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La longue et surprenante histoire des rapports de la caricature et de la politique révèle une réalité complexe et un appel à trouver le sens renouvelé d’un usage moderne de la satire.

L’actualité récente a soulevé des questionnements brûlants sur la place de la caricature et de la satire dans notre société. L’assassinat de Samuel Paty, commis au prétexte de réaction à la diffusion de caricatures prétendument blasphématoires à l’égard de l’islam, a provoqué unanimement l’horreur et une juste indignation. À tel point que ce crime a été interprété comme étant en même temps une attein­te à la liberté d’expression, à l’esprit critique, à la laïcité, voire à l’unité de la république. Sur la base de cette interprétation, le président de la République a ouvert la voie à la préparation d’un projet de loi. Un débat aux contours très flous est ainsi lancé. Dans ce contexte, se poser la ques­­tion du sens de la satire dans le monde contemporain peut permettre de clarifier certains aspects.
 
La satire, art de la critique sociale ?
D’abord, on pense généralement que la satire qui dénonce sans détours des injustices, des anomalies et des laideurs du monde présent n’est pas un art comme un autre. Sans la médiation d’une explication, en utilisant images et mots frappants, elle montre un monde qui se tient non pas sur ses pieds mais sur la tête. Elle bouscule des hiérarchies établies. Elle est censée déranger les dominants qui ont la raison du plus fort pour eux. Car aux yeux de la satire aucun pouvoir ne devrait se justifier d’un ordre naturel. En ramenant sur terre les prétentions des prétentieux, elle montre crûment que l’apparence des choses est à l’inverse de ce qu’elles sont réellement. La satire est ainsi conçue comme un art dont l’objet privilégié serait la critique sociale de l’ordre présent.

"L’actuel débat concernant la liberté d’expression et de critique prépare une étape nouvelle dans notre monde de la satire néoréactionnaire généralisée ; celle de la satire gardée par la loi, la police et l’armée."

Mais, historiquement, les choses sont un peu plus complexes. La satire comme genre littéraire naît dans le monde romain. Des poètes (Horace, Juvénal, Perse, Catulle, etc.) produisent des textes qui jugent et raillent le monde romain de leur époque en montrant la décadence et la corruption qui s’étendent partout. Ces textes rugueux prennent pour cible les populations récemment installées à Rome, les métèques, les efféminés, les avares, les nouveaux riches etc. Ces poètes critiquent le présent en référence au monde d’avant. Le paysan romain d’antan, travailleur, honnête, brave, bon père de famille, sourcilleux sur la moralité est glorifié. Contrairement à une opinion reçue, la satire latine qui nous est restée a été profondément réactionnaire sur le mode du « c’était mieux avant ». Elle a été du côté des aristocrates qui tenaient le pouvoir. Horace va jusqu’à citer nommément les personnalités de haut rang comme Mécène, pour l’amusement desquelles il compose ses poèmes. 
 
Satire réactionnaire et satire progressiste
Le caractère réactionnaire de la satire est une donnée primaire. Lorsqu’on juge satiriquement le présent comme décadent, on induit immédiatement l’idée que le passé était bien mieux : l’époque de la décadence et de la corruption suppose un temps meilleur qui l’a précédée. De ce fait, la satire est un genre aristocratique. Elle valorise ce qui est antique contre ce qui émerge de basse extraction. D’ailleurs, il suffit de regarder les caricatures et la satire utilisées par les idéologues nazis au XXe siècle pour se convaincre de la persistance du caractère réactionnaire de la satire. 
Cette satire première, qui utilise le rire pour faire tomber le présent au profit du passé, qui vise à rétablir le droit antique des puissants n’en est heureusement pas la seule forme. Certes, le rire dirigé contre les vrais puissants et les aristocrates dans la société de l’Antiquité latine a laissé moins de traces, mais il n’en reste pas moins que les fêtes populaires, dites les Saturnales, donnaient lieu à un remarquable renversement des hiérarchies sociales où les esclaves persiflaient et commandaient leurs maîtres le temps de ces liesses. Le carnaval, où la satire devenait populaire, a été une respiration subversive pour les exploités durant le Moyen-Âge et la Renaissance. Comme l’a montré magistralement Mikhaïl  Bakhtine dans son livre consacré à Rabelais, le carnaval, avec ses inversions de l’ordre social, ses travestissements, ses insolences et la culture du rire populaire, a été à l’origine des productions littéraires majeures de cette période. 

