Par

Alors que l’« islamo-gauchisme » est, pour Jean-Michel Blanquer, un « fait social indubitable », le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) considère qu’il s’agit d’un « slogan politique utilisé dans le débat public » qui « ne correspond à aucune réalité scientifique ». L’islamo-gauchisme est-il un « fait social » ou un « slogan politique » ? Faut-il abandonner le terme ou chercher à le redéfinir ? Contribue-t-il à nommer les problèmes ou à les occulter ?

En 2002, dans La Nouvelle Judéophobie (Fayard), Pierre-André Taguieff évoque au détour d’une phrase la « mouvance islamo-gauchiste ». Comme il s’en expliquera encore dans une tribune parue en 2020 dans Libération, le politologue prétendait décrire « l’alliance militante de fait entre des milieux islamistes et des milieux d’extrême gauche, au nom de la cause palestinienne, érigée en nouvelle cause universelle ». Alors proche de Jean-Pierre Chevènement, l’inventeur de ce néologisme voyait dans cette alliance contre-nature entre une « idéologie athée » et un « fondamentalisme religieux » le lieu où se développait un nouvel antisémitisme sur fond d’antisionisme. Si l’on rapproche souvent la formation de l’expression « islamo-gauchiste » du terme « judéo-bolchevisme » qui apparaît dans les discours d’extrême droite des années 1920 pour qualifier « l’ennemi de l’intérieur » et le « traître à la nation », il faut reconnaître que l’analogie est totalement bancale. Fort probablement, l’expression était initialement davantage pour son auteur un (bon) mot qu’un concept. En effet, outre le fait que la situation des juifs au début du XXe siècle est incomparable avec celle des musulmans du XXIe siècle et que les bolcheviks de la jeune URSS n’ont rien à voir avec des groupuscules gauchistes, le terme « judéo-bolchevisme » identifiait les bolcheviks aux juifs alors que l’islamo-gauchisme désigne une alliance considérée comme contre-nature entre deux mouvements bien distincts.  

« Dans le discours d’extrême droite, l’“islamo-” d’“islamo-gauchisme” ne désigne plus l’“islamisme” comme idéologie politique radicale mais les musulmans en général. »

Une alliance historiquement attestée ?

Au-delà de l’expression elle-même, l’alliance entre « l’extrême gauche » et les « milieux islamistes » est-elle historiquement attestée ? L’origine de l’ « islamo-gauchisme » sera recherchée dans la brochure Le Prophète et le prolétariat du dirigeant trotskiste Chris Harman. D’autres la font remonter à Lénine et au congrès de Bakou en 1920 (de quoi n’accuse-t-on pas Lénine ces derniers temps !) où se serait scellée l’alliance de la gauche laïque et de l’islam selon Maroun Eddé. Remarquons d’ailleurs que cette recherche en paternité historique se traduit par une extension de plus en plus démesurée de l’expression. En effet, si un trotskiste comme Harman peut être qualifié de « gauchiste », ce n’est pas le cas pour les bolcheviks de 1920 et le qualificatif « islamiste », avec ses connotations actuelles, ne peut être appliqué aux musulmans présents à Bakou. Dans La Nouvelle Judéophobie, l’expression désignait des personnalités bien identifiées. Or, vingt ans plus tard, force est de constater que le sens du terme s’est incroyablement dilaté au point que l’on peut légitimement douter de sa pertinence. Isabelle Kersimon en souligne l’emploi frénétique sur les réseaux sociaux « pour dénoncer une collusion entre « la gauche Kouachi » et les « terroristes djihadistes ». Lorsque Blanquer parle de puissants courants « islamo-gauchistes » dans l’enseignement supérieur, des universitaires corroborent le propos du ministre en fustigeant « les idéologies indigéniste, racialiste et “décoloniale” […] nourrissant une haine des “blancs” et de la France », le « militantisme parfois violent [qui] s'en prend à ceux qui osent encore braver la doxa anti-occidentale et le prêchi-prêcha multiculturaliste » ou encore Houria Bouteldja qui « a ainsi pu se féliciter début octobre que son parti décolonial, le Parti des indigènes de la République (dont elle est la porte-parole) “rayon­ne dans toutes les universités” ». Dans cette réponse des universitaires censée dénoncer l’« islamo-gauchisme », il est question pêle-mêle d’« idéo­logies », d’un « parti », de courants des sciences sociales que l’on peut certes légitimement critiquer ; sous d’autres plumes, il désignera des personnalités comme Edwy Plenel qui écrit Pour les musulmans ou Jean-Luc Mélenchon qui se rend à la manifestation du Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF). Si l’expression initiale inventée par Taguieff « décrivait » un phénomène ponctuel mais réel dans le paysage politique français, il est devenu avec le temps un véritable fourre-tout.  

