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Le capitalisme de plateforme est l’histoire du dévoiement de l’outil collaboratif au profit de l’extension des logiques de marché par la construction d’une ingénierie juridique tournée vers le contournement de toutes les règles.

Les plateformes sont omniprésentes. Elles n’existaient pas il y a une dizaine d’années et, pourtant, elles font aujourd’hui indéniablement partie de notre quotidien : les plateformes numériques sont partout. Pour se renseigner en temps réel sur l’état du trafic routier, acheter des meubles de seconde main, revendre de vieux vêtements, se déplacer, se nourrir… Inspirées de l’univers collaboratif et désintéressé, le marché a rapidement su y voir le moyen d’étendre son empire. Apparaissent alors les plateformes numériques de travail. Elles développent une activité économique consistant à proposer et organiser des services dont la réalisation sera assurée par des travailleurs unis avec elles par un contrat d’entreprise et non pas par un contrat de travail.
Ce que l’on désigne en France comme l’ubérisation ne renvoie pas seulement alors à l’essor d’organisations d’un nouveau type, avec ses architectures normatives dématérialisées, ses produits et services disponibles en un clic (cf. Sarah Abdelnour, Dominique Meda, Les Nouveaux Travailleurs des applis, PUF, 2019). Elle est une entreprise globale de déréglementation aux ambitions mondiales, qui ne supporte aucune entrave, ni à son développement économique, ni à l’exercice de son pouvoir. Le capitalisme de plateforme est l’histoire du dévoiement de l’outil collaboratif au profit de l’extension des logiques de marché par la construction d’une ingénierie juridique tournée vers le contournement de toutes les règles.

« Le développement du télétravail en cette période de crise sanitaire en témoigne, tout le monde est potentiellement concerné par la dématérialisation des activités. »

l’extension des logiques de marché
Du secteur collaboratif au secteur marchand. On voit apparaître les premières plateformes dans les milieux scientifiques ou associatifs pour échanger des informations, partager des connaissances, des compétences, des savoirs (comme la plateforme de bénévoles associatifs britannique Do-It). Ainsi, pendant un temps, les plateformes numériques demeurent préservées des logiques de marché. Elles constituent essentiellement des lieux de rencontres virtuelles sans but lucratif affiché. Il y avait bien des boutiques en ligne, mais on y craignait les piratages et autres types d’escroqueries. Les plateformes telles qu’Uber vont parvenir à créer des espaces très facilement accessibles (depuis l’application de son téléphone), d’une grande simplicité d’utilisation (intuitif, clair) et particulièrement sécurisés (paiement sécurisé, remboursements).
Dès lors, des plateformes numériques marchandes vont se multiplier, restructurer des champs entiers d’activité économique ou en investir de nouveaux avec un cynisme et une brutalité qui peuvent être féroces : tout devient marchand. L’ubérisation ne renvoie pas simplement alors à l’apparition d’un nouveau type d’entreprise numérique, mais s’inscrit dans un bouleversement social plus radical : une logique de marchandisation des rapports humains qui n’épargne aucun secteur. En ce sens, l’ubérisation s’apparente à une extension du modèle du marché mais aussi à un durcissement de ses règles pour les autres acteurs et pour les travailleurs.

Un modèle construit sur le contournement des règles
Concurrence déloyale. La première décision de la cour de justice de l’Union européenne (CJUE) concernant une plateforme de travail portait sur une question de concurrence déloyale. Le litige à l’origine de l’arrêt Elite Taxi contre Uber opposait une association de taxis barcelonais à la plateforme. L’association reprochait à cette dernière de ne pas respecter la réglementation applicable aux taxis, sous prétexte qu’elle n’était pas une entreprise de transport mais une simple société de mise en relation entre des chauffeurs indépendants et des clients. Peu convaincus par l’argumentaire, la cour de justice considère qu’Uber est bien une entreprise de transport : « Les chauffeurs qui roulent dans le cadre de la plateforme Uber n’exercent pas une activité propre qui existerait indépendamment de cette plateforme. Au contraire, cette activité peut exister uniquement grâce à la plateforme, sans laquelle elle n’aurait aucun sens » (CJUE, 20 déc. 2017, aff. C-434/15, Asociación Profesional Elite Taxi c. Uber Systems Spain SL).
Parmi les pratiques abusives de contournement des règles pratiquées par les plateformes de travail, la stratégie d’évitement de la législation sociale revêt une dimension centrale.

« L’ubérisation est un projet politique où la dématérialisation de l’organisation productive, tout à fait généralisable dans nos sociétés de services, pourrait servir de prétexte à une sortie massive du statut de l’emploi. »

