Dès 1918, au Congrès de Budapest, Sigmund Freud appelle à mettre la psychanalyse à la portée des plus démunis. De là naîtront de nombreuses policliniques tant à Budapest, qu’à Berlin, Moscou, Vienne, Zagreb, Londres, Trieste, Rome, Francfort, Paris. En 1927, dans L’Avenir d’une illusion, Freud reconnaît l’oppression et l’exploitation d’une majorité par une minorité. Il y voit l’une des causes majeures du malheur dans la civilisation. Il observe que pour tenir « dans la plus stricte sujétion ces masses dangereuses, […] [il faut] leur barrer avec le plus grand soin l’accès à toutes les occasions d’éveil de l’esprit. » Wilhelm Reich rapporte que Freud, en 1926, lui a soufflé son espoir de la réussite de l’expérience révolutionnaire en Russie. Nombreux sont les psychanalystes d’alors qui ont le regard tourné vers l’Est. C’est le cas d’Ernst Simmel, d’Helen Deutsch, de Siegfried Bernfeld ou d’August Aichhorn. Karl Landauer crée avec Erich Fromm « la communauté ouvrière psychanalytique de l’Allemagne du Sud-Est. » Proche compagnon de Freud, Sándor Ferenczi reçoit la chaire de psychanalyse de l’université de Budapest lors de la République des conseils. Wilhelm Reich crée à Vienne six centres d’hygiène sexuelle. En Russie soviétique est créé un institut psychanalytique d’État. Freud lui apportera son soutien, de même qu’Anna Freud et Marie Bonaparte. La jeunesse révolutionnaire russe des années 1920 donne une belle place à la psychanalyse. Des brochures sur Freud et la révolution sexuelle circulent largement.
L’évolution des conceptions de Reich et Freud
Reich arrive à Vienne en 1918. En 1920, âgé de 22 ans, il devient membre de la Société psychanalytique de Vienne. En 1922, il est nommé premier assistant aux côtés de Freud et de Eduard Hitschmann à la polyclinique de Vienne. Il en deviendra le vice-directeur de 1928 à 1930. Il recevait à sa consultation le tout-venant. Son expérience l’amène à prendre en compte la misère sociale des personnes qui viennent à sa consultation. Elle joue selon lui un rôle déterminant dans l’apparition des névroses des classes laborieuses, les « tares héréditaires » rendant le sujet inanalysable cachant en fait la dissymétrie sociale dont le sujet souffrait par rapport aux classes aisées. La rencontre de Reich avec les prolétaires de la banlieue rouge de Vienne et son action thérapeutique auprès d’eux vont le confirmer dans son approche théorique. Il écrit : « Les véritables secrets de la fonction sociale de la répression sexuelle me furent révélés par l’expérience de la pratique médicale et sexologique dans la jeunesse viennoise » (Wilhelm Reich, People in trouble, New York, Farrar, 1978). Gabarron-Garcia explique son succès : « Il écoute et, au contact de ces hommes et de ces femmes, il apprend. » La science qu’il avait apprise ne savait rien des gens : Reich conteste le naturalisme qui, à force de méconnaître le déterminisme social de l’individu, impute à la seule personne ses troubles. Après plusieurs voyages en Union soviétique, Reich politise la question sexuelle. En 1929, au retour d’un dernier voyage, il constate des changements : la révolution sexuelle a été enterrée et avec Staline on en revient aux valeurs patriarcales et à celles de la famille. Le 12 décembre 1929, il expose ses conceptions dans un cercle privé de Freud. Celui-ci le rabroue : selon lui, le but de la psychanalyse n’est pas de sauver le monde et la psychanalyse n’est pas une conception du monde. Or Reich accepte mal la publication de Le Malaise dans la civilisation par Freud, en 1930. Il y repère un tournant de Freud qui vire au pessimisme sur la culture et sur l’homme. Au même moment, il publie Maturité sexuelle, continence, morale conjugale. Les deux ouvrages témoignent de l’écart qui s’est creusé entre eux deux. Désormais Freud mettra l’accent sur la nature agressive