« Refuser de mobiliser un slogan politique, venu de la gauche chevènementiste puis étendu outre mesure par l’extrême droite, ne doit pas conduire à occulter certaines difficultés auxquelles la gauche est confrontée. »

Un concept ambigu, qu'il convient d'abandonner

De l’aveu même de son inventeur, l’expression d’« islamo-gauchisme » est mise à « toutes les sauces » et Taguieff insiste sur le « risque d’extension illimitée du concept d’islamo-gauchisme ». Aux yeux du politologue, il faudrait le redéfinir. À mon avis, il serait plus pertinent de l’abandonner pour les raisons qui suivent. D’abord, il masque l’« islamo-droitisme ». Si « islamo-gauchisme » vise à pointer la responsabilité de certains intellectuels de gauche dans la montée du fanatisme, c’est un moyen d’exonérer à peu de frais la responsabilité gigantesque des politiques libérales et impérialistes qui ont armé les djihadistes, déstabilisé la Syrie et qui commercent avec la très rétrograde Arabie Saoudite. L’arbre de l’islamo-gauchisme cache la forêt de l’« islamo-droitisme » : « La droite anticommuniste a fait, dans les années 1980, un éloge sans réserve de la lutte afghane contre l’URSS. Cet éloge n’allait pas seulement au commandant Massoud, assassiné par Al Qaïda : il allait aussi à ceux qui deviendraient les ennemis de celui-ci, les talibans » (Isabelle Kersimon « Islamo-gauchisme, islamo-droitisme », inrer.org). Ensuite, il est bien trop ambigu. Il n’y a de « gauchisme » que pour la « vraie » gauche : lorsque Lénine désigne le « gauchisme », il qualifie une « maladie infantile du communisme » par opposition à la politique des bolcheviks. Rappelons d’ailleurs que le terme vient de la gauche chevènementiste et Taguieff renvoie clairement à une certaine partie de la gauche. Or, quand la droite parle de « gauchisme » elle parle en fait de la « gauche » tout court. De la même manière, dans le discours d’extrême-droite, l’« islamo- » d’« islamo-gauchisme » ne désigne plus l’ « islamisme » comme idéologie politique radicale mais les musulmans en général. Ainsi, le terme d’« islamo-gauchisme » finit progressivement par servir à ostraciser toute la gauche et même une partie de la droite qui serait trop tolérante à l’égard de l’islam : dans son extension maximale, il qualifie même tous ceux qui ne rejettent pas l’islam en bloc, tel Alain Juppé rebaptisé Ali Juppé lors de la primaire de la droite ! 

De vrais problèmes, qu'il faut réussir à formuler

S’il faut renoncer à l’expression d’« islamo-gauchiste » pour les raisons évoquées, il faut toutefois reconnaître qu’elle pointe en partie des vrais problèmes qu’il faut réussir à formuler à défaut de les nommer. Refuser de mobiliser un slogan politique, venu de la gauche chevènementiste puis étendu outre mesure par l’extrême droite, ne doit pas conduire à occulter certaines difficultés auxquelles la gauche est confrontée. Comme le souligne Nedjib Sidi Moussa, « l’alliance entre des segments de la gauche (radicale) occidentale et de la droite (extrême) musulmane repose sur un malentendu fondamental et […] elle a déjà eu des conséquences désastreuses ». En cela, il est légitime de soulever trois interrogations quant aux alliances contre nature que le terme d’« islamo-gauchisme » identifie maladroitement. D’abord, le rapport acritique à l’islam de certains militants de gauche. Pour des raisons multiples, la critique de la religion qui a été formulée de diverses manières dans les courants d’inspiration marxiste s’est atténuée jusqu’à ce que se constitue une « gauche théocompatible », selon la formule d’Yves Coleman. S’il n’est bien sûr pas question de mener une campagne antireligieuse, il n’en reste pas moins légitime d’interroger l’islam au même titre que toutes les autres religions. Il faut reconnaître qu’une certaine gauche s’y refuse, de peur de s’aliéner les musulmans, même lorsque certaines lectures du Coran mériteraient d’être examinées de manière critique. Ensuite, la vision trop binaire des conflits sociaux véhiculée par une certaine gauche pour laquelle il y a, d’un côté, les oppresseurs éternellement oppresseurs et, de l’autre, les opprimés éternellement opprimés. Cette vision binaire empêche de comprendre qu’un opprimé peut être en même temps un oppresseur.

« L’arbre de l’islamo-gauchisme cache la forêt de l’islamo-droitisme. »

Que les violences antisémites et les violences faites aux femmes dans certains quartiers ne soient pas le fait de l’immense majorité des musulmans est une évidence : faire cet amalgame serait une bêtise. Que cette violence ne soit pas propre aux quartiers populaires est une autre évidence. En revanche, ne pas voir le lien qui unit en partie cette forme spécifique de violence avec la prédication islamiste pose problème. Enfin, l’ambiguïté de certains positionnements face aux attentats terroristes. Au moment de l’affaire Merah, qui abat sept personnes dont trois enfants juifs dans une école, certaines condamnations ont été prononcées du bout des lèvres, embrayant trop vite sur le risque de la montée du racisme antimusulman et de la stigmatisation des musulmans. Il est évident que la gauche a toujours condamné le terrorisme islamiste. Tout le problème est de savoir comment une petite partie de la gauche l’a condamné en semblant être indifférente à la souffrance causée par ces actes et aveugle quant à l’idéologie précise qui les justifie aux yeux de leurs auteurs.

« Si l’expression initiale inventée par Taguieff “décrivait” un phénomène ponctuel mais réel dans le paysage politique français, il est devenu avec le temps un véritable fourre-tout. »

Si le terme d’islamo-gauchisme n’est pas pertinent pour poser les problèmes qu’il prétend identifier, la gauche doit toutefois être en mesure de soulever les interrogations évoquées précédemment et la critique de l’usage intempérant de l’expression de Taguieff ne doit pas servir à occulter les conséquences désastreuses de l’alliance entre la gauche et des mouvances dont les discours seraient immédiatement identifiés comme relevant de l’extrême droite s’ils étaient formulés par des catholiques.

Aurélie Fiorel est agrégée de philosophie.

Cause commune24 • juillet/août 2021