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Il y a, à l’état latent chez Hegel et explicitement chez Marx, une description de la situation des sociétés modernes qui donne toute son importance au rôle qu’y joue la sphère politique, et qui explique que les  individus aient besoin de partis et de mouvements politiques pour pouvoir se faire valoir à l’échelle de la collectivité prise dans son ensemble.

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La formation du mode de production capitaliste a entraîné, à partir du XVIIIe siècle, de profondes mutations dans l’organisation des sociétés modernes et dans les représentations qui les accompagnent, dont l’une des plus importantes est sans doute l’apparition, à côté de (voire face à) la sphère politique (l’État), d’une sphère publique de libre jeu des intérêts privés relativement indépendante de cette dernière : celle que Georg Wilhelm Friedrich Hegel est le premier à conceptualiser rigoureusement, dans les Principes de la philosophie du droit (1820), sous le nom de « société civile bourgeoise ». L’introduction de ce concept marque une refonte des conceptions du politique et plus généralement de l’« humanité » de l’être humain ; en effet, cette dernière n’est plus localisée dans la communauté politique, comme c’était le cas par exemple dans la Grèce antique (en particulier dans les Politiques d’Aristote), ou encore dans la pensée du XVIIe siècle (qu’on songe par exemple au Léviathan dans lequel Hobbes déduit, à partir de son analyse de la nature humaine, une conception de la société comme corps politique gouverné par le souverain), mais dans cette nouvelle sphère des intérêts privés, c’est-à-dire dans ce qu’il y a de non politique dans la société, comme le signale la remarque au § 190 des Principes de la philosophie du droit dans laquelle Hegel affirme que c’est seulement dans la sphère de la société civile bourgeoise qu’il est question de l’être humain proprement dit, par différence notamment d’avec le citoyen dans la sphère politique de l’État. Si l’être humain est un « animal social », « société » ne signifie plus dans cette configuration moderne « communauté politique », mais « société civile bourgeoise », c’est-à-dire un espace public ou du moins commun (par opposition à la famille) dans lequel chacun cherche la satisfaction de ses intérêts privés (par opposition à l’État). La société civile bourgeoise, c’est ni plus ni moins que ce que l’on appellera plus tard le « social » en tant que différent du politique.

« La société civile bourgeoise, c’est ni plus ni moins que ce que l’on appellera plus tard le “social” en tant que différent du politique. »

La découverte de l’économie politique
Si Hegel est le premier à proposer une conceptualisation de cette notion, ce qui représente une des originalités majeures de sa philosophie, il reconnaît cependant lui-même, non seulement qu’il ne fait que prendre acte d’un phénomène déjà bien ancré dans la réalité sociale de son temps, mais encore qu’il n’est pas le premier à en proposer des aperçus théoriques. Concernant le premier point, Hegel voit notamment dans la Révolution française, malgré son caractère ouvertement politique, un moment important dans l’autonomisation de la société civile bourgeoise par rapport à l’État : qu’on songe par exemple au fait que la Déclaration des droits de l’homme tienne pour inaliénable le droit de chacun à la recherche (par ses propres moyens et non par l’État) de son bien-être privé. Au même moment se produit, d’abord en Grande-Bretagne, la première révolution industrielle, qui voit l’émergence d’une sphère économique autonome qui trouve ses premiers théoriciens en la personne des économistes classiques. Ces auteurs, au premier rang desquels Adam Smith, ont été lus de près par Hegel, qui là encore est le premier des grands philosophes allemands à intégrer leur apport à sa pensée ; l’économie politique est pour lui la science qui étudie les lois régissant le fonctionnement de la société civile bourgeoise, et la découverte de cette discipline a joué un grand rôle dans la prise de conscience par Hegel de la séparation entre société civile bourgeoise et État.

« L’économie politique est pour Hegel la science qui étudie les lois régissant le fonctionnement de la société civile bourgeoise. »

