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Extraits de La questione comunista. Storia e futuro di un’idea [La question communiste. Histoire et futur d’une idée] Rome, Carocci, 2021
traduits par Aurélien Aramini.

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Auteur d’une œuvre considérable et particulièrement stimulante pour tout communiste aujour­d’hui, le philosophe marxiste italien Domenico Losurdo nous a quitté en juin 2018. Il travaillait alors sur une trilogie consacrée au « communisme » dont la première partie, Le marxisme occidental, a été publiée par Laterza en 2017. Au moment de sa disparition, la deuxième partie de cette trilogie était presque terminée. Elle a été publiée à titre posthume par Giorgio Grimaldi chez Carocci Editore en septembre 2021. Cet ouvrage intitulé La questione comunista. Storia e futuro di un’idea (La question communiste. Histoire et futur d’une idée) n’est pas encore traduit en français. Ces deux courts extraits indiquent assez clairement la perspective qu’adopte le philosophe italien, celle d’un communisme qui ne fuit ni le réel, ni son histoire et qui assume ainsi la « divarication » inévitable « entre le projet révolutionnaire de transformation sociale et le déroulement historique effectif ».

Double définition du communisme
Les communistes sont appelés à admettre une vérité, aussi douloureuse qu’elle soit : même l’idéal du communisme peut prendre la forme d’un moyen d’évasion, voire d’une religion d’évasion. Au regard de l’avenir radieux ou du paradis des croyants, les luttes concrètes imposées de temps en temps par les développements objectifs de la lutte des classes et les étapes singulières du processus d’émancipation semblent faire intégralement partie d’une vallée de larmes absolument privée de valeur.

« Il s’agit de construire une société post-capitaliste et post-impérialiste, une société, cependant, qui ne peut et ne doit plus être imaginée aux couleurs d’une utopie qui, avec sa beauté éthérée, détourne l’attention des “luttes réelles” et du « mouvement réel. »

Marx avait pleinement conscience de ce danger dès les débuts de son processus de formation comme philosophe et révolutionnaire militant. Il est nécessaire de prendre appui sur les « luttes réelles ». Il vaut la peine de relever que les italiques sont déjà chez Marx, qui précise plus loin dans le texte :
Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires avec un principe nouveau : voici la vérité, à genoux devant elle ! [...] Nous ne lui disons pas : laisse là tes combats, ce sont des fadaises, nous allons te crier le vrai mot d’ordre du combat. Nous lui montrons seulement pourquoi il combat exactement, et la conscience de lui-même est une chose qu’il devra acquérir, qu’il le veuille ou non. [Lettre de Marx à Arnold Ruge de septembre 1843] K. Marx, F. Engels, Correspondance, t. 1, Éditions sociales, 2019, p. 299 sq.].
Si l’on néglige les « luttes réelles » ou, selon les termes du Manifeste du Parti communiste, le « mouvement historique qui se déroule sous nos yeux », le militant et théoricien de la révolution finit par se transformer en « apôtre sauveur du monde » (ibid.). Même s’il faut, d’une part, se réjouir de l’actuelle Marx Renaissance et du développement aujourd’hui du « mouvement communiste libertaire », il faut d’autre part reconnaître le danger qu’en leur sein l’« apôtre sauveur du monde » prenne le dessus sur le militant et le théoricien de la révolution. Et oui, la désertion des luttes concrètes contre le démantèlement de l’État social, pour la défense de la souveraineté de l’État, de l’indépendance nationale et du droit au développement, tout cela est parfois justifié en renvoyant à l’idéal du communisme : par rapport à l’avenir radieux évoqué précédemment, comme les luttes d’aujourd’hui en cours paraissent limitées et mesquines ! Dans cette perspective, le communisme s’apparente à un moyen d’évasion de la réalité, comme toute autre religion.

« Il faut reconnaître le danger qu’en leur sein l’“apôtre sauveur du monde” prenne le dessus sur le militant et le théoricien de la révolution. »

C’est précisément pour contrer un tel danger que L’Idéologie allemande, où l’on trouve une vision emphatique de l’avenir communiste, nous fournit en même temps une définition très différente du communisme : il doit être compris non pas comme « un état de choses qui doit être instauré, un idéal auquel la réalité devra se conformer », mais bien plutôt comme « le mouvement réel qui surmonte l’état de choses actuel » (ibid.) Il serait désastreux que la beauté sublime de l’avenir communiste détourne l’attention des luttes qui s’imposent dans le présent.
Il ne s’agit pas du tout de reprendre la formule (« le mouvement est tout, la fin n’est rien ») chère à Bernstein, qui refusait de remettre en cause l’essentiel, à savoir le pouvoir politique de la bourgeoisie et l’arrogance impérialiste des grandes puissances (la bienveillance avec laquelle le leader social-démocrate allemand considérait la mission « civilisatrice » du colonialisme est bien connue). L’objectif que Bernstein aurait voulu supprimer (éternisant ainsi les relations socio-politiques nationales et internationales existantes) continue en réalité à s’imposer : il s’agit de construire une société post-capitaliste et post-impérialiste, une société, cependant, qui ne peut et ne doit plus être imaginée aux couleurs d’une utopie qui, avec sa beauté éthérée, détourne l’attention des « luttes réelles » et du « mouvement réel ». Comme dans le passé, la concrétisation et la crédibilité de l’engagement communiste aujourd’hui se mesurent à sa capacité à comprendre et à faire valoir dans la théorie et dans la pratique la double définition du « communisme » que nous trouvons chez Marx et Engels.

Conclusions : l’aventureux voyage de Colomb comme métaphore de la révolution
Lénine et les dirigeants de l’Internationale communiste aspiraient à une république soviétique mondiale, avec la disparition finale des classes, des États, des nations, du marché, des religions. Non seulement on ne s’est jamais approché de cet objectif, mais on n’a jamais réussi à s’en rapprocher. Nous serions donc en présence d’un échec évident et total. En réalité, l’inadéquation entre les programmes et les résultats est le propre de toute révolution. Les Jacobins français n’ont pas réalisé ou restauré la polis antique ; les révolutionnaires américains n’ont pas produit la société des petits agriculteurs et des producteurs, sans polarisation de la richesse et de la pauvreté, sans armée permanente et sans un pouvoir central fort : les puritains anglais n’ont pas ramené à la vie la société biblique qu’ils avaient mythiquement transfigurée. L’histoire de Christophe Colomb, qui part à la recherche des Indes mais découvre l’Amérique, peut servir de métaphore pour comprendre la dialectique objective des processus révolutionnaires. Ce sont Marx et Engels eux-mêmes qui soulignent ce point : en analysant les révolutions françaises ou anglaises, ils ne partent pas de la conscience subjective de leurs protagonistes ou des idéologues qui les ont appelées de leurs vœux et préparées idéologiquement, mais bien plutôt de l’étude des contradictions objectives qui les ont provoquées et des caractéristiques réelles du continent socio-politique découvert ou mis en lumière par les bouleversements survenus ; les deux théoriciens du matérialisme historique soulignent ainsi le décalage entre le projet subjectif et le résultat objectif et expliquent finalement les raisons d’un tel décalage [en français dans le texte, NDT] et la nécessité qu’il se produise. Pourquoi devrions-nous procéder différemment pour la révolution d’octobre ?  l

Extraits publiés avec l'aimable autorsation de la maison d'édition.

Cause commune32 • janvier/février 2023