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Dans une formule célèbre des Cahiers de prison, Antonio Gramsci affirme que les situations de crise se caractérisent par le fait « que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître ». Périodes d’interrègne, elles nous mettent manifestement en présence d’une double dynamique – simultanée et inachevée – de décomposition et de recomposition

De tels phénomènes ne sortent évidemment pas de nulle part. S’il y a crise, c’est avant tout parce que « la classe dominante a perdu le consentement » des larges masses sur lesquelles elle exerce son pouvoir, parce qu’elle n’est plus en mesure de susciter chez elles une adhésion suffisante pour légitimer sa propre position. Toutefois, ce décrochage de grande ampleur ne saurait entraîner de façon automatique et immédiate la constitution d’un nouvel ordre politique. À bien des égards « la mort des vieilles idéologies prend la forme d’un scepticisme envers toutes les théories et toutes les formules générales ». Pis encore – et c’est ce point, surtout, que l’on a très souvent retenu de l’analyse de Gramsci –, l’instabilité qui résulte des logiques de déstructuration est particulièrement propice à l’émergence des « phénomènes morbides les plus variés ».

« La mort des vieilles idéologies prend la forme d’un scepticisme envers toutes les théories et toutes les formules générales. » Gramsci

Le paysage politique français tel qu’il se dessine à l’issue des échéances électorales de 2022 semble par bien des aspects confirmer le diagnostic formulé par Gramsci en 1930. Prolongeant une dynamique amorcée cinq années plus tôt, l’élection présidentielle a relégué sous la barre des 5 % les représentants des deux principales forces politiques qui se partageaient le pouvoir depuis plusieurs décennies. L’ordre prétendument nouveau dont le président Macron se voulait le symbole n’a pas été en mesure d’engranger le soutien escompté par le principal intéressé, devenant minoritaire à l’Assemblée nationale quelques semaines seulement après avoir accédé pour la seconde fois au sommet du pouvoir exécutif. Quant aux « phénomènes morbides », ils ne manquent malheureusement pas, comme le montre l’entrée au Parlement de 89 députés du Rassemblement national, deux d’entre eux accédant même à des vice-présidences.

Le présent dans ses contradictions
Le désarroi que suscite une telle situation pourra paraître peu propice à l’analyse sérieuse. La perte des repères favorise assurément les jugements à l’emporte-pièce et les propos de comptoir. Il convient donc de regarder avec une certaine méfiance les discours péremptoires sur la « recomposition » qu’assènent avec aplomb les professionnels du commentaire politique. C’est ce que rappelle fort utilement Nicolas Tardits dans sa contribution. Pour autant, la prudence à laquelle doit nous inviter le manque de recul dont nous disposons n’implique nullement de renoncer à penser les dynamiques qui sont aujourd’hui à l’œuvre. L’instabilité ne saurait par elle-même constituer un obstacle à l’analyse, elle constitue même l’étoffe dont la réalité est faite. C’est bien là ce qui rend si précieuse cette méthode dialectique dont Marx disait qu’elle devait être en mesure de saisir « toute forme faite dans le flux du mouvement ».

« La gauche dans son ensemble se situe à la croisée des chemins, entre réussites réelles, qu’il convient de souligner et de célébrer, et indéniables limites, qu’il est urgent de comprendre et de dépasser. »

L’objectif à la fois modeste et ambitieux de ce dossier est donc de se confronter au présent dans ce qu’il a de contradictoire. Sans prétendre à l’exhaustivité, la rédaction de la revue a voulu ici s’atteler à une tâche qui paraît être un préalable à toute entreprise stratégique sérieuse. Certains aspects majeurs du processus en cours ont délibérément été laissés de côté, et en particulier la difficile question de l’extrême droite, que Cause commune a préféré réserver pour un futur dossier spécifique qui lui sera intégralement consacré. D’autres sont abordés sous un angle inévitablement synthétique, qui cependant n’ôte rien à leur dimension instructive. Les enjeux des grands bouleversements qui affectent la situation internationale sont ainsi présentés sous la forme d’un précieux panorama réalisé par Pascal Torre.

Les mutations des forces politiques défendant les intérêts du capital
Deux grandes questions surtout occupent une place centrale dans les contributions que nous présentons dans ce numéro. La première est celle des mutations que connaissent les forces politiques, anciennes comme nouvelles, dont la fonction est de défendre les intérêts du capital. Longtemps représentés de façon privilégiée par les partis de la droite classique, sous les différents noms qui ont été les leurs, ils semblent aujourd’hui plus nettement incarnés par un pouvoir macroniste qui avait pourtant axé son discours sur le dépassement du clivage entre la gauche et la droite. Si la déroute du parti Les Républicains (LR) doit être interprétée comme le signe d’une recomposition plutôt que d’un recul de la droite, elle permet cependant d’interroger la thèse régulièrement martelée d’une droitisation de la société française. C’est notamment ce que s’emploie à faire ici Gérard Streiff, soulignant les difficultés auxquelles cette famille politique est confrontée sur les deux thématiques centrales que constituent pour elle le conservatisme sociétal et le libéralisme économique, qui font l’un comme l’autre l’objet de fortes contestations au sein de la population française. Si par bien des aspects le macronisme peine à se distinguer nettement de ses concurrents LR, les raisons de ses succès initiaux tiennent peut-être, comme le rappelle Igor Martinache, à sa capacité à capter la dynamique de rejet des formations politiques traditionnelles.

« Si la lente mort du vieux monde ouvre la voie aux “phénomènes morbides” les plus variés, on aurait tort d’oublier que Gramsci y voyait aussi un terreau propice à “une expansion inouïe du matérialisme historique”, c’est-à-dire du marxisme. »

La constitution d’un bloc populaire ?
La seconde grande question que ce dossier entreprend d’affronter est celle – stratégiquement décisive – de la constitution d’un bloc populaire. Dans leur grande majorité, les analyses faites sur le vif qui tâchent de saisir les grands enjeux de la recomposition politique en cours voient en effet dans la mise en place de trois blocs structurants la principale leçon de la séquence électorale récente. Qu’il s’agisse de s’en plaindre ou de s’en réjouir, acteurs et commentateurs s’accordent en général sur la tripartition suivante : bloc libéral, bloc d’extrême droite, bloc populaire. Comme le montre pertinemment Florian Gulli, l’hétérogénéité d’une telle série, qui mêle critères idéologiques et critères sociologiques, pose déjà à elle seule question.
Mais au-delà des qualificatifs, c’est l’extension et la cohésion du bloc que les communistes appellent de leurs vœux qui doit impérativement faire l’objet de réflexions sérieuses et approfondies. En la matière, la gauche dans son ensemble se situe à la croisée des chemins, entre réussites réelles, qu’il convient de souligner et de célébrer, et indéniables limites, qu’il est urgent de comprendre et de dépasser. La phase de décomposition est déjà bien avancée, comme le montrent les nombreux signes – qui vont du mouvement des Gilets jaunes au récent résultat des élections législatives – du décrochage entre les milieux populaires et le pouvoir politique traditionnel, devenu largement incapable d’assumer son rôle dirigeant. Pour le dire avec les mots de Lénine, « ceux d’en bas » ne veulent déjà plus « continuer de vivre à l’ancienne manière ». Pour autant, il n’est pas encore certain que « ceux d’en haut » ne puissent plus le faire. Les profits records du groupe TotalÉnergies semblent plutôt montrer que, pour certains, « l’ancienne manière » a quelques beaux jours devant elle. Pour cette raison, sans doute, la phase de recomposition n’en est encore qu’à ses débuts.
Combien de temps encore la classe dirigeante pourra-t-elle imposer au monde du travail cette « ancienne manière » ? Sauf à vouloir jouer les devins, il paraît largement déraisonnable d’entreprendre de répondre avec précision à une pareille question. Mais prudence ne veut nullement dire pessimisme. Si la lente mort du vieux monde ouvre la voie aux « phénomènes morbides » les plus variés, on aurait tort d’oublier que le même Gramsci y voyait aussi un terreau propice à « une expansion inouïe du matérialisme historique », c’est-à-dire du marxisme. Déroutante, la situation actuelle l’est assurément. Mais le rôle des communistes n’est-il pas, en toutes circonstances, de prendre sans la fuir la nouveauté à bras-le-corps ?

Jean Quétier est rédacteur en chef de Cause commune. Il a coordonné ce dossier.

Cause commune30 • septembre/octobre 2022