Rapports entre société civile bourgeoise et État
Penser les rapports qu’entretiennent ces deux sphères est une des tâches centrales de la philosophie politique et sociale hégélienne. Celle-ci n’a pas un but prescriptif, au sens où elle exposerait ce que devrait être un tel rapport bien compris, mais elle n’est pas non plus simplement descriptive et ne se contente pas d’enregistrer les phénomènes de manière immédiate ; dans l’exigence hégélienne de « penser le présent », il faut entendre à la fois le souci de penser ce qui est (contre toute tentation utopiste), mais aussi la nécessité de le penser, c’est-à-dire d’en produire une reconstruction conceptuelle qui en expose la rationalité interne. Dans le cas présent, on constate que Hegel tout à la fois propose une interprétation philosophique d’un phénomène historique majeur de son temps (temps qui, sous cet aspect, est encore le nôtre), et énonce des propositions théoriques sur ce que signifient véritablement société civile bourgeoise et État ; une de ses thèses principales est que la première est subordonnée au second, au sens où il faut un État constitutionnel pour que puisse se développer librement la société civile bourgeoise (ce que Hegel voit à l’œuvre dans la Révolution française), et où l’intérêt général prime sur les intérêts privés bien que la valeur propre de ces derniers soit pleinement reconnue par l’État. Mais, d’un autre côté, la société civile bourgeoise joue un rôle important au service de l’État moderne, notamment parce qu’en son sein s’accomplit un travail de culture des individus qui leur permet d’apprendre à prendre en vue l’intérêt général tout en le distinguant de leurs intérêts privés : c’est parce que l’on éduque ses besoins et intérêts, que l’on se forme comme individu privé, que l’on est en mesure d’être un citoyen réfléchi et conscient. Mieux, ce que l’on apprend aussi dans la société civile bourgeoise, c’est que les intérêts privés de l’individu sont en partie partagés avec d’autres. En effet, il ne faudrait pas réduire cette sphère à la lutte égoïste des intérêts individuels dans le champ économique : c’est aussi le lieu d’émergence d’intérêts communs objectifs, grâce à ce travail de culture, qui permet à chacun de réaliser que son intérêt privé véritable est moins ce qu’il y a de purement individuel dans ses besoins et désirs instinctifs, que l’intérêt commun à tous ceux qui occupent la même position que lui dans la société civile bourgeoise. C’est pourquoi Hegel attache une importance décisive aux « corporations », qu’il pense non pas à la manière des anciennes guildes médiévales reposant sur le privilège seigneurial, mais comme des institutions modernes permettant une régulation interne de la sphère économique, un marché « pur » étant selon lui une utopie néfaste.

La critique de la doctrine hégélienne par Marx
La société civile bourgeoise, telle que la pense Hegel, n’est donc pas un pur royaume d’individus atomisés, mais comprend des structures d’organisation interne que sont les corporations et plus généralement ce que Hegel appelle les « états » (au sens que revêt le terme dans l’expression « tiers état »), c’est-à-dire des regroupements d’individus en fonction de leur position (pour simplifier : agriculteur et propriétaire foncier, commerçant et ouvrier, ou fonctionnaire) dans l’organisation globale de la production. Mais, même structurée par de telles institutions, la société civile bourgeoise se résout toujours en intérêts partiels, limités, qui s’entrechoquent indéfiniment et rendent nécessaire l’organisation de la collectivité par le principe d’unité qu’est l’État. Il est cependant remarquable que, pour penser la supériorité de l’État prenant en charge l’universalité de l’intérêt général, Hegel prenne grand soin de concevoir une traduction politique de ces divisions internes à la société civile bourgeoise sous la forme d’une représentation législative, qui vient achever l’élévation à l’universel qui s’esquissait déjà dans les états au sein de la société civile bourgeoise. Ce point fera l’objet d’une critique détaillée de Marx dans les années 1843-1844, pendant lesquelles il se consacre à la critique de la philosophie du droit de Hegel : il estimera que, loin de réaliser l’intégration des états dans la sphère politique de l’universel, la doctrine hégélienne consacre bien plutôt l’État comme représentant des intérêts des propriétaires fonciers et des commerçants. Marx renverse donc en même temps la hiérarchie entre la société civile bourgeoise et l’État, pour finir par penser, dès les années 1845-1846, que la première contient la clé du second : ce qui prime, et qui dévoile le secret de l’anatomie politique, c’est la sphère de la production matérielle étudiée par l’économie politique, d’où la focalisation des efforts de Marx sur cette dernière dans son grand projet de critique de l’économie politique, qui l’occupera jusqu’à la fin de sa vie.
Si Marx pense l’articulation de la société civile bourgeoise et de l’État à front renversé par rapport à Hegel, les deux auteurs n’en partagent pas moins l’idée selon laquelle la société civile bourgeoise est le lieu d’agrégation des intérêts privés en intérêts objectivement communs (Marx dira : intérêts de classe), qui se font valoir politiquement dans la sphère de l’État pour accéder à l’instance d’organisation universelle de la collectivité. Il y a donc, à l’état latent chez Hegel et explicitement chez Marx, une description de la situation des sociétés modernes qui donne toute son importance au rôle qu’y joue la sphère politique, et qui explique que les individus aient besoin de partis et de mouvements politiques pour pouvoir se faire valoir à l’échelle de la collectivité prise dans son ensemble. Et même si, comme Marx, on pense que la sphère politique est dépendante de la sphère socio-économique, on n’en est pas moins obligé de reconnaître que l’État joue un rôle cardinal dans l’organisation des sociétés modernes, ce qui justifie qu’on accorde une grande importance à la bataille proprement politique.

Victor Béguin est doctorant en philosophie à l’université de Poitiers.

Cause commune n° 4 - mars/avril 2018