De l’emploi au travail sans statut. Le contournement des règles – et de la législation sociale en particulier – est consubstantiel au modèle des plateformes de travail. Comme le souligne l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales) : « [Elles] ne se considèrent pas comme des entreprises de transport, de services à domicile ou de tel autre secteur professionnel mais comme des intermédiaires électroniques, tentent de se prémunir du risque d’être considérées comme des employeurs directs – ou les donneurs d’ordre – de leurs contributeurs. Cela ne correspondrait pas en effet à leur modèle d’affaires d’opérateurs de l’économie à la demande ou de la société de l’information et cela leur permet de s’exonérer de coûts directs élevés, liés à l’emploi d’une main-d’œuvre importante, ainsi que de l’application des réglementations sectorielles qui s’appliquent aux acteurs traditionnels »
(N. Amar, L.-C.Viossat., Les Plateformes collaboratives, l’emploi et la protection sociale, IGAS, mai 2016).
Plus encore, les plateformes représentent des logiques d’externalisation arrivant à leur paroxysme. Avec la sous-traitance ou le travail intérimaire, le statut de l’emploi, même écorné, demeure préservé. L’emploi doit en effet être envisagé comme étant une activité – le travail – donnant accès à un statut et dont les traits sont largement dessinés par la législation sociale. Lorsqu’une entreprise donneuse d’ordre décide d’externaliser une partie de son activité (sous-traitance) ou de recourir à des travailleurs extérieurs pour gonfler temporairement la collectivité de travail (intérim), même si la finalité de la décision patronale devait être d’alléger ses « coûts » et ses responsabilités, une personne demeure responsable du respect des droits des travailleurs (dans l’entreprise de sous-traitance ou dans l’agence d’intérim). Certes, ce type de stratégie managériale conduit à une dégradation des conditions de travail pour les salariés de ces entreprises. Seulement, les droits relatifs à l’application du salaire minimum, aux conventions collectives, au régime du licenciement, au régime de la modification du contrat de travail ou encore au paiement des cotisations sociales, demeurent opposables. L’apparition des plateformes numériques de travail apporte ici un changement radical : il devient matériellement possible de recourir directement à des travailleurs sans avoir besoin de les coordonner par le biais d’un tiers (entreprises de sous-traitance, agences d’intérim), et ainsi de se passer de l’application des droits les plus fondamentaux du travail.

« Parmi les pratiques abusives de contournement des règles pratiquées par les plateformes de travail, la stratégie d’évitement de la législation sociale revêt une dimension centrale. »

L’inévitable paupérisation des travailleurs. Avant les plateformes, il était en effet impossible de mener des projets avec des milliers de travailleurs indépendants et isolés. Avec les plateformes, l’organisation du travail est parfaitement dématérialisable. Le pouvoir patronal (directives, contrôle, sanctions) est traduit en langage informatique et appliqué immédiatement à l’ensemble des travailleurs par une plateforme aux allures de contremaître orchestrant toute l’organisation productive. Les capacités de résistance des travailleurs sont en outre quasi nulles : celle ou celui qui ne respecte pas les règles est écarté automatiquement par l’algorithme. Le constat est d’autant plus fort que les travailleurs sont précaires, contraints de tout accepter pour espérer survivre... y compris des courses parfois payées moins de 2 euros le kilomètre parcouru. Dès lors, ne restent sur ces plateformes que celles et ceux n’ayant pas d’autre choix, les plus précaires. C’est pourquoi on y trouve, de plus en plus nombreux, des jeunes en difficulté d’insertion professionnelle et des travailleurs sans papiers.

Les risques de contagion
La résistance du gouvernement aux décisions des juges. Préférant ouvertement protéger les plateformes plus que leurs travailleurs, le gouvernement exprime son inclination pour des propositions de protections intermédiaires (hors du salariat mais avec des garanties présentées comme supplémentaires à celles des indépendants) au prétexte de l’autonomie organisationnelle supposée des travailleurs (cf. F. Mehrez, « La délicate sécurisation juridique de la relation des plateformes et de leurs travailleurs », Actuel-RH, 19 octobre 2020). En témoignent les propos de l’ancienne ministre du Travail, Muriel Pénicaud, au lendemain de la publication de l’arrêt « Uber » qui requalifie sans l’ombre d’une ambiguïté ou d’une difficulté l’activité des chauffeurs de salariée : elle annonce sur Europe 1 le lancement d’une mission par les ministères du Travail et de l’Économie et des Finances sur la question du statut des travailleurs des plateformes. La solution des juges, non équivoque, ne semble ainsi pas en être une pour le gouvernement, qui refuse d’accepter la qualité de salarié pour les travailleurs. Il nie le rôle d’employeur des plateformes et, avec lui, les responsabilités qui lui sont corrélatives en matière d’application des droits et du paiement des cotisations sociales. S’observe ainsi une tentative de faire basculer l’emploi vers le travail sans statut, un travail (mal) rémunéré sans les protections individuelles et collectives garanties aux salariés.

« Celle ou celui qui ne respecte pas les règles est écarté automatiquement par l’algorithme. Le constat est d’autant plus fort que les travailleurs sont précaires, contraints de tout accepter pour espérer survivre... »

Un risque pour tout le salariat. Les plateformes ne sont que des entreprises qui organisent le travail informatiquement, et qui, pour ce faire, traduisent une partie plus ou moins importante de leurs directives en langage informatique. Or le développement du télétravail en cette période de crise sanitaire en témoigne, tout le monde est potentiellement concerné par la dématérialisation des activités. Dès lors, accepter que l’on dénie aux travailleurs des plateformes leurs droits de salariés, au prétexte que leur employeur est une plateforme, revient à prendre ce risque que nous soyons toutes et tous concernés par une sortie du salariat au profit d’infra-droits. Dans ce scénario dystopique – mais en cours – la Sécurité sociale est remplacée par des assurances négociées par l’entreprise, les ruptures de contrat n’ont plus à répondre au régime du licenciement, les syndicats et l’ensemble du droit collectif du travail laisse sa place à la consultation d’une poignée de travailleurs pour signer des chartes de « garanties » rédigées par l’employeur.
On comprend alors que l’ubérisation est un modèle économique construit sur un contournement des règles mais, plus encore, un projet politique où la dématérialisation de l’organisation productive, tout à fait généralisable dans nos sociétés de services, pourrait servir de prétexte à une sortie massive du statut de l’emploi.

Barbara Gomes est maîtresse de conférences à l’université Polytechnique Hauts-de-France, conseillère de Paris, déléguée auprès du maire du 18e arrondissement, chargée des innovations numériques socialement responsables.

Cause commune n° 21 • janvier/février 2021