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En reproduisant de larges extraits de cet article paru dans La Pensée, N° 199, mai-juin 1978, Cause commune rend hommage à François Ascher, urbaniste et sociologue décédé il y a dix ans.

Alors que la crise semble ébranler le monde capitaliste, il semble plus difficile que dans le passé proche, de discerner l’avènement d’une « société des loisirs ». Néanmoins, malgré la dégradation des conditions de vie d’un grand nombre de travailleurs, on ne peut faire l’impasse sur l’évolution de leurs pratiques de consommation, en particulier ces vingt dernières années. De manière générale, peu de chercheurs marxistes ont abordé cette question du « temps libre » ou du « temps disponible » dont Marx dit pourtant que c’est la principale richesse des hommes ! […]

Loisirs et consommation
Une récente enquête du journal L’Humanité et de l’IFOP montre pour sa part que les loisirs ne viennent pas à la dernière place des urgences et des nécessités dans la conscience des travailleurs. En effet 29 des ouvriers et employés interrogés, considéraient que c’est sur les loisirs « qu’il est le plus difficile de se priver » (avant le logement et l’alimentation) alors que 40 d’entre eux plaçaient en tête l’alimentation et seulement 13 le logement.
La grève des ouvriers de chez Michelin à la fin de 1977 est également significative ; alors que les luttes y étaient peu développées et la syndicalisation faible, que le pouvoir d’achat avait régressé sans provoquer de mouvements remarquables, la totalité des ouvriers et un grand nombre d’employés et de cadres se sont mis en grève pour défendre leurs « samedis ».

« Les pratiques de loisirs dans le cadre de la production marchande simple, et surtout dans celui des équipements collectifs, auraient des effets idéologiques importants, contribuant à l’acceptation, par les travailleurs, des rapports sociaux de production et d’échange capitalistes. »

Les choses semblent donc plus complexes. Certes l’analyse des pratiques réelles de consommation révèle des hiérarchies, des priorités et des urgences. Mais ces hiérarchies sont diverses. Pas plus certaines activités dites de loisirs que certains rapports individuels aux actes de consommation n’y ont une place déterminée ou bien alors cette place n’a pas encore été réellement mise en évidence et expliquée.
Engel et Halbwachs ont étudié l’évolution des parts du revenu consacrées aux différentes consommations. Ce faisant, ils ont mis en évidence une évolution de la structure des consommations selon les revenus. Peut-on pourtant conclure, du fait que la part de l’alimentation diminue avec le revenu, que l’alimentation est plus « nécessaire » que les loisirs ? Passé le seuil de la survie, cela nous semble difficile pour plusieurs raisons.
D’abord, il faut souligner qu’un nombre important de pratiques de loisirs, notamment dans les catégories les plus pauvres, ne sont pas des pratiques marchandes. La classe ouvrière urbaine a besoin d’argent pour manger car elle doit acheter les aliments ; seule la préparation des plats peut être autoproduite (travail « gratuit »). Pour se distraire, l’argent était moins nécessaire que le temps. Une partie importante des loisirs est d’ailleurs encore largement autoproduite. La hiérarchie entre ces deux besoins peut donc être le résultat autant de la chronologie de l’extension de la sphère de la production marchande, que d’une prétendue nécessité objective de reproduction de la force de travail.

« L’objet de l’interrogation n’est plus le degré et les formes de déterminations sociales des pratiques de consommation, mais l’idée que s’en font les « consommateurs » et dans quelle mesure ces représentations sont déterminées, non par les actes eux-mêmes, mais par des rapports sociaux. »

