Par

par Aurélien Aramini et Jean-Michel Galano

intro.jpg

 

Le « communisme » n’est pas un objet d’histoire. La conviction première qui a guidé la réalisation de ce dossier est qu’il y a, aujourd’hui plus qu’hier, une urgence de communisme. Cette urgence est d’autant plus grande que le capitalisme inflige des souffrances terribles non seulement aux humains et aux peuples mais aussi au vivant et à la nature. La deuxième conviction qui anime ce dossier est que le communisme, tout en se caractérisant par sa critique radicale du système économique capitaliste, est inscrit en filigrane dans les combats émancipateurs contemporains contre le sexisme, le racisme ou l’impérialisme.
Si l’on s’accorde sur l’urgence de « communisme », il faut toutefois admettre que, même chez ceux qui se reconnaissent comme « communistes » dans les cercles militants et au-delà, le sens même du terme « communisme » ne va plus de soi. La réponse à la question « qu’est-ce que le communisme ? » était évidente – sûrement trop évidente – pour un militant il y a un demi-siècle : il aurait évoqué « un mouvement révolutionnaire » guidé par un parti d’avant-garde, porté par une « théorie révolutionnaire » – le « marxisme-léninisme » – dont l’objectif est d’instaurer une société communiste abolissant l’exploitation de l’homme par l’homme. C’était une doctrine claire et nette – trop nette, trop claire – qui ne laissait pas de place au doute et qui n’avait guère la souplesse nécessaire pour épouser les aspérités du réel. Mais force est de constater que nous sommes aujourd’hui dans une situation radicalement inverse : ce qu’est le « communisme » n’a plus rien d’évident pour bon nombre d’entre nous. Sans parler du dénigrement savamment orchestré du terme, écrasé sous la référence au « totalitarisme », on ne peut nier le fait que des publicitaires aux sondeurs, en passant par bon nombre de journalistes et même de sympathisants sincères, la référence au « communisme » est d’emblée connotée péjorativement. Dès lors, pourquoi ne pas le remplacer par « socialisme », « progressisme » ou encore « émancipation humaine » voire « citoyenneté » ? La réponse est simple : parce que ce n’est pas la même chose.

« Un “mouvement” doit et ne peut être saisi que dans sa dynamique : il en va ainsi du “communisme”. »

Le mot « communisme » a un sens
Par ce dossier, nous voulons affirmer que le mot de « communisme » a un sens, qu’il a un passé et qu’il a aussi un avenir. La vocation de Cause commune n’est pas de produire un catéchisme révolutionnaire où figurerait une définition simple et maniable du « communisme ». Il n’aurait pas non plus été pertinent de soulever une foule d’interrogations où l’idée même de « communisme » serait complètement diluée. S’il n’est pas possible de donner une définition simple du « communisme », c’est parce que, comme l’ont écrit Marx et Engels, le « communisme » n’est pas un « état qui doit être créé », ni « un idéal sur lequel la société devra se régler ». Si le communisme devient sous la plume de certains publicistes actuels une « dystopie », c’est fort probablement parce qu’ils croient, à tort, avoir affaire à une « utopie ». Or le communisme n’est pas une utopie quelque part dans les nuages : c’est un déjà-là balbutiant mais bien réel.

« La révolution est en plus construction, élaboration, dépassement, et c’est là que se pose la question essentielle du communisme, de celui qui est “déjà-là” et de celui qui s’impose comme à-venir, à la fois nécessaire et nullement écrit d’avance. »

Qu’entendre alors par « communisme » ? Plusieurs définitions ou éléments définitoires figurent chez Marx : le communisme est « l’abolition positive de la propriété privée » ; « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous » ; « une société coopérative fondée sur la possession commune des moyens de production ». Des milliers de pages ont été écrites sur ces expressions et des sociétés entières s’en sont réclamées au cours du XXe siècle. Ce sont des faits – le « marxisme », les républiques « socialistes » – qu’il faut interroger mais ce n’est pas notre propos dans ce dossier : la question qui nous anime est de savoir ce que peut signifier être communiste aujourd’hui, en actualisant ces formules de Marx. D’abord, l’approche des communistes se caractérise par l’exigence de remettre en cause la propriété établie dans le système capitaliste en récusant une répartition des richesses où une infime minorité confisque les richesses mondiales, et en reliant la privatisation intégrale avec les désastres que subissent le globe et la vie. Ensuite, une perspective communiste s’attache à identifier les causes de cette exploitation dans le processus productif lui-même et dans la lutte de classes réellement en cours : en dévoilant les conditions d’extorsion de la plus-value aussi bien au niveau microéconomique de l’entreprise que du niveau macro-économique des échanges mondiaux, les militants communistes se veulent, non plus force dirigeante, mais force utile. Ils mettent les outils dont ils disposent pour comprendre les logiques d’exploitation et de domination au service de la grande masse des travailleurs. Ce dont il s’agit, c’est, pour chacun, de passer de l’« en soi » de la conscience confuse voire de l’inconscience, au « pour soi » de la conscience claire et informée. Et il y a un mot pour cela : la « conscience de classe ». Partie prenante des luttes sociétales progressistes contre le sexisme, l’homophobie, le ra­cisme, les violences policières, etc., l’engagement communiste s’attache à les inscrire dans une perspective économique. Enfin, l’ambition des communistes est de proposer une alternative où le pouvoir n’appartiendra plus à une classe dominante – c’est-à-dire à une infime minorité exploitant l’immense majorité ; loin de souhaiter l’engloutissement de l’individu dans le collectif, la condition du communisme est « le développement multilatéral de tous les individus des deux sexes, devenant capables de prendre directement en mains toutes leurs affaires sociales – le communisme est l’autogestion citoyenne généralisée » (Lucien Sève). Pour qu’une telle proposition ne soit pas abstraite, il faut conquérir l’hégémonie culturelle au sens que lui donne Gramsci et permettre à chaque individu de prendre part aux délibérations communes ; il faut aussi que le projet communiste s’inscrive dans un programme politique dont l’horizon est celle d’une transformation radicale non seulement de l’organisation économique de la société mais aussi des rapports entre les individus.