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Une culture du rire sarcastique se développe depuis de nombreuses années, à l’instar des Guignols pendant trente ans.

Derrière ces rires forcés pointe une immense tristesse et l’incapacité à produire de l’espoir pour l’humanité, comme si le capitalisme, après la perte de toute crédibilité, s’arrogeait sur le tard le droit absolu d’exhiber son cul pour mettre les rieurs de son côté et continuer à survivre.
La critique de la décadence et de l’injustice du présent ne renvoie pas ici à la bonne race des aristocrates mais à un âge d’or de bonheur où chacun avait également sa part à l’abondance. Bref pour cette satire seconde : c’était mieux avant l’antique injustice. Et le temps du carnaval rappelle en creux le pays mythique de Cocagne où la vie est douce à chacun !
Ce souffle puissant d’une satire qu’on pourrait appeler non réactionnaire voire progressiste a traversé les siècles, et les exemples ne manquent pas : la littérature utopique du XVIe siècle, le théâtre comique (Molière, Beaumarchais), les écrits montrant les travers de la société occidentale au regard des civilisations d’ailleurs ou d’un futur éloigné (Montesquieu, Voltaire, Diderot) ; et enfin la caricature et la littérature politique populaire des révolutions (1789, 1848, 1870, 1917). L’histoire contradictoire de cette satire seconde est celle des tentatives d’appropriation par le peuple de l’arme du sarcasme plutôt réservée à l’usage des aristocrates.
Récapitulons les caractéristiques de ces deux formes de satire. Elles ont en commun l’objectif de critiquer sans autre médiation ni explication la réalité du temps présent défini comme étant décadent en utilisant les différents procédés du rire : la caricature, les travestissements, l’insulte, l’inversion des valeurs, l’exhibition de l’antagonisme entre les apparences et les réalités. La satire réactionnaire instaure en creux l’antique valeur des dominants. La satire progressiste tente de déconstruire le bon droit des dominants dans un esprit subversif et carnavalesque, elle porte en elle « la haine sacrée de classe » des dominés contre les dominants, selon les mots du philosophe marxiste Georg Lukács (dans son article « à propos de la satire »).

Les réactions à la satire
La satire a donné lieu à trois types de réactions. D’abord, celle d’une défense classique et légale : depuis les Romains, des législations ont tendu à condamner les atteintes à la respectabilité des personnes ou des groupes et puni certains auteurs de satire et de caricature. 
Deuxièmement, une critique idéologique réactionnaire qui oppose à la satire l’esprit de sérieux et l’impérative réconciliation sociale. Le philosophe Hegel, dans son Esthétique, développe cette critique qui renvoie la satire à sa forme romaine primitive de dissension sociale et déclare que ce temps est révolu. Les temps modernes exigent, selon lui, non pas des spectateurs sarcastiques de l’histoire, qui se satisfont d’avoir bonne conscience contre les mauvaises fortunes, mais des hommes actifs pour des réalisations positives unifiant la société. 
Enfin, une critique que nous qualifierons de gauche larmoyante. C’est notamment celle adoptée par le philosophe Theodor Adorno qui estime que la satire reste prisonnière des anomalies qu’elle dénonce. Elle est en deçà des injustices du monde moderne caractérisé par des crimes contre l’humanité. Elle est impuissante face à elles, voire d’une certaine façon complice, car la société capitaliste moderne fait du sarcasme cynique un des moteurs de sa survie. 

"En ramenant sur terre les prétentions des prétentieux, la satire montre crûment que l’apparence des choses est à l’inverse de ce qu’elles sont réellement."