de l’homme qui expliquerait la violence sociale et politique dans la société. Le climat se tend et Reich quitte Vienne pour Berlin, plus progressiste. Mais les succès électoraux des nazis assombrissent l’atmosphère. De 800 000 suffrages en 1926, le parti nazi passe à 6 500 000 en 1930. En 1933, Reich publie Psychologie collective du fascisme où il analyse la compréhension par la propagande nazie des réactions psychiques de masse. La pureté de la race et celle de la nation, la dénonciation du juif ou du bolchevique, la promotion de la famille allemande et le retour à l’ordre militaire sont autant de puissants motifs affectifs par lesquels les nazis captent les masses ; à côté, l’argumentation communiste paraissait abstraite et désincarnée. Selon Reich, la répression sexuelle exercée dans leur vie quotidienne permettait d’obtenir l’acquiescement des masses, et seule la libération de l’énergie sexuelle pouvait dégager la puissance nécessaire à la révolution. Après l’incendie du Reichstag, la nuit de 27 février 1933, beaucoup des amis de Reich sont exécutés et il s’enfuit au printemps 1933 à Copenhague. Il prend ensuite ses distances vis-à-vis du mouvement communiste au profit d’une orientation plus libertaire : le Malaise dans la civilisation n’est plus seulement une critique de la religion comme illusion, mais aussi celle du communisme.
« La jeunesse révolutionnaire russe des années 1920 donne une belle place à la psychanalyse.»
Gabarron-Garcia constate que Freud se tourne alors vers la neutralité politique de la psychanalyse. Libérer totalement la vie sexuelle revient à atomiser la famille, « la cellule germinale de la culture », et puis quoi, après ? s’interroge-t-il. Croit-on que l’on arrivera ainsi à un monde débarrassé de l’agression ? Elle est selon lui un trait indestructible de la nature humaine et qui tentera de la museler la retrouvera ailleurs.
La période du nazisme
Une page noire s’inscrit dans l’histoire du mouvement psychanalytique avec la survenue du nazisme en Allemagne et en Autriche. Freud a toujours tenu à préserver la psychanalyse des récupérations idéologiques. Depuis la parution du Malaise et l’échec de la révolution russe en 1930, il oriente la psychanalyse vers « une conception apolitique ». Avec la montée du fascisme, la donne évolue. Contre l’avis de la plupart de ses collègues, il soutient que l’existence de la psychanalyse constituée en organisation doit continuer dans les mêmes conditions sous le IIIe Reich. Entre 1929 et 1933, il prône l’idée d’une psychanalyse politiquement « neutre ». Un mois après la prise du pouvoir par Hitler, Max Eitingon, directeur de l’Institut psychanalytique de Berlin, récuse toute idée d’une adaptation de la psychanalyse au nazisme. Le 19 mars 1933, il écrit à Freud qu’il souhaite ne laisser l’institut à personne au cas où il ne pourrait plus y travailler. Des collègues rejettent ses idées : Ernest Jones, Felix Boehm et Carl Müller-Braunschweig. Comme « la nouvelle politique » impose aux dirigeants de la psychanalyse d’être aryens et de se conformer aux exigences du pouvoir, ils cherchent à le faire partir. Freud propose que Boehm puisse gérer l’Institut. Il était reconnu par l’État allemand comme aryen de pure race. Dans une lettre à Eitingon du 19 avril 1933, Freud raconte que Boehm et Müller-Braunschweig se sont montrés intransigeants sur les conditions de la « nouvelle politique ». Soucieux de préserver l’institut, Freud propose à Eitingon de se retirer de la présidence et de la laisser à Boehm. Quand Reich publie en 1933, Psychologie de masse du fascisme où il attaque ouvertement le nazisme, Freud publie « D’une vision du monde » dans La Nouvelle Suite des leçons d’introduction à la psychanalyse. Il analyse les causes de ce qui est, à ses yeux, l’échec de la révolution bolchevique. Comme son but était de