Un mouvement réel qui abolit l’état actuel 
Parmi toutes les « définitions » possibles du communisme chez Marx, il en est une dernière sur laquelle nous voudrions attirer l’attention parce qu’elle mérite un statut spécial, ne serait-ce que par sa valeur explicative : « Le communisme est le mouvement réel qui abolit l’état actuel. » Si le communisme est un « mouvement réel » et non pas un mouvement de la pensée, il ne peut, comme tout mouvement, qu’être approché, indiqué, désigné non pas comme un être à venir ni comme quelque chose de désirable subjectivement, mais comme une exigence objective.
À ce jour, il n’y a pas d’autre terme que « communisme » pour dire tout cela. Vouloir abandonner le terme de « communisme », c’est déjà renoncer à abolir l’état actuel. Bien sûr, certains ont cru pouvoir figer ce mouvement en quelques formules préfabriquées valables en tout temps et en tout lieu. Mais c’est ignorer qu’un « mouvement » doit et ne peut être saisi que dans sa dynamique : il en va ainsi du « communisme ». En rassemblant des points de vue communistes souvent complémentaires, parfois divergents, ce dossier donne à voir un communisme vivant qui lutte sur trois fronts pour abolir le capitalisme : sur le front théorique en pensant, avec Marx, Engels et les « marxistes », le réel et ses contradictions, sur le front politique en agissant au sein des exécutifs grâce aux élus, du village le plus modeste à l’Assemblée nationale, et sur le front social en militant aux côtés de celles et de ceux qui subissent l’exploitation. Ces différents fronts ont permis des conquêtes sur le plan social qu’il est légitime de concevoir comme un « déjà-là » du communisme, « déjà-là » du communisme visible d’ailleurs dans tous ces rapports sociaux et économiques qui échappent à la loi du marché (la gratuité, la solidarité, l’entraide, etc.). Pensons tout particulièrement aux services publics ou à la Sécurité sociale, où chacun paie selon ses moyens et reçoit selon ses besoins, extirpant ainsi les rapports économiques de la jungle libérale et néolibérale, et annonçant le « passage de la préhistoire à l’histoire » (Marx).

« Le communisme n’est pas une utopie quelque part dans les nuages : c’est un déjà-là balbutiant mais bien réel. »

Le communisme du XXIe siècle doit-il privilégier la théorie, l’action politique ou le militantisme ? Chacun des textes de ce dossier montre que ces trois dimensions sont solidaires, même si l’une d’entre elles passe parfois au second plan : la bataille des idées se nourrit de l’expérience militante qui, elle-même, se concrétise par les avancées obtenues sur le plan politique. Au-delà des différences de sensibilités, de perspectives ou d’objets, chacune des contributions que l’on va lire révèle que le communisme, tel Antée, ne peut combattre ses ennemis que s’il s’ancre fermement dans « le terrain de la lutte de classe réellement en cours, qui éduque les masses plus que tout et mieux que tout » (Lénine). Les communistes doivent prendre part aux nombreuses révoltes contemporaines contre l’ordre capitaliste. Mais leur tâche ne serait-elle pas de contribuer à faire de la révolte autre chose qu’une simple réaction contre l’injustice ? La révolution est en plus construction, élaboration, dépassement, et c’est là que se pose la question essentielle du communisme, de celui qui est « déjà-là » et de celui qui s’impose comme à-venir, à la fois nécessaire et nullement écrit d’avance.

Aurélien Aramini et Jean-Michel Galano sont membres du comité de rédaction de Cause commune. Ils ont coordonné ce dossier.

Cause commune n° 20 • novembre/décembre 2020