Par

et Constantin Lopez

Depuis le début du XXIe siècle, l’Amérique latine a vu la gauche arriver au pouvoir dans de nombreux pays. À une première vague – Venezuela (1998), Argentine (2003), Brésil (2003), Bolivie (2005), Uruguay (2005), Chili (2006), Équateur (2007), Nicaragua (2007), Salvador (2009) – a succédé une seconde – Mexique (2018), Argentine (2019), Bolivie (2020), Pérou (2021), Chili (2022)… Au-delà de leur ancrage assumé à gauche, ces expériences sont diverses, tant en ce qui concerne les orientations qu’elles revendiquent que les contextes dans lesquels elles se sont déroulées.
Pour autant, toutes ces tentatives plus ou moins ambitieuses de transformation sociale ont eu en commun l’obligation de se confronter aux structures et aux logiques de fonctionnement d’un capitalisme dépendant, exerçant des effets adverses sur la possibilité de mise en œuvre de projets d’émancipation à l’échelle nationale et régionale. Ce dossier était l’occasion de proposer une réflexion en forme de point d’étape sur le bilan, les contraintes et les perspectives des projets progressistes en Amérique latine. Pour cela, les contributeurs ont choisi d’appréhender ces questions selon différents angles et en laissant la parole à un large spectre d’analyses critiques, au travers de cas nationaux et de sujets plus transversaux.

Les problèmes du développement en Amérique latine
Schématiquement, les économies latino-américaines font face à deux problèmes majeurs qui entravent leur développement : de très fortes inégalités et la spécialisation primo-exportatrice. Cette situation vient de loin. On peut en retracer l’origine dans la colonisation ibérique, au cours de laquelle les territoires de l’empire ont été connectés aux économies métropolitaines en tant que fournisseurs de produits primaires (agricoles et miniers), porteurs d’une rente de la terre. Les populations indigènes asservies et afrodescendantes esclavagisées ont été subordonnées au pouvoir d’élites issues des pays colonisateurs qui s’appropriaient les ressources.
Avec les indépendances, au XIXe siècle, les élites créoles s’émancipent de la tutelle métropolitaine et conquièrent le monopole du pouvoir politique, tout en s’articulant plus étroitement aux économies capitalistes dominantes de l’époque (la Grande-Bretagne puis les États-Unis). La spécialisation primo-exportatrice est approfondie. Les inégalités internes, loin de se résorber, s’aggravent : le pouvoir métropolitain, qui posait certaines limites à l’exploitation des populations indigènes, ne joue plus le rôle de tiers régulateur dans les rapports entre indigènes et créoles, laissant à ces derniers le champ libre pour accentuer l’exploitation des populations autochtones et s’approprier les terres.
Au XXe siècle, le développement du capitalisme en Amérique latine prend ainsi une voie particulière. Alors qu’en Europe l’expansion industrielle est stimulée par la croissance du marché intérieur et l’exportation de produits manufacturés, l’industrialisation de l’Amérique latine est étroitement dépendante du va-et-vient des exportations de produits primaires – notamment en raison de l’instabilité des prix et des volumes exportés – et peine à se doter d’un dynamisme endogène. Le retard technologique et industriel de ces pays se combine à l’insuffisance des débouchés internes, accentués par de très fortes inégalités. Les premiers noyaux d’industrie moderne apparaissent autour des activités primo-exportatrices. Ces dernières exercent des effets d’entraînement sur l’industrie et les activités liées au marché intérieur.
Ultérieurement, dans le cadre des politiques d’industrialisation par substitution d’importations (ISI) mises en place massivement à partir des années 1930, c’est toujours la rente de la terre qui permet d’obtenir les devises pour financer l’importation des moyens de production dont a besoin l’industrie. Néanmoins, l’industrie produit essentiellement pour un marché intérieur protégé et de faible taille, dominée par la demande de strates à hauts revenus, et à l’aide de technologies obsolètes. Par conséquent, les économies d’échelle restent limitées. De plus, les créations d’emplois sont insuffisantes pour absorber une population active en augmentation, dont une grande part trouve refuge dans des activités de survie dans les zones rurales ou en ville. Ce mode de développement pose rapidement des problèmes de balance des paiements. Les importations augmentent trop vite, stimulées par la surévaluation du taux de change, tandis que les devises nécessaires à l’industrialisation ne peuvent pas être obtenues via l’exportation de produits manufacturés car ces derniers restent peu compétitifs. En outre, la demande des pays centraux pour les produits primaires est atone ou instable, et les prix mondiaux de ces produits tendent à évoluer défavorablement comparativement à ceux des produits manufacturés.
Dans cette situation, les économies latino-américaines vont s’ouvrir de plus en plus au capital étranger. Premièrement, les investissements directs des entreprises transnationales du « centre » s’accroissent, au prix d’une aliénation des centres de décision économiques de plus en plus manifeste. Deuxièmement, les États et les entreprises vont s’endetter massivement à l’extérieur. Un « piège de la dette » se referme sur ces économies dans les années 1980 et les soumet à des ingérences croissantes de la part des institutions financières internationales (IFI), FMI et Banque mondiale contrôlées par les États-Unis, imposant des « réformes » aux effets délétères en contrepartie de nouveaux crédits ou de renégociations de la dette externe.
La néolibéralisation brutale de ces économies, réalisée avec la complicité d’élites antipatriotiques et prédatrices, aggrave les effets de la crise et casse la dynamique de croissance. Les IFI poussent les économies latino-américaines à se recentrer sur leurs « avantages comparatifs » – c’est-à-dire à produire pour les besoins des centres – de façon à exporter davantage et à rembourser la dette. Cela crée les conditions d’une reprimarisation de ces économies et/ou d’une réorientation de l’industrie vers la sous-traitance internationale, au détriment des activités orientées vers le marché intérieur. En même temps, la libéralisation et l’ouverture financières accentuent la volatilité macroéconomique (notamment via leur action procyclique sur le taux de change) et facilitent le drainage vers les centres et les paradis fiscaux des capitaux dont les pays latino-américains auraient tant besoin pour se développer.

