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En hommage à l’ancien rédacteur en chef de la revue La Pensée, Patrick Ribau, disparu en mars 2018, nous publions des extraits d’un de ses articles parus en juin 1991. Professeur agrégé de géographie à l’université Paris-VII, membre du Groupe de recherche sur le Maghreb et le Moyen-Orient, il était plus particulièrement spécialiste de l’Irak. Dans un communiqué, les représentants en France du Parti communiste irakien ont salué la mémoire d’un « ami fidèle », un « communiste combatif et tenace ».

Le véritable Kurdistan est partagé entre la Turquie, la Syrie, l’Iran, l’Irak et l’URSS. […]
La Première Guerre mondiale et la défaite de l’Empire ottoman stimulèrent le nationalisme kurde, et l’espoir de la formation d’un État indépendant comprenant le Kurdistan turc et le vilayet de Mossoul se répandit dans la population. Espérance des Kurdes, le traité de Sèvres (10 août 1920) resta lettre morte. En effet, il fut vite remplacé le 24 juillet 1923 par le traité de Lausanne qui donnait entière satisfaction à Mustapha Kemal Atatürk, et dans lequel il n’était plus question d’un État kurde […].
Face à cet échec, les Kurdes demandèrent au gouvernement de Bagdad l’autorisation de constituer une unité administrative kurde jouissant d’une certaine autonomie. Le gouvernement central refusant, les tribus Barzani et Sourtchi déclenchèrent une série d’insurrections de 1930 à 1933. […] Après l’échec de l’éphémère République kurde de Mahabad, le vieux leader nationaliste Moullah Moustapha Barzani, traqué par le gouvernement de Bagdad dut s’exiler avec, certains de ses hommes en 1947, en Arménie.
La chute de la monarchie hachémite, lors de la révolution du 14 juillet 1958, l’arrivée au pouvoir de Kassem mirent fin au long exil du « Vieux ». […]

Une répression féroce
Les réformes culturelles, politiques et économiques tardant à venir, le mécontentement populaire éclatait à nouveau dans les montagnes d’Irak dès le printemps 1961. Face à cette agitation, peu à peu, le gouvernement central de Bagdad arrêta de nombreux intellectuels kurdes, et interdit la presse du Kurdistan irakien. Le 1er octobre 1961, ce fut au tour du Parti démocratique du Kurdistan irakien d’être interdit. À cette nouvelle, la révolte s’étendit comme une traînée de poudre à l’ensemble du Kurdistan. La riposte ne devait pas tarder. Le gouvernement Kassem fit bombarder de nombreux villages, mais les troupes gouvernementales ne purent pénétrer dans les montagnes verrouillées par l’armée populaire kurde. Des batailles sanglantes s’engagèrent dès le printemps 1962 dans les hautes terres de l’Irak. Elles permirent à l’armée populaire kurde d’occuper la moitié du Kurdistan irakien dès l’automne de la même année. En 1963, le général Takriti, pour « en finir » avec la rébellion, fit bombarder trois mille villages kurdes semant la désolation et la ruine, détruisant les ponts, les maisons, les récoltes. […]

« Le 11 mars 1974, le président Bakr décide de promulguer unilatéralement la loi d'autonomie du Kurdistan, qui stipule que le Kurdistan autonome est partie intégrante de la République d'Irak. »

Le 11 mars 1970, le général Ahmed Hassan El Bakr, président de la République d’Irak, annonçait officiellement à la télévision de Bagdad le règlement politique du problème kurde en Irak en déclarant que « les droits nationaux des Kurdes sont reconnus. Ces derniers pourront développer leur particularisme national au sein de l’unité du peuple, de la nation et de l’ordre constitutionnel irakien ». Cet accord, victoire de la lutte du peuple arabe et kurde, était également une victoire du PCI [Parti communiste irakien] qui, dès 1961, participa politiquement et militairement à la révolution kurde. […]
Alors que les relations du PDK [Parti démocratique du Kurdistan] avec l’Iran avaient été rompues lors de l’accord du 11 mars 1970, elles reprirent en mai 1972. Les États-Unis, inquiets du traité d’amitié irako-soviétique décidèrent par Iraniens interposés d’accorder une aide secrète à Barzani qui se montera à 16 millions de dollars entre août 1972 et mars 1975, d’après la commission Pike du Congrès américain sur les activités de la CIA. De son côté l’Iran accentue son aide financière et militaire en fournissant des armes lourdes. […]

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Une avancée vers l’autonomie
Le Front national progressiste propose au PDK un projet de statut pour la région autonome kurde, le 12 décembre 1973. Des négociations s’ouvrent, au plus haut niveau, conduites par Saddam Hussein, vice-président du commandement du conseil de la révolution, et Habib Karim, secrétaire général du PDK, mais celles-ci aboutissent rapidement à une impasse qui provoque immédiatement la rupture entre les deux parties, le 10 mars 1974. Le 11 mars 1974, le président Bakr décide de promulguer unilatéralement la loi d’autonomie du Kurdistan, qui stipule que le Kurdistan autonome est partie intégrante de la République d’Irak. La région autonome, qui a pour chef-lieu Erbil, est divisée en trois provinces : Sulaimaniya, Dehok et Erbil. Le pouvoir est confié à un conseil législatif de quatre-vingts membres élus par la population de la région autonome et à un conseil exécutif dont le président est choisi et révoqué par le chef de l’État au sein du Conseil législatif. […] La liaison entre les deux entités est assurée par un ministre d’État nommé par Bagdad, qui siège en permanence dans les instances autonomes. Ces dernières ont compétence sur l’agriculture et la réforme agraire, l’éducation, les travaux publics et l’habitat, les transports et les communications, l’intérieur, les affaires économiques et sociales, les collectivités locales, la culture et la jeunesse, les affaires financières. En sont exclus : la défense, le pétrole et les affaires étrangères qui restent du ressort du pouvoir central. Les provinces de Kirkouk, Khanaquin et Sinjar sont exclues de la compétence du pouvoir autonome, Bagdad arguant du fait que d’après le recensement de 1957 (!) leurs populations ne sont pas à majorité kurde : sous-entendu, les provinces pétrolières doivent rester sous le contrôle direct du pouvoir central.
Le contre-projet du PDK marquait la volonté d’une plus grande indépendance des institutions locales, l’élection du président du conseil exécutif par les membres du conseil législatif, le poste de président de la région autonome allant de pair avec la fonction de vice-Premier ministre du gouvernement irakien et précisait la nécessité selon laquelle « la part de la région autonome dans les recettes et le budget général de l’État sera proportionnelle au nombre d’habitants de cette région », il incluait dans la région les trois provinces de Kirkouk, Khanaquin et Sinjar. Il réclamait enfin une démocratisation des institutions étatiques par une modification profonde du conseil de la Révolution, de son commandement et du conseil des ministres.

Entre rébellion et intégration
Le gouvernement de Bagdad accordait quant à lui un délai de quinze jours au PDK qui devait accepter la loi d’autonomie et s’intégrer au Front national progressiste. Le 12 mars 1974, sur décision du bureau politique du PDK le quotidien kurde Al Taakhi annonce la fin de sa parution, tandis qu’un certain mutisme se développe chez les Kurdes du PDK favorables à Barzani, qui reprennent le maquis.
Comme prévu, à l’expiration du délai, le 26 mars, les premiers décrets d’application de la loi d’autonomie sont publiés et une amnistie est proclamée pour tous ceux, fonctionnaires, civils et militaires qui rejoindront leur poste avant le 25 avril 1974. De fait, un nouveau délai d’un mois sera accordé au soir du 25 avril.
Les cinq ministres kurdes favorables à la ligne barzaniste sont alors remplacés le 8 avril par d’autres personnalités kurdes plus favorables, dont le fils aîné de Barzani, Obeidallah Barzani et Aziz Akrawi, ancien membre du bureau politique du PDK. Le 21 avril 1974, le Kurde Taha Mohieddine Maarouf devient vice-président de la République, tandis que plusieurs formations politiques kurdes rivales de la ligne barzaniste reçoivent le soutien de Bagdad qui leur attribuera les sièges réservés aux Kurdes dans le comité supérieur du Front national progressiste.
Alors que la guerre fait rage, les institutions du pouvoir autonome kurde sont mises en place, Hachem Akrawi dirigeant du nouveau PDK devient président du conseil exécutif et Babakr Pachderi, président du conseil législatif dont les membres désignés par le CCR [Conseil de commandement de la révolution] tiendront leur première réunion le 5 octobre 1974 à Erbil.
Soixante mille Pechmergas vont s’opposer à l’armée régulière de Bagdad. […] Grâce à l’apport d’Iran d’un important armement lourd l’offensive de l’armée est stoppée et le front a tendance à se stabiliser au mois de février 1975.
Faute de pouvoir venir à bout militairement de la rébellion, le gouvernement de Bagdad décide d’engager des discussions directement avec le principal
soutien de celle-ci, le schah d’Iran, avec la médiation du président algérien Houari Boumédiène. Le 6 mars 1975, par les accords d’Alger, les litiges concernant le Chatt-el-Arab sont réglés et, en contrepartie, l’Iran s’engage à arrêter son aide aux barzanistes et à interdire « toute infiltration à caractère subversif » à travers la frontière. La résistance kurde, faute d’armement et de soutien, s’éteindra peu à peu face aux initiatives politiques et militaires du gouvernement de Bagdad. […]
À la demande de l’Iran, un cessez-le-feu est conclu le 13 mars jusqu’au 1er avril. Jetant son va-tout, Barzani lance un véritable appel à Henry Kissinger, secrétaire d’État américain, pour qu’il intervienne militairement à ses côtés, mais, ne recevant pas de réponse, le bureau politique et le comité central du PDK décident le 18 mars de mettre fin à la révolte tandis que la radio « La Voix du Kurdistan » arrête ses émissions le 21 mars. Dès lors les événements s’accélèrent. Les deux-tiers des membres du Comité central du PDK et 70 % des Pechmergas se rendent, tandis que Barzani et ses fils Massoud et Idriss se réfugient en Iran le 30 mars suivis par quelque trente mille Pechmergas qui vinrent grossir le nombre des réfugiés estimé à quelque deux cent mille personnes en Iran. Enfin, par la prise de Galala, le QG de Barzani, le 2 avril, la rébellion s’effondre. […]

