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Par Jean Quétier et Guillaume Roubaud-Quashie

Le 23 mars 2020, alors que la courbe des décès liés à la Covid-19 commençait à s’élever fortement, Lucien Sève s’étei­gnait à l’hôpital de Clamart. Disparaissait avec lui une haute figure du marxisme ou, plutôt, de la « pensée Marx » pour reprendre une expres­sion qu’il avait fini par proposer afin de tenir à distance les dogmatismes et les appropriations historiques déformantes.

« Ce fil d’Ariane qui l’a, plusieurs décennies durant, guidé au sein du labyrinthe conceptuel hérité de Marx, c’est la question de l’individualité. »

L’idée de consacrer un dossier de Cause commune. Revue d’action politique du PCF à son œuvre a cheminé promptement et comme naturellement. Cela n’étonnera pas celles et ceux qui le classaient volontiers comme « gardien du temple » (communiste, cela va de soi) ou comme penseur-du-Parti. Le Monde, d’ailleurs, jusque dans la nécrologie qu’il lui consacra, ne sollicita-t-il pas la rubrique Politique ? Il est vrai que c’est par la politique que nous avons tous deux appris à connaître l’homme et l’œuvre au début du XXIe siècle : la place que tenait Lucien Sève dans la presse communiste pouvait donner à un jeune lecteur une impression de « philosophe officiel » ; ses élaborations théoriques et son nom étaient connus de bien des militants, très au-delà des cercles des anciens étudiants de philosophie. Disant cela, nous ne voulons pas ajouter un barreau à la case philosophe-du-Parti dans laquelle beaucoup veulent l’enfermer. On sait bien que, pour ceux-là, cette case vaut oxymore. Un peu comme quand Breton évoque Aragon : il était poète ; après, il a fait de la politique…

Un assourdissant silence
Non, disons plutôt qu’au début du XXIe siècle, l’université française réservait à Lucien Sève un assourdissant silence, raison pour laquelle nous ne l’avons pas – ou trop rarement – croisé de ce côté. Et ce, bien qu’il eût nombre de titres de noblesse académique (normalien, agrégé…) et, surtout, plus d’un livre majeur derrière lui. Ce silence ne dit rien de la qualité de l’œuvre ; il est bien plutôt un aveu de ce qu’est (était ?) l’enseignement de la philosophie dans notre pays au début du siècle, avant le retour remarqué de Marx sur le devant de la scène il y a tout juste une décennie. En même temps, il est aussi la marque d’un choix, celui auquel Lucien Sève, nous semble-t-il, est resté fidèle jusqu’au bout : écrire non seulement pour ses pairs, mais pour le plus grand nombre, mariant exigence et recherche d’accessibilité. Pas de bluff ni d’ésotérisme gratuit. Voilà qui nous ramène sans doute à des enjeux politiques : le savoir est une arme qu’il y aurait folie à abandonner à la seule classe dominante et ses alliés. Voilà qui livre aussi une clé de cette personnalité singulière : une humilité et une disponibilité extrêmement remarquables, en particulier dans un univers non dénué de vanité et de très chatouilleuse fatuité.

« Lucien Sève entendait prendre au sérieux l’idée selon laquelle l’ancienne société bourgeoise devait faire place à “une association dans laquelle le libre développement de chacun” fût “la condition du libre développement de tous”. »

Pourtant, certains de ceux qui ont connu la trajectoire politique de Lucien Sève s’étonneront peut-être de l’existence de ce dossier. Lucien Sève, depuis 1984, n’a-t-il pas bataillé dans le Parti contre nombre des orientations impulsées par les successives directions du PCF, appelant à une radicale « refondation » à tous niveaux ? En 2010, ne pouvait-on lire son nom parmi la liste des communistes quittant le parti ? Indubitablement mais ce n’est qu’une partie du portrait. Ses liens avec le PCF ont continué jusqu’au bout, à Bagneux, sa ville, et au-delà. L’appelait-on pour une conférence organisée dans le cadre du PCF ou même de la JC ? Il répondait toujours présent. Nous pouvons témoigner ici que toutes nos sollicitations pour La Revue du projet puis Cause commune ont toujours été acceptées.

La question de l’individualité
L’ambition de cette courte présentation n’est pas de donner un aperçu exhaustif de son œuvre théorique ; l’intégralité du dossier n’y suffirait d’ailleurs pas elle-même, tant les travaux de Lucien Sève ont exploré de domaines différents. Il est pourtant un axe majeur qui nous semble traverser sa réflexion de bout en bout et lui donner sa cohérence d’ensemble. Ce fil d’Ariane qui l’a, plusieurs décennies durant, guidé au sein du labyrinthe conceptuel hérité de Marx, c’est la question de l’individualité. Enjeu massif et difficile, elle a pu apparaître au cours du XXe siècle comme le point aveugle du combat communiste, et même comme sa pierre d’achoppement. L’incapacité du marxisme à la prendre en charge n’a-t-elle pas contribué à ouvrir un boulevard à la mainmise politique, économique et idéologique du néolibéralisme à l’orée des années 1980 ?
S’appuyant sur une phrase célèbre du Manifeste du parti communiste dont il déplorait qu’elle ait trop souvent été lue en sens inverse, Lucien Sève entendait prendre au sérieux l’idée selon laquelle l’ancienne société bourgeoise devait faire place à « une association dans laquelle le libre développement de chacun » fût « la condition du libre développement de tous ». S’il est sans doute aisé d’en faire un slogan, il s’avère en revanche bien moins simple de mettre en lumière les ressorts sur lesquels repose une intuition aussi décisive. Parce qu’elle s’est employée, sans certitudes arrêtées ni faux-fuyants, à résoudre cette difficulté, l’œuvre de Lucien Sève se révèle d’un apport crucial.
Impossible en effet d’y parvenir sans revisiter en profondeur la théorie de la personnalité, tâche à laquelle, depuis les années 1960, il s’était attelé dans un dialogue constant avec la psychologie tout comme avec l’anthropologie. Dans ce cadre, la sixième thèse sur Feuerbach rédigée par Marx en 1845, d’après laquelle l’essence humaine n’est pas autre chose que « l’ensemble des rapports sociaux », a constitué pour lui une véritable clef d’intelligibilité. L’analyse de ces rapports sociaux ne nous éloigne pas de la connaissance des individus, c’est au contraire grâce à elle qu’il est possible de penser la manière toujours singulière dont ils s’approprient une humanité qu’ils ne trouvent nullement en eux à la manière d’un donné biologique.

« Lucien Sève regrettait souvent que les idées qu’il avançait fussent trop peu débattues. Il est urgent d’y remédier. »

Cette réflexion fondamentale, qui a conduit Lucien Sève à forger le concept extrêmement fécond de « formes historiques d’individualité » – lequel a acquis, en 2004, une reconnaissance internationale en faisant son entrée dans le Dictionnaire historique et critique du marxisme de langue allemande – ouvre, on le comprendra, des perspectives d’immense portée pour penser le communisme. Le développement de l’indi­vidualité qu’il s’agit de rendre possible est sans rapport avec celui que promeut la logique concurrentielle libérale, raison pour laquelle Lucien Sève préférait parler d’ « individuellisme » plutôt que d’individualisme. Il est au contraire étroitement lié à une profonde dynamique de désaliénation touchant tous les domaines de l’existence.
Ces analyses n’entrent-elles pas en claire résonance avec bien des aspirations qui émergent en ce début de XXIe siècle ? Ne sont-elles pas susceptibles de donner, sur bien des points, un « second souffle » au communisme après des décennies marquées par le reflux ? C’est au fond le pari de ce dossier, qui est autant un hommage qu’une invitation à la découverte et à la discussion. Lucien Sève regrettait souvent que les idées qu’il avançait fussent trop peu débattues. Il est urgent d’y remédier. 

Jean Quétier et Guillaume Roubaud-Quashie sont respectivement rédacteur en chef et directeur de Cause commune.

Cause commune n°19 • septembre/octobre 2020