La nécessité de transformations profondes
Pour les pays d’Amérique latine, les défis de transformation sociale sont immenses. Les inégalités et la spécialisation primo-exportatrice représentent deux obstacles de poids à surmonter, d’autant plus qu’ils apparaissent comme des éléments matriciels de toute une série d’autres problèmes (dépendance technologique, industrielle et financière, instabilité macroéconomique, problèmes récurrents de balance des paiements, fuite de capitaux et évasion fiscale, instabilité politique, problèmes environnementaux…). Pour cela, il est nécessaire de combiner des réformes de structure avec une stratégie de développement ambitieuse mais réaliste.
L’État devrait développer ses capacités de régulateur, de planificateur, de producteur de biens et services collectifs, de gestionnaire des secteurs stratégiques ; et renforcer le système fiscal en affirmant son caractère progressif. Les institutions monétaires et financières gagneraient à être transformées pour permettre un financement d’activités créatrices d’emploi et susceptibles de générer une dynamique de croissance répondant aux besoins humains. Un autre aspect crucial – notamment dans des pays où l’agriculture est bien souvent le premier secteur fournisseur d’emplois – est lié à la nécessité de redistribuer les « actifs productifs » agricoles. Une réforme agraire, souhaitable dans bien des pays, ne pourrait toutefois être viable qu’en étant assortie de mesures d’accompagnement complémentaires (accès à l’eau, au crédit, assistance technique et commerciale…). Enfin, il semble fondamental de gagner en autonomie stratégique vis-à-vis de l’impérialisme états-unien. Cela suppose de développer de nouvelles coopérations (notamment avec les pays « émergents ») et d’approfondir l’intégration régionale.
La mise en œuvre de telles mesures représente un épineux problème politique. Sur le plan externe, elles risquent de se heurter aux agressions impérialistes. Sur un plan interne, le processus de transformation devrait pouvoir s’appuyer sur un bloc social majoritaire et suffisamment puissant pour mettre en échec la contre-offensive des tenants du statu quo. Face à un tel défi, il n’est pas étonnant que les gouvernements dits « progressistes » aient souvent été tentés d’user d’expédients et aient hésité à s’attaquer aux fondements du pouvoir des classes possédantes latino-américaines – au risque de se limiter à ne réformer que des aspects périphériques du capitalisme dépendant.

