plus généreusement le fonds mouvementé par le Centre national du livre (CNL). Leur consentir des prêts à taux zéro. Leur faciliter l’accès aux marchés publics des bibliothèques proches par des modifications prenant mieux en compte la dimension qualitative dans la passation de ces marchés, et valorisant la proximité des libraires, partenaires de la médiation pour la lecture. 
• Exonérer, comme le demande la branche librairies de la Filpac CGT, les librairies indépendantes de taxes locales, durant les cinq premières années d’installation. 
• Compte tenu de leur mission culturelle dans la ville, consentir systématiquement à ces librairies des baux commerciaux en centre-ville à des conditions préférentielles, comme le pratiquent encore trop peu de municipalités. 
• Améliorer la rémunération et le statut des libraires. 
• Mettre fin à la concurrence déloyale qui frappe la librairie via les GAFA. 
• Sanctionner et arrêter l’évasion fiscale pratiquée par ces géants, faire respecter la loi unique sur le prix du livre actuellement contournée, en facturant de réels frais de port, conditions de l’équité dans le commerce du livre.
Extrait de Livre et lecture, préparer l’avenir : repères pour un projet collaboratif, PCF, 2015

Cause commune n°9 • janvier/février 2019