Ensuite, si la part de l’alimentation diminue avec la croissance du revenu, cela ne veut évidemment pas dire que l’alimentation est moins nécessaire pour les plus riches. Que les plus pauvres y consacrent une plus grande part ne signifie pas que c’est un besoin humain plus « essentiel ». La seule conclusion que l’on puisse en tirer est que les autres consommations marchandes, en particulier de loisir, augmentent plus vite avec le revenu. Et l’on peut, par exemple, formuler l’hypothèse que la productivité sociale du travail est, relativement au travail gratuit, plus importante dans les autres secteurs de production de moyens de consommation que dans l’alimentation. Par exemple, pour reprendre les travaux d’Engels, on constate effectivement que le développement des forces productives dans le textile rend objectivement avantageux de remplacer le travail gratuit par une consommation marchande, si l’on dispose d’une quantité d’argent supplémentaire, et ce pour obtenir une valeur d’usage identique. Par contre la productivité sociale du travail dans la restauration est relativement moins éloignée de celle du travail gratuit et donc il est peu « intéressant » d’affecter le surplus d’argent à la transformation marchande de cette consommation. De la même façon, la loi d’Engels est infirmée si l’on étudie le développement du capitalisme, par exemple dans certains pays africains. Les conditions de production de moyens de consommation sont dans certains cas telles que les plus faibles revenus voient leur partie essentielle absorbée par des consommations d’habillement et de loisirs. Et plus les revenus augmentent, plus les consommations alimentaires passent sous forme de consommations marchandes. Dans ce pays, la chronologie de l’extension de la sphère capitaliste diffère de ce qu’elle a été en Europe aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Certes, nous mordons un peu le trait dans l’analyse, mais cette morale de la nécessité nous semble bien encombrante. Nous pourrions prendre maints exemples connus où ces prétendues hiérarchies sont bouleversées.

« La seule chose que les représentations de loisirs des différents groupes sociaux pourraient avoir en commun, est qu’elles découpent la vie quotidienne en rejetant l’ensemble des autres pratiques de consommation dans un autre système de représentation. »

Combien de travailleurs n’ont-ils pas économisés, sur la nourriture entre autres, pour acheter une télévision que tant de relations sociales rendent nécessaire ? Car être exclu, au travail, des discussions sur l’émission de la veille peut être en effet plus insupportable que de se priver sur la nourriture. Combien d’employées ne mangent pas à midi, tant pour garder la ligne que pour pouvoir acheter des robes à la mode ?

Pratiques de consommation et nécessités objectives de la force de travail
Quoi qu’il en soit, ce qui importe pour l’analyse des rapports de consommation, si types de hiérarchie il y a, c’est d’expliquer leurs fondements et leurs principes d’action qui déterminent ou sélectionnent les pratiques de consommation. En renvoyant globalement à un degré d’urgence, selon des nécessités plus ou moins immédiates de reproduction de la force de travail, n’est-on pas encore une fois en train d’utiliser des concepts dont Marx se servait pour rendre compte de l’extorsion de la plus-value et de la circulation du capital et non des pratiques et des rapports de consommation de la classe ouvrière.
Et même, du point de vue de cette circulation du capital, la hiérarchie des urgences resterait à préciser entre ce qui est nécessaire à la reproduction de chaque capital et ce qui est nécessaire à la reproduction des rapports sociaux. […] Certes, on peut toujours, a posteriori, montrer en quoi telle ou telle pratique est nécessaire à la reproduction de la force de travail et des rapports sociaux : les sports pour l’hygiène du corps de certains travailleurs, la promenade à la campagne pour les bronches encombrées par la pollution atmosphérique, la télévision pour les discours du pouvoir, la visite de pays exotiques parce que le capital a besoin d’une force de travail cultivée, détendue et consciente qu’il y a plus maltraitée qu’elle. Cela n’est évidemment pas faux, même si nous mordons quelque peu le trait, encore une fois ! Des analystes comme Baudrillard se fourvoient en n’en tenant pas compte. C’est une erreur que de négliger certaines déterminations de ces besoins. L’analyse de l’évolution des conditions de production comme des conditions d’habitat est ainsi indispensable pour comprendre certaines des nécessités objectives de la force de travail. Mais qu’est-ce qui est « objectivement » plus nécessaire ou plus pressant pour reproduire la force de travail qui s’exerce à la chaîne, la télévision ou le bricolage ? Quel est le niveau de culture exigé réellement par la production capitaliste ? A posteriori on peut montrer que toutes les consommations sont nécessaires. Mais cette démarche est tautologique. Elle ne permet pas d’expliquer pour autant, ni pourquoi c’est ainsi que sont dégagés ces moyens de reproduction de la force de travail, ni pour ce qui concerne les loisirs ce qu’ils auraient éventuellement de spécifique.

« Certains auteurs insistent, dans l'analyse des pratiques de consommation en général, dans les consommations de loisirs en particulier, sur leur caractère de nécessité et sur leurs effets dans le champ de la reproduction des rapports sociaux. »

Aussi il nous semble que les loisirs ne peuvent donc être définis, ni par la dénomination de certaines activités, ni par une place en queue dans la hiérarchie des nécessités et des urgences de consommation. Certains auteurs insistent, dans l’analyse des pratiques de consommation en général, dans les consommations de loisirs en particulier, sur leur caractère de nécessité et sur leurs effets dans le champ de la reproduction des rapports sociaux. Les pratiques de loisirs dans le cadre de la production marchande simple, et surtout dans celui des équipements collectifs, auraient des effets idéologiques importants, contribuant à l’acceptation, par les travailleurs, des rapports sociaux de production et d’échange capitalistes. À sa manière, Gilbert Trigano, P.-D.G. du Club Méditerranée, disait un peu la même chose quand il affirmait « en maillot de bain, il n’y a plus de différence entre le P.-D.G. et l’ouvrier ». Car l’un des sous-entendus est que l’ouvrier est ainsi susceptible de mieux accepter l’autorité du P.-D.G. s’ils se retrouvent tous deux en maillot de bain sur la plage.

Analyse des représentations des loisirs et déterminations sociales
[…] On constate […] que « consommateurs » comme chercheurs considèrent qu’un certain nombre de pratiques de consommations, ou certaines proportions de ces pratiques, sont des loisirs. Un premier travail pourrait alors consister en un repérage des différentes conceptions théoriques des loisirs. [Le] plus important nous semble être l’analyse sociologique des différentes représentations des loisirs pour les consommateurs eux-mêmes. Pour ce faire on pourrait ici encore s’appuyer sur l’analyse de groupes définis par leur place dans la production et leur affiliation à des filières complexes de consommation. Le résultat de cette analyse permettrait déjà de délimiter les déterminations sociales des représentations des loisirs. Dumazedier, certes, a engagé un type de travail un peu semblable. Mais d’une part, l’analyse des déterminations sociales nous semble nettement insuffisante, et d’autre part, et c’est surtout là que le bât blesse, il confond la représentation du loisir avec l’activité elle-même.
Cette critique ne veut pas dire pour autant que ces représentations sont sans effet sur les pratiques elles-mêmes, autrement dit qu’il n’y a pas d’idéologies pratiques. Mais en tant qu’idéologies-pratiques, elles renvoient à notre première série de questions, à la fois comme effets et comme participantes des rapports de consom­mation.
L’analyse des représentations des loisirs, même si elle peut en partie être effectuée indépendamment des réponses à la première série de questions, ne peut être achevée et réellement utilisée que lorsque celles-ci seront suffisamment précises. Souvent, la représentation des loisirs est marquée par la présence du couple liberté/contrainte. Mais la forme concrète d’existence, d’expression, de ce couple diffère sensiblement. Tel groupe social définira ainsi ce qu’il considère comme le temps libre ou les loisirs, par une ou plusieurs caractéristiques du type : activité que l’on n’est pas obligé de faire, que l’on doit faire, mais dont on peut choisir la forme ou le moment, activité qui ne sert à rien, qui est utile, mais à autre chose que le travail, qui est utile au travail, mais aussi à autre chose, activité dont on peut se priver, activité qui fait plaisir, etc. Les rapports de consommation qui régissent les activités définies par ces caractères peuvent ainsi ne pas différer de ceux qui régissent les autres pratiques de consommation, y compris au niveau des idéologies pratiques qui peuvent appartenir au même « bloc ». Et la particularité de la représentation qu’en ont certains groupes sociaux peut être due à d’autres facteurs, comme par exemple le moment et les conditions dans lesquelles ils ont accédé aux diverses pratiques de consommation et avoir des effets sur d’autres choses que les pratiques de consommation, en particulier au niveau de la reproduction des rapports sociaux.
L’un des exemples les plus nets est probablement le cas des représentations de ce que sont les vacances. Henri Raymond a montré sur quelles idéologies pratiques fonctionnait le Club Méditerranée : rupture avec le rythme quotidien du travail et le cadre physique du logement, rupture avec l’appartenance sociale (en maillot de bain, il n’y a plus de différence sociale entre le P.D.G. et sa secrétaire), rupture avec des normes sociales et morales ; les « nouveaux parnassiens » du Club se sentent ailleurs, pour une fois « en liberté », etc. Mais ce type de représentation des pratiques de vacances n’opère que dans certaines couches sociales. En effet, dans les villages de vacances de certains comités d’entreprise, on trouve à peu près – et de plus en plus – les mêmes activités sportives et culturelles, mais leurs représentations en sont très différentes : les vacances ne sont pas vécues comme servant à oublier le quotidien ou à le faire accepter ; les vacanciers se groupent d’ailleurs selon les catégories socioprofessionnelles, les entreprises, les tranches d’âges ; les loisirs sont plus vécus comme servant à la récupération, comme utiles et plaisants à la fois. On voit donc tout l’intérêt qu’il pourrait y avoir à orienter des recherches sur l’analyse des différentes représentations sociales de pratiques de loisirs identiques.

Propositions d’axes de recherche
Ces quelques réflexions sur les pratiques de loisirs et sur leur analyse, nous conduisent à proposer de scinder les recherches selon deux axes, momentanément séparés. Le premier axe vise à rompre avec le postulat d’un champ spécifique et à intégrer l’analyse des pratiques de loisirs dans le champ de l’ensemble des pratiques de consommation. La notion de « temps libre » devient alors (momentanément ?) simplement le repère du domaine où les concepts existants deviennent insuffisants ou inutiles.
Le second axe vise, quant à lui, à faire glisser l’analyse sur les systèmes de représentation de certaines pratiques isolées a priori ; l’objet de l’interrogation n’est plus le degré et les formes de déterminations sociales des pratiques de consommation, mais l’idée que s’en font les « consommateurs » et dans quelle mesure ces représentations sont déterminées, non par les actes eux-mêmes, mais par des rapports sociaux.
La convergence de ces deux axes de recherche peut se réaliser dans le cadre d’une hypothèse globale qui supposerait qu’il existe effectivement un groupe de consommations que l’on pourrait appeler de « loisirs », caractérisés non par leur degré réel de liberté par rapport à l’ensemble des déterminations sociales qui définissent les pratiques de consommation en général, mais par le type de représentation spécifique qu’en ont les « consommateurs ». En soulignant qu’il n’y a pas, dans le cadre de cette hypothèse, unicité du type de représentation caractérisant les loisirs, et que la seule chose que les représentations de loisirs des différents groupes sociaux pourraient avoir en commun, est qu’elles découpent la vie quotidienne en rejetant l’ensemble des autres pratiques de consommation dans un autre système de représentation. Autrement dit, les loisirs, ce serait ce qui, au sein de la vie quotidienne, est vécu comme « faisant la différence » quelle que soit celle-ci. l

François Ascher (1946-2009) était docteur en géographie, professeur à l'Institut français d'urbanisme.

Les intertitres ont été ajoutés par la rédaction de Cause commune.

Cause commune n° 13 • septembre/octobre 2019