Les progressismes latino-américains en perspective
Au vu de leurs « avantages comparatifs » actuels, il semble qu’on peut dessiner à gros traits trois voies de développement ouvertes aux pays latino-américains pour parvenir à accroître leur autonomie stratégique, diffuser le progrès technique et augmenter le bien-être de la population. Néanmoins, les contraintes du capitalisme dépendant semblent empêcher de viser simultanément ces trois objectifs à court terme.

« Les gouvernements dits “progressistes ” ont souvent été tentés d’user d’expédients et ont hésité à s’attaquer aux fondements du pouvoir des classes possédantes latino-américaines – au risque de se limiter à ne réformer que des aspects périphériques du capitalisme dépendant. »

Une première possibilité consisterait à utiliser les recettes issues des exportations de produits primaires pour accroître le bien-être de la population en mettant de côté l’ambition de la diversification productive à court terme (ce qu’ont fait les Cubains dans les années 1960, avec la canne à sucre). Une telle stratégie, redistributive, miserait sur l’amélioration des droits sociaux, de l’éducation, de la santé, des infrastructures, entre autres, pour permettre à terme de dynamiser l’économie et de développer des activités plus intensives en technologie. La réussite de cette stratégie est suspendue à la possibilité de capter un montant de rente élevé. De plus, la création d’emplois et les possibilités de générer un rattrapage technologique seront probablement limitées à court terme : les entreprises étrangères seront probablement attirées essentiellement dans les secteurs liés à la primo-exportation ou dans les secteurs abrités produisant pour le marché intérieur.
Les ressources d’exportation pourraient également être utilisées pour diversifier les activités productives grâce à des subventions directes ou indirectes. Les décideurs parieraient ici sur le fait que la stimulation des investissements et le développement d’activités nouvelles pourraient favoriser la création d’emplois et l’apprentissage sur le tas, permettant un rattrapage technologique progressif à partir d’une situation initiale de relative protection commerciale. Le risque serait de voir se constituer une industrie inefficace, dépendante de transferts de rente. De plus, cela suppose également que les recettes d’exportation demeurent à un niveau suffisant. L’expérience de l’ISI montre, au contraire, que la diversification productive réalisée avec l’aide du capital étranger ne garantit pas le renforcement de l’autonomie technologique et industrielle. Aujourd’hui, une telle voie semble en partie barrée par le caractère libre-échangiste des normes régissant le commerce international, défendues en particulier par l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Une troisième voie, celle du capitalisme de sous-traitance, miserait sur la baisse du coût salarial total pour développer l’industrie et diversifier l’économie. Cela pourrait favoriser des transferts de technologie et une montée en gamme des exportations, permettant à terme d’augmenter les salaires et d’améliorer le niveau de vie. Le risque serait ici de voir se développer une exploitation capitaliste effrénée, générant des troubles sociaux et politiques ou favorisant un raidissement autoritaire. Le pays pourrait se voir piégé dans une « trappe des revenus moyens », avec impossibilité d’augmenter les salaires pour ne pas risquer de voir s’enfuir les entreprises transnationales.
Pour l’instant, les progressismes latino-américains semblent avoir favorisé des trajectoires combinant des éléments des deux premiers types (utilisation des recettes d’exportation pour améliorer le bien-être social et, dans une moindre mesure, pour promouvoir l’industrialisation des matières premières et développer des activités industrielles centrées sur le marché intérieur). Il faut reconnaître l’importance des efforts réalisés par nombre de gouvernements pour rétablir une certaine souveraineté et une capacité de gestion sur des secteurs stratégiques (particulièrement en ce qui concerne les ressources du sous-sol), pour renforcer et rendre plus juste le système fiscal, développer la protection sociale, promouvoir l’intégration régionale et de nouvelles coopérations sud-sud, créer des alternatives en matière monétaire et financière....

