Parfois attaqué de manière peu subtile par ses détracteurs, le concept d’islamophobie recèle néanmoins une ambiguïté fondamentale dans la mesure où il renvoie à la fois à l’inacceptable rejet des individus et à la légitime critique des croyances. De façon plus générale, on peut considérer qu’il peine à rendre compte de la réalité du racisme ordinaire, qui renvoie souvent davantage aux « Arabes » et à la « banlieue » qu’à l’islam proprement dit.
Un concept maltraité
« Islamophobie » est un concept maltraité. On en parle souvent et pourtant il est rarement pris au sérieux. Une partie de ses détracteurs le rejette avec une légèreté qui frise la malhonnêteté intellectuelle. Cela ne signifie pas évidemment qu’il ne faille pas discuter le concept. On peut partir de la définition suivante : l’islamophobie désigne un racisme fondé sur l’appartenance religieuse. L’islamophobie ne recouvre donc pas la notion de racisme anti-arabe puisqu’elle peut viser des convertis, mais aussi des musulmans qui ne sont pas arabes, Pakistanais et Somaliens par exemple.
La critique la plus brutale du concept consiste à dire que l’islamophobie désigne un « racisme imaginaire ». À l’heure des Zemmour et autres Finkielkraut, après le quinquennat de Sarkozy, après tant de unes de magazines et de journaux consacrées à la « question musulmane », il semble cependant difficile de dire que l’islam ne bénéficie pas en France d’un traitement de défaveur.
Deuxième stratégie de disqualification : le concept d’islamophobie serait une arme forgée par les intégristes pour empêcher toute critique de l’islam. C’est ce que prétend Caroline Fourest. Le concept aurait été inventé en 1979 par les mollahs iraniens. « Le mot islamophobie est clairement pensé pour disqualifier ceux qui résistent aux intégristes : à commencer par les femmes et les musulmans libéraux. » Pascal Bruckner cite Caroline Fourest sans daigner prendre la peine de vérifier les propos de la journaliste : exemple typique de manque de probité intellectuelle. D’abord, cette critique est historiquement fausse. Le mot « islamophobie » est inventé par des ethnologues français en 1910 en contexte colonial (Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman »). Le mot est employé pour désigner et condamner un mode de gouvernement consistant à discriminer les musulmans.
« L’islamophobie ne recouvre pas la notion de racisme anti-arabe puisqu’elle peut viser des convertis, mais aussi des musulmans qui ne sont pas arabes. »
La critique est par ailleurs théoriquement contestable. Que le terme soit instrumentalisé par des groupes intégristes et des États pour désarmer toute critique les visant est une véritable difficulté, qu’il ne faut pas sous-estimer. Néanmoins, c’est l’usage de la notion qui fait alors problème plus que la notion elle-même. Le terme de « laïcité » aussi est instrumentalisé, par l’extrême droite, pour mettre en accusation les Français de confession musulmane. Cet usage raciste du mot n’est pas un argument pour renoncer au concept de « laïcité ». La dénonciation de l’« impérialisme » a pu être utilisée par tel ou tel chef d’État pour justifier ses échecs et sa mauvaise gestion. Faut-il dès lors récuser le concept ? Enfin, le mot « antisémitisme » est utilisé pour discréditer toute critique de la politique israélienne. Faut-il y renoncer parce qu’il fait l’objet d’une telle appropriation frauduleuse ? En résumé, la critique de certains usages d’une notion n’implique pas de renoncer à la notion elle-même.
« Il se pourrait bien que le problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui continue d’être le racisme anti-arabe et non le racisme antimusulman. »
Une ambiguïté
Il n’en reste pas moins que le mot « islamophobie » recèle bien cette ambiguïté. Il désigne le rejet à la fois des individus et des croyances. Il dénonce en même temps la discrimination à l’endroit des individus et la critique des prescriptions religieuses. Ambiguïté dont peuvent tirer profit ceux qui veulent soustraire l’islam et la religion en général à toute critique, ce qui serait une régression sans précédent. Fred Halliday écrit : « Ceux qui contestent les lectures conservatrices de l’intérieur peuvent facilement être classés comme islamophobes » (« “Islamophobia” reconsidered », Ethnic and racial studies, 1999). Charb l’exprimait ainsi : « Beaucoup de ceux qui militent contre l’islamophobie ne le font pas en réalité pour défendre les musulmans en tant qu’individus, mais pour défendre la religion du prophète Muhammad. » Mais il est vrai aussi qu’une bonne partie de ceux qui se réfèrent au mot le font sans volonté réactionnaire de censure et sans intentions religieuses dissimulées.
« Le terme islamophobie décrit le discours d’une fraction des élites, mais ne rend peut-être pas suffisamment compte des dynamiques sociales du racisme d’en bas. »
Ce qu’on pourrait reprocher enfin à la notion, c’est qu’elle fait la part un peu trop belle au discours intellectuel formalisé. Colette Guillaumin distinguait discours doctrinal et « racisme banal » ou « racisme de rue ». Si le racisme intellectualisé peut, sincèrement ou hypocritement, « renoncer à la rhétorique de la détermination biologique de l’histoire [...] au profit d’une fixation sur la “culture” et les formes sociales symboliques », il se pourrait bien que le racisme banal, quant à lui, ne sépare pas le somatique et le symbolique. Que des « intellectuels » médiatiques se focalisent sur l’islam est une chose ; que le racisme, dans sa masse, obéisse à cette logique culturelle et symbolique en est une autre. En d’autres termes, il se pourrait bien que le problème auquel nous soyons confrontés aujourd’hui continue d’être le racisme anti-arabe et non le racisme antimusulman. L’expression « musulmans d’apparence » utilisée par Nicolas Sarkozy en disait long à cet égard. De même, Nadine Morano, alors secrétaire d’État, pouvait dire : « Ce que je veux du jeune musulman, quand il est français, c’est qu’il aime son pays, c’est qu’il trouve un travail, c’est qu’il ne parle pas le verlan, qu’il ne mette pas sa casquette à l’envers. » Dans les deux cas, « musulmans » était simplement une manière contournée de dire « Arabes », plus précisément « Arabes de banlieue ». Ces formules, très proches du « racisme de rue » évoqué par Guillaumin, montrent le mélange du somatique et du symbolique. Elles disent l’importance que le corps et le phénotype continuent d’avoir dans le racisme ordinaire, alors qu’ils sont largement passés sous silence dans le discours raciste distingué des Finkielkraut et consorts.
Le terme islamophobie décrit le discours d’une fraction des élites, mais ne rend peut-être pas suffisamment compte des dynamiques sociales du racisme d’en bas, qui renvoient avant tout aux « Arabes » et à la « banlieue ». La critique de l’islam n’étant alors qu’un registre parmi tant d’autres pour dire son mépris.
Florian Gulli est philosophe. Il est professeur agrégé au lycée Jules-Haag de Besançon.
Cause commune n° 17 • mai/juin 2020