Campagne d’évacuation des citoyens kurdes de leurs villages
Sous prétexte de préserver les frontières contre toute infiltration, les autorités ont entrepris depuis 1975 une campagne d’évacuation des citoyens kurdes de leurs villages. Cette campagne n’a cessé de prendre de l’ampleur, un véritable no man’s land de vingt kilomètres de profondeur à partir des frontières et d’une superficie supérieure à celle du Liban a été constitué de 1975 à 1978. Mille deux cent vingt-six villages ont été concernés par cette opération (dont trois cent ont été incendiés) provoquant l’évacuation et la déportation de six cent seize mille six cents personnes, soit un citoyen kurde irakien sur six.
En outre, des milliers de Kurdes qui habitaient la ville de Kirkouk et les autres centres urbains de la province ont été évacués, dans le but de modifier la démographie de cette province riche en pétrole en faveur de la population arabe pour l’écarter de la région autonome.
D’autre part, le territoire de la région dite « autonome » a été largement réduit, de larges secteurs en ayant été retranchés et intégrés à d’autres provinces à majorité arabe. […]
D’après la déclaration du 11 mars 1970 : « Des écoles en plus grand nombre doivent être ouvertes dans la région kurde ; le niveau d’enseignement doit être relevé et le pourcentage des étudiants kurdes admis dans les universités et dans les écoles militaires doit être équitable, ainsi que celui des bourses accordées aux étudiants kurdes. » Or, en dépit de cette déclaration, de nombreuses écoles où l’enseignement se faisait dans la langue kurde ont été fermées et divers prétextes sont avancés pour imposer des restrictions à celles qui survivent afin d’y implanter la langue arabe. […] Les Kurdes ne disposent pas d’un quotidien dans leur langue. […]
Ces mesures sont donc doublement en contradiction avec la loi d’« Autonomie » qui stipule : « l’enseignement des Kurdes se fait en langue kurde » et avec la Constitution provisoire qui reconnaît « les droits nationaux du peuple kurde et de toutes les minorités dans le cadre de l’unité irakienne ». Il n’est donc pas étonnant que l’omniprésence de l’armée, les destructions, l’arabisation, les déportations entraînent de la part d’une population qui est pourtant plus soucieuse de paix que de guerre une nouvelle résistance à l’oppression et une reprise des combats. Il en résulte de la part des autorités une multiplication des arrestations sommaires qui sont des pratiques quotidiennes et qui touchent des personnes d’origines et de convictions différentes. […]

Une opposition toujours vivace
Avec la guerre contre l’Iran, le régime de Bagdad a perdu le contrôle de la situation dans le nord du pays et n’a pu contenir les manifestations populaires, enrayer les nombreuses grèves qui ont éclaté dans les villes du Kurdistan […]. Malgré l’imposition du couvre-feu, les forces démocratiques arabes et kurdes maintiennent leur pression politique et militaire en osmose avec la population locale qui ne paraît plus craindre les forces répressives du régime baasiste.
[…] La fin du conflit avec l’Iran (effectif à partir du 20 août 1988) permet au régime de Bagdad d’en finir dans la foulée avec la résistance kurde en détruisant systématiquement ce qui reste de tous les villages des zones frontalières. […]Le « gazage » des populations civiles, à l’image d’Halabja, mettra fin à la lutte armée dans le Kurdistan irakien jusqu’à l’invasion du Koweit.[…]
La constitution du front du Kurdistan irakien et l’invasion du sud de l’Irak par les forces américaines et de la coalition permirent aux Kurdes et à leurs alliés des forces progressistes arabes de se soulever contre la dictature de Saddam Hussein. […] Le 22 mars 1991, 95 % du Kurdistan irakien était « libéré ».
Après avoir formé un nouveau gouvernement et nommé Saadoun Hammadi Premier ministre à sa place, Saddam Hussein amorce la reconquête des villes kurdes. Appuyées par les hélicoptères et l’aviation qui bombardent les populations civiles, les troupes gouvernementales vont engager avec violence une répression aveugle, massacrant des milliers de civils, provoquant l’exode le plus massif qu’ait jamais connu la population kurde d’Irak craignant un véritable génocide, vers les frontières turque et iranienne.
C’est parce que le « vent qui descend du nord » soufflait à nouveau sur le feu de la révolte des peuples kurde et arabe d’Irak et qu’il risquait de modifier le paysage politique du pays, d’y installer un régime démocratique, que les Kurdes d’Irak viennent de vivre un nouveau drame dans les montagnes du Kurdistan sous les tirs de l’armée irakienne de Saddam Hussein qui a effectué sa sale besogne sans que l’on s’émeuve outre mesure à la Maison-Blanche.
Mais pourra-t-on éternellement nier la conscience nationale du plus important peuple sans État du Moyen-Orient ?

Patrick Ribau était géographe. Il était professeur à l'université Paris-VII Denis-Diderot.

Cause commune n° 7 - septembre/octobre 2018