« Toutes les tentatives de transformation sociale en Amérique latine ont eu en commun l’obligation de se confronter aux structures et aux logiques de fonctionnement du capitalisme, contrariant la mise en œuvre de projets d’émancipation. »

Pour autant, les avancées dans ces domaines sont restées bien souvent limitées et, surtout, les réformes de structure ne sont pas allées jusqu’à remettre en cause les rapports de propriété dans le domaine de la production. Au cours des années 2010, lorsque les prix des matières premières se sont retournés, les gouvernements progressistes ont été fragilisés politiquement et un espace s’est ouvert pour le retour d’une droite revancharde qui s’est acharnée à détruire certaines réalisations prometteuses des gouvernements progressistes ou à empêcher le retour au pouvoir de la gauche.

Entre réformes et révolutions : perspectives pour la gauche en Amérique latine
Ce que montre l’histoire de la gauche en Amérique latine, c’est la quasi-impossibilité du réformisme dès lors qu’il est perçu comme une menace à la domination des élites locales et des États-Unis. Depuis la tentative de Jacobo Árbenz de mettre en œuvre une réforme agraire en 1954 au Guatemala contre les intérêts de la United Fruit Company, tous les gouvernements ayant tenté une sortie « réformiste » du capitalisme dépendant ont été impitoyablement renversés par des coups d’État, des « sanctions » économiques et des opérations de déstabilisation coordonnées et/ou soutenues par les États-Unis (l’exemple le plus connu étant probablement le Chili de 1973). Les seules expériences progressistes qui ont duré dans le temps n’ont pu le faire qu’en affrontant avec une grande abnégation et au prix d’énormes sacrifices la réaction des élites locales et les agressions impérialistes. On pense en premier lieu à Cuba, mais aussi à la Bolivie, au Venezuela et au Nicaragua.
Pour autant, au XXIe siècle, aucune expérience de gauche n’a pour l’instant eu la capacité ou l’ambition de remettre en cause le capitalisme, en dehors bien sûr du cas historique cubain. Tous les gouvernements de la vague rose ont été amenés à s’associer de façon plus ou moins étroite à des groupes d’intérêt capitalistes tirant profit d’un accès privilégié à l’État ou bénéficiant des politiques de développement mises en œuvre. Ce faisant, les gouvernements progressistes ont été contraints d’infléchir leurs projets pour les faire correspondre aux intérêts de fractions de la bourgeoisie. D’où l’ambivalence de certaines de ces expériences : progrès sociaux, redistribution et en même temps politiques d’attractivité orientées vers le capital étranger, signature de traités de libre-échange, contre-réformes du code du travail, refus de porter atteinte à des intérêts constitués en redistribuant l’eau et la terre, etc.

« Au cours des années 2010, lorsque les prix des matières premières se sont retournés, les gouvernements progressistes ont été fragilisés politiquement et un espace s’est ouvert pour le retour d’une droite revancharde. »

Ernesto Che Guevara disait que la révolution est comme une bicyclette, et qu’elle tombe quand on cesse de pédaler. Dans le cas latino-américain, la question se pose de savoir jusqu’à quel point un processus d’inclusion, basé sur la redistribution des revenus et l’association avec des groupes capitalistes structurellement ambigus, est susceptible d’induire une adhésion durable des populations, au-delà d’un boom des prix des matières premières et sans une remise en cause en profondeur des inégalités dans le domaine de la production. La deuxième vague progressiste sera probablement confrontée aux mêmes dilemmes. Seuls les peuples latino-américains et leurs organisations détiennent les clés de ce problème crucial.

Élodie Lebeau et Constantin Lopez sont membres du comité de rédaction de Cause commune. Ils ont coordonné ce dossier.

Cause commune29 • été 2022