Effectivement, cette mise à distance théorique de la satire est peut-être salutaire dans un monde où la satire, généralisée et démocratisée comme jamais dans l’histoire de l’humanité, prend souvent des allures néo-réactionnaires. À l’ère des réseaux sociaux, la satire est omniprésente et à la portée de chacun. Des Guignols de l’info, aux innombrables stand up, en passant par toute la gamme de la caricature, de la publicité et de petites vidéos en ligne pour persifler l’actualité sous toutes ses formes : une culture du rire sarcastique se développe massivement. La critique d’Adorno n’est pas sans fondement, dès lors que l’on voit comment l’ensemble du système survit et prospère grâce à la puissance de justification de la satire que nous avons évoquée plus haut. Aujourd’hui, de la citation de Juvénal en titre, nous sommes passés à un monde où « le plus facile et le plus ordinaire, c’est de faire des satires ».

 L’écriture satirique chez Marx
La manière de se débrouiller correctement avec la satire est donc un problème culturel majeur de notre temps. Mais comment faire ? En cela, les écrits de Marx apportent des réponses originales qu’il est instructif de méditer. Dès ses écrits de jeunesse, Marx manie toutes les formes d’écriture satirique dans ses productions philosophiques, politiques ou économiques. La Sainte Famille ainsi est un exemple abouti d’écriture satirique dont le sous-titre est tout un programme : Critique de la critique critique, contre Bruno Bauer et consorts. Ce texte trace la voie d’un usage particulier de l’écriture satirique chez Marx : la satire tournée contre la satire. Voici en quoi consiste l’opération : détecter les limites de la littérature critique usant de la satire et pousser cette littérature au-delà de ces limites. La plus importante des limites de cette littérature est de produire des idées critiques par lesquelles les auteurs prétendent s’élever au-dessus de la réalité de leur temps, en la jugeant ainsi de haut en se rendant intouchable. Marx applique sa satire à ceux qui veulent ainsi s’affranchir de la réalité en la moquant. En usant des mêmes armes, il les ramène du ciel imaginaire de leurs idées à la terre ferme du monde réel. On voit ainsi que la critique du monde présent est partie intégrante de ce même monde. Les auteurs critiques et satiriques sont des hommes en chair et en os non des idées pures flottant au-dessus d’une société corrompue. Ils vivent dans cette société. Ils en vivent. 

"À l’ère des réseaux sociaux, la satire est omniprésente et à la portée de chacun. Des Guignols de l’info, aux innombrables stand up, en passant par toute la gamme de la caricature, de la publicité et de petites vidéos en ligne pour persifler l’actualité sous toutes ses formes, une culture du rire sarcastique se développe massivement."

Les écrits de Marx fourmillent d’exemples brillants de ce traitement satirique appliqué à la critique. La troisième partie du Manifeste communiste consacrée à « la littérature socialiste et communiste » est une démonstration d’une grande force de ce procédé. On remarquera que cinq types de littérature socialiste critiques du capitalisme sont dénoncés par Marx comme étant réactionnaires ou impuissants. Il utilise pour cela toute la gamme des moyens satiriques. Dernier exemple, Le Capital qui est le plus grand cimetière connu de théories d’économie politique mortes de ridicule sous la plume satirique de Marx. Dans le premier livre de cette œuvre majeure, notamment les parties concernant le fétichisme de la marchandise, Marx montre, par exemple, comment se constitue l’inadéquation entre l’apparence des marchandises et leur réalité, entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. Ce qui est dénoncé par la satire classique de manière immédiate comme injustice et immoralité constitutives du monde de l’argent roi, à travers la figure de l’avare est expliqué par le fonctionnement du capitalisme comme système. Le monde apparaît comme une immense foire où tout s’achète et se vend. Un monde où l’on croit que les choses parlent, se rendent au marché, ou commandent aux hommes. Un monde qui se tient à l’envers, dans lequel les personnes sont chosifiées et les choses sont personnifiées, comme le remarque justement Bernard Vasseur dans son livre Communiste avec Marx. Marx, c’est l’école d’une satire portée à un niveau supérieur : médiatisée par des explications scientifiques, contextualisée, élargie dans ses horizons, s’appliquant non seulement aux autres mais aussi à soