Par

La notion de « société civile », essentielle chez Gramsci, plonge ses origines dans les développements par Marx de la pensée hégélienne. Et son histoire, qui éclaire son sens vrai, est autrement instructive que la simplification grossière qui nous en a été présentée par la macronie.

Dans les premiers temps de la macronie, on entendait sans cesse parler de la « société civile », pourvoyeuse supposée de « cadres de haut niveau » acquis au libéralisme, en retrait par rapport aux valeurs républicaines sans en être absolument détachés, et surtout extérieurs à ce qu’il est de bon ton d’appeler « la classe politique ». Des spécialistes en somme, pionniers du « nouveau monde », destinés à réaliser l’unanimité au nom de la science et de la compétence. Une illusion qui n’avait rien de neuf et qui semble bien en passe de se dissiper.
Il n’en reste pas moins qu’il y a eu, en ce domaine comme en tant d’autres, quelque chose comme une captation d’héritage : la notion de « société civile » n’est rien moins que nouvelle.

La société civile chez Hegel
Peu avant sa mort, survenue en 1831, Hegel écrit Principes de la philosophie du droit. Ce texte, qui est en un sens le couronnement de son œuvre, tient chez lui la place que d’autres penseurs accordent à la morale. En effet, à la différence de Kant qui place la valeur morale dans l’intention subjective, Hegel la situe dans les réalisations objectives. Pour lui, la moralité subjective n’est qu’un moment préliminaire de la moralité objective, dans laquelle elle se structure et s’accomplit en s’objectivant dans des réalisations matérielles et institutionnelles, et tout ce qui constitue la pratique sociale. L’esprit objectif réconcilie la liberté et le droit dans un élément commun : la vie du citoyen, qui devient de ce fait la vraie vie.
Cette réconciliation s’opère en trois étapes, qui amènent au concept de « société civile ». Première étape : le droit abstrait, qui est lui-même un dépassement du simple et primitif sentiment de liberté, sentiment exalté notamment par Rousseau et les romantiques allemands et anglais, qui voyaient en lui à la fois l’expérience et la preuve de la liberté. À juste titre selon Hegel, qui leur objecte cependant que la liberté ainsi vécue reste enfermée dans les limites de la subjectivité : situation intenable et contradictoire en elle-même que celle d’une liberté enfermée ! Le droit abstrait l’affranchit de cette limitation en lui permettant de s’incarner, d’abord dans la propriété (« le mien ») puis dans la propriété échangée (ce qu’on appellera plus tard « le marché »), et enfin par la communauté de fait qu’instaure la pratique des échanges : « Le mien médiatisé par la volonté est devenu commun. »

« Sous ce nom de “société civile”, Hegel pense à la fois la vie économique et sociale et les institutions juridiques. »

Deuxième étape : la moralité subjective, moment de la scission, par laquelle la conscience individuelle fait valoir sa dignité, son exigence d’être respectée, se différencie de la communauté régie par le droit abstrait et s’oppose à elle. C’est par exemple la révolte d’Antigone contre des lois qu’elle considère comme injustes. C’est le moment où l’esprit s’oppose à la lettre, la justice à la légalité, où le scandale arrive, celui du Christ, ou encore celui de la Réforme protestante.
Mais ce moment nécessaire et vrai de la révolte nue doit être dépassé à son tour, car pas plus qu’elle ne saurait se concentrer dans le pur sentiment d’elle-même, la liberté ne peut se cantonner dans une simple dénégation, aussi justifiée soit-elle, de l’ordre social existant. Le moment de la moralité subjective doit donc se dépasser dans celui de la moralité objective. Celle-ci comprend à son tour trois moments : la famille, la société civile et l’État.
La famille, comme l’avait bien vu Rousseau dans Le Contrat social, est « la première société ». Un embryon de société plutôt, qui certes soustrait l’individu à sa naturalité initiale en lui imposant normes et conventions, donc des outils potentiels de sa libération par rapport à la naturalité, mais qui trop souvent se révèle être un carcan et demeure, par le biais de l’affectivité, attachée à la nature. Surtout, chaque famille se trouve avec les autres dans un rapport d’extériorité qui est lui aussi une rémanence de la naturalité, voire de la sauvagerie initiale. La moralité objective doit donc trouver son fondement réel ailleurs que dans la famille. Elle le trouvera, ultimement, dans l’État, qui viendra tout harmoniser. Entre les deux : la société civile.

« Il a manqué à Hegel une vue ample et exhaustive du travail. Dans sa Logique, le travail n’apparaît que fugitivement, comme le moyen terme d’un syllogisme, simple geste technique d’appropriation, médiation entre le désir et la possession… »

Sous ce nom de « société civile », Hegel pense à la fois la vie économique et sociale et les institutions juridiques. À la base de la société, et c’est pour cela qu’elle est dite « civile », se trouve non pas l’individu abstrait et interchangeable du libéralisme et des doctrines politiques antérieures, mais un vaste et riche ensemble de rapports, le système des besoins. Le travail, les échanges et les institutions qui les règlent constituent la matière et la forme (toujours mouvante) de la société civile. L’individu n’est libre qu’en tant qu’individu social, non seulement confronté à ces médiations que sont le travail et les échanges, mais formé par elles. Hegel appelle cela « la culture », et souligne qu’elle n’est « ni corruptrice, ni simple moyen de se procurer un plaisir ou un avantage, mais un travail de défrichement de la nature et par lequel l’esprit s’installe comme chez lui dans l’extériorité ». De même la justice n’est plus dans cette optique une simple aspiration ou un idéal, mais un ensemble de codes et d’institutions destinés à garantir la qualité et la réciprocité des échanges.
C’est néanmoins, espère Hegel, l’État qui réglera tout, en dépassant la sphère du système des besoins en permettant aux individus, par-delà l’exercice de la vie sociale, économique et culturelle, les moyens d’exercer la citoyenneté, exercice dans lequel ils se dépassent et s’accomplissent à la fois.

Marx devant la « société civile »
On sait que dans les années qui ont suivi la mort de Hegel, ses disciples se sont violemment opposés entre une « droite » surtout fidèle à la doctrine du maître, qui soulignait les aspects conservateurs de sa doctrine et son éloge de la propriété, tandis qu’une « gauche » clairsemée où certains – c’est le cas de Marx –, sans s’illusionner sur le caractère effectivement conservateur de sa doctrine, s’intéressent au contenu de ses analyses et à la fécondité au moins potentielle de sa méthode.
Or une chose saute aux yeux de Marx : Hegel n’a pas cherché à élaborer une « philosophie morale » ni une « philosophie politique », comme l’y invitait une tradition philosophique multiséculaire. Les réfle­xions en forme de célébrations lyriques sur la liberté et la justice ne l’ont occupé qu’un temps, et il a explicitement appelé à leur dépassement. Ce faisant, il a vu avec beaucoup de lucidité quelque chose d’essentiel : les États modernes ne sont pas l’incarnation d’idées abstraites, mais le lieu où s’articulent l’économie et la politique. D’un autre côté, Hegel est resté tributaire d’une conception idéaliste des rapports sociaux. Sa critique de la philosophie des Lumières (« ce fut la platitude absolue ») et de son individu abstrait est parfaitement fondée. Et il a raison de voir dans la société civile le maillon essentiel entre la structure familiale et la structure étatique. Tant il est vrai que « le monde de l’homme, c’est l’homme, la société » (L’Idéologie allemande). Mais quand Hegel oppose la société civile « con­crète » au « droit abstrait », une question décisive se pose : qu’entend-il par « concret » ? En fait il semble bien que Hegel voit dans le travail et les échanges davantage une médiatisation, moment transitoire de la « vie de l’esprit », qu’une médiation, activité pratique menée par des humains en chair et en os dans le cadre de rapports sociaux, ce qu’il appellera plus tard Tätigkeit, activité sociale formatrice et autoformatrice. Pour le dire un peu grossièrement, chez Hegel c’est « l’esprit » plutôt que le travailleur qui travaille…
En d’autres termes encore, Hegel a eu l’immense mérite de désigner, sous le terme de « société civile », ce monde des rapports sociaux et économiques que toute une tradition, qui n’est pas que philosophique, reléguait sous le nom de negotium dans les activités viles, voire serviles, de ceux qui ne peuvent pas se payer des loisirs (c’est le sens du mot negotium, qui a donné « négoce »). Et il a bien discerné, dans l’écart entre ces activités et la vie politique au sens strict, l’essentiel de la vie de la société. Mais il a manqué à Hegel une vue ample et exhaustive du travail. Dans sa Logique, le travail n’apparaît que fugitivement, comme le moyen terme d’un syllogisme, simple geste technique d’appropriation, médiation entre le désir et la possession…

« Il y a un lien fort entre la conception idéaliste abstraite de la société, qui fait d’elle un agrégat d’individus, et la politique libérale où n’existe face au capital qu’un individu “libre”, c’est-à-dire isolé, détaché de tout milieu familial ou communautaire, aliéné à la société et à lui-même. »

Il y a davantage, et c’est là peut-être l’essentiel : la critique faite par Hegel de l’individu abstrait et interchangeable des théories libérales est fondée. Mais la pratique du libéralisme ressemble étonnamment à sa théorie ! Il y a un lien fort entre la conception idéaliste abstraite de la société, qui fait d’elle un agrégat d’individus, et la politique libérale où n’existe face au capital qu’un individu « libre », c’est-à-dire isolé, détaché de tout milieu familial ou communautaire, aliéné à la société et à lui-même. De fait, face aux men of no property, le dernier mot de la société civile bourgeoise sera, remarque Marx, la police, seule instance capable de protéger sa propriété, c’est-à-dire en dernière analyse son égoïsme.
Dans les « vieux organismes sociaux », écrit Marx dans Le Capital, tels que les économies antiques et médiévales, l’individu est « immature », parce que « l’histoire n’a pas encore coupé, pour ainsi dire, le cordon ombilical qui l’unit à la société primitive ». La division du travail se reflète alors dans le polythéisme. Même dans les sociétés médiévales, où l’histoire, pourrait-on dire, a commencé, chaque activité a encore, sinon son dieu, du moins son saint patron. Dans nos sociétés, la marchandise est protéiforme, envahissante, et les activités précaires, où tout ce qui n’est plus rentable est jetable, l’unification du marché et la prolifération de la marchandise se reflètent dans le monothéisme de l’argent. Autant dire que la société civile est devenue un ensemble singulièrement contrasté où les logiques de profit s’imposent à l’État lui-même…
C’est cela que, selon Marx, Hegel n’a pas vu. La société civile bourgeoise, telle qu’elle existe en Angleterre et telle qu’elle se met lentement en place dans les autres pays d’Europe sous ses yeux, fait voler en éclats les structures traditionnelles de la vie familiale et sociale. Dans les grandes villes comme dans les campagnes désertifiées, la solitude devient une solitude de masse, de même que l’anonymat. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer les (trop) célèbres formules de L’Idéologie allemande sur la religion, « opium du peuple », « cordialité d’un monde sans cœur », « expression fantastique d’une misère réelle », « cri de la créature aliénée », « souffrance et en même temps protestation contre cette souffrance » : dans une société civile qui, pour s’établir, a disloqué quasiment tous les liens, il en subsiste encore un, vertical, appauvri, illusoire et malgré tout réel… Bientôt, une sous-culture de masse, elle aussi, viendra normer les consciences et formater les imaginaires. Ces réalités nouvelles, qui seront si fortement pensées par Gramsci et illustrées par Pasolini, ne sont encore qu’en germe à l’époque où Marx étudie la face sombre de la société civile hégélienne.

Julie-Jeanne Hart est doctorante en philosophie.

Cause commune n° 20 • novembre/décembre 2020