transformer les hommes dans leur nature, il lui a fallu en passer par une « inévitable contrainte » dans l’éducation, la pensée et recourir à l’usage de la violence, parfois jusqu’à l’effusion de sang. Pour Freud, cette révolution a connu ses limites par sa survenue prématurée et le caractère hâtif de sa réalisation. Au congrès de Lucerne en 1934, les analystes protestent contre l’investiture de Boehm à la tête de la Société allemande de psychanalyse. Ernest Jones, redevenu à cette occasion président de l’IPA, prend sa défense. On refuse à Reich d’intervenir. Le 30 novembre 1935, en présence de Jones, la Société allemande de psychanalyse décide que les analystes refuseront de prendre en cure un patient « politiquement engagé ». Il est conseillé aux membres juifs de la société de démissionner. La psychanalyse se trouve ainsi « modernisée » et Müller-Braunschweig se réjouit qu’elle ait pris un visage « vraiment allemand ». En 1936, la Société allemande est rattachée à l’Institut allemand de science des âmes et de psychothérapie dirigé par Matthias Göring. Cette société restera à l’IPA jusqu’en 1938.
Les expériences thérapeutiques originales en institution
Après guerre, surviennent des expériences thérapeutiques originales en institution. Tel est le cas de la Clinique de La Borde. Elle commence en Catalogne avec François Tosquelles, psychiatre et psychanalyste catalan. À l’hôpital de Saint-Alban, pendant la guerre, Tosquelles crée le « club », un système autogestionnaire qui subvertit le dispositif hiérarchique hospitalier par une organisation collective quotidienne. L’ensemble des tâches hospitalières s’inspire des communautés autogérées en Catalogne pendant la guerre civile. En 1953, l’expérience de la Clinique de La Borde démarre quand Jean Oury achète un château où il s’installe avec ses patients. Félix Guattari dénonce ces énormes machineries asilaires qui « renforcent l’opacité des troubles, la solitude des malades, le non-sens de leur existence ». Avec Oury et Guattari, la psychanalyse devient l’outil premier de la psychiatrie. Reconnu comme relation de classe, le rapport entre le médecin et l’infirmier est remis en cause. La levée de leur lien de subordination permettra d’accéder à la folie sur un autre mode que celui aliénant de la maladie. Oury développe le concept de la double aliénation sociale et mentale. La thérapie sera institutionnelle. Des expériences semblables surviennent avec Marie Langer en Argentine et en Allemagne avec le groupe SPK à Heidelberg. Elles ont pour dénominateur commun l’idée que la maladie mentale est le fait du capitalisme. Elles développent leurs expériences sur la base de la définition de la maladie comme fait politique.
Quand Gabarron-Garcia parle de « psychanalyse politisée », il met sur le même pied l’expérience des thérapies institutionnelles et l’analyse elle-même. Il y a certes les dérapages accablants récents de certains analystes. Quand l’auteur regrette que « toute psychanalyse politisée soit décrédibilisée » par les analystes eux-mêmes, il ne tient pas compte de l’antinomie de ces deux termes. Imputerait-on à la mathématique d’être politique ? Ce qui n’a pas empêché des mathématiciens de s’engager politiquement. Là où l’auteur voit la psychanalyse animée d’une « efflorescence réactionnaire », il oublie que sa question aiguë aujourd’hui réside dans l’inexistence du rapport sexuel. Établi tardivement par Lacan, ce constat met au cœur de l’exercice analytique contemporain, selon les travaux d’Allouch, le soulèvement et la liberté qui marchent alors d’un même pas. C’est ainsi que ce n’est pas à partir d’une prétendue neutralité politique réactionnaire que l’analyse se détermine aujourd’hui dans la cité mais à partir de ses attendus propres. l
George-Henri Melenotte est psychanaliste, psychiatre.
Cause commune • janvier/février 2022