Disons-le d’emblée : l’idée de consacrer un dossier aux « cinq cents familles » ne faisait pas l’unanimité au sein du comité de rédaction. Si certains y voyaient l’intérêt de mettre en lumière le rôle des liens familiaux dans la dynamique du capitalisme contemporain, d’autres trouvaient au contraire problématique de jouer avec un tel symbole. D’une, parce qu’en évoquant volontairement les « deux cents familles » accusées de tenir les cordons de la Bourse de Paris durant l’entre-deux-guerres, ce parallèle peut induire en erreur, suggérant que rien n’aurait changé en presque un siècle dans les structures socioéconomiques, alors même que la grande force du capitalisme réside dans sa capacité à se transformer en permanence, y compris dans le recrutement de ses « élites ». De deux, parce que cette image, brandie en son temps notamment par le Parti communiste français, présente des relents « complotistes » particulièrement malvenus par les temps qui courent. Enfin, de trois et surtout, parce que cela peut conduire à détourner l’attention des structures par lesquelles la domination capitaliste se perpétue en se focalisant sur le problème des mégariches, à l’instar du slogan des « 99 % » contre les « 1 % », popularisé par les mouvements d’occupation de ces dernières années et le succès de l’ouvrage de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013).
« Du côté des plus grandes fortunes de la planète, on voit cohabiter des dynasties pluriséculaires à la tête de certains émirats ou pays et de l’autre des nouveaux venus à la faveur du monopole sur une innovation technologique décisive ou de stratégies boursières carnassières. »
À leurs corps descendants
Une fois explicitées ces précautions, il nous a semblé qu’il était néanmoins pertinent d’aborder cette thématique, en tenant ensemble différentes dimensions qui expliquent pourquoi ce ne sont pas des individus isolés, mais bien des clans familiaux (au sens large du terme) qui occupent les positions dominantes dans les économies contemporaines. Comme le rappellent régulièrement les sociologues, la coordination des dominants dans un sens qui permet de perpétuer leur domination n’a pas besoin de conspirations effectives – même si elles peuvent effectivement survenir : l’ajustement de leurs conduites se produit le plus souvent de manière spontanée grâce à une socialisation ajustée produisant un système de dispositions à agir, sentir et penser – ce que Pierre Bourdieu qualifiait d’habitus –, de manière à favoriser ses propres intérêts et ceux de son groupe. Ensuite, parce que, comme l’ont bien montré Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, à l’heure où l’on fustige la montée de l’individualisme et le délitement des solidarités collectives – poncif qui mériterait un dossier à part entière –, force est de reconnaître que les membres de la « grande » bourgeoisie pratiquent au quotidien un « communisme pratique » et constituent certainement le groupe social dans lequel la conscience de classe est la plus affûtée. Pour autant, cette capacité à mettre en commun ses ressources de diverses natures (économiques, culturelles, sociales…), si elle s’exerce de manière aussi discrète qu’efficace pour préserver les privilèges et l’entre-soi des plus dominants des dominants, connaît aussi des tensions et des ratés. D’une part, tous les rejetons de la grande bourgeoisie ne réussissent pas à légitimer leurs héritages socioculturels en décrochant les diplômes prestigieux qui leur sont pourtant bien plus accessibles qu’aux autres, et certains sont même capables de faire couler l’entreprise familiale à une vitesse foudroyante, tel Arnaud Lagardère, comme le raconte Michel Diard dans ce dossier. D’autre part, parce que si les femmes ne sont plus considérées comme un passif qu’il s’agit de compenser par une dot lors du mariage, elles restent fortement défavorisées par rapport au capital familial, comme l’ont montré les sociologues Céline Bessière et Sybille Gollac dans leurs travaux (voir l’entretien qu’elles ont accordé à Cause commune dans le numéro 19). Bref, si le système capitaliste paraît bien solide, les positions de commande sont-elles amovibles suivant la métaphore de l’autobus de Joseph Schumpeter. Ainsi, à regarder du côté des plus grandes fortunes de la planète, on voit cohabiter des dynasties pluriséculaires à la tête de certains émirats ou pays, qui ont su littéralement confondre l’État et leur patrimoine personnel, et de l’autre des nouveaux venus qui ont connu une ascension fulgurante à la faveur du monopole sur une innovation technologique décisive ou de stratégies boursières carnassières. Il n’est d’ailleurs pas inintéressant que ces derniers soient les premiers à fustiger l’héritage – économique s’entend – dans des sociétés où celui-ci demeure une valeur cardinale en dépit de son caractère éminemment inégalitaire, comme pour faire valoir leur propre voie d’accès à la richesse par rapport à celle des autres, mais aussi peut-être parce que cela leur permet de faire un usage intensif de la philanthropie, afin de « blanchir » moralement leurs capitaux tout en obtenant de généreuses déductions fiscales…
Un nerf de famille
Quoi qu’il en soit, principalement centré sur le cas français, le présent dossier présente dans un premier temps des analyses dévoilant quelques rouages de ce capitalisme familial – qui dépasse la seule question des entreprises familiales, particulièrement présentes dans l’Hexagone (sur cette spécificité française méconnue, voir notamment l’essai de Thomas Philippon, Le Capitalisme d’héritiers paru aux éditions du Seuil en 2007) –, tels que le secteur de la gestion de patrimoine, la fiscalité et les stratégies d’évitement fiscal, le rôle majeur des grandes écoles dans la reproduction sociale, les formes de politisation feutrée du (grand) patronat, etc. La seconde partie comporte une série de portraits de familles parmi les plus emblématiques du capitalisme français actuel, dont les noms sont souvent connus du grand public mais les trajectoires moins, et qui permettent surtout de mettre en évidence la pluralité des formes d’organisation et de reproduction familiales au-delà de la communion d’intérêts. Ces « grandes » familles constituent ainsi des « associées rivales », à la fois alliées objectives dans la perpétuation des structures capitalistes, voire leur transformation dans un sens qui leur soit plus favorable, et concurrentes dans les stratégies d’accumulation, ce qui aboutit à un mélange d’amitiés plus ou moins feintes, où l’on se coudoie au sein des mêmes conseils d’administration et autres mondanités plus festives, mais aussi d’inimitiés, voire de haines recuites, à l’instar de celle entre Vincent Bolloré et Martin Bouygues, qui n’a pas empêché leurs propres enfants de convoler ensemble.
« Les membres de la “grande” bourgeoisie pratiquent au quotidien un “communisme pratique” et constitue certainement le groupe social parmi lesquels la conscience de classe est la plus affûtée. »
Enfin, à côté des différents textes, nous mettons à votre disposition une série d’infographies permettant de clarifier les ordres de grandeur en jeu pour apaiser certains fantasmes, tout en rappelant l’énormité des inégalités entre ceux qui sont nés sous une « bonne étoile » et les autres.
Bref, ce dossier propose d’explorer de quoi la famille est le nom dans le capitalisme contemporain, et sans être exhaustif, ni sur les logiques socioéconomiques ni sur les familles qui comptent (dans tous les sens du terme, surtout le second), nous espérons vivement qu’il vous apportera nombre de clés pour décoder et, qui sait, contribuer à la réunion d’une autre grande famille, la gauche digne de ce nom.
Nicolas Lambert et Igor Martinache sont membres du comité de rédaction de Cause commune. Ils ont coordonné ce dossier.
P.S. : Pour prolonger ce dossier, vous pouvez vous diriger vers celui intitulé « Le pouvoir discret de la bourgeoisie » que publie La Pensée et qui nous a aimablement permis de reprendre ici un extrait sur le mécénat.
Cause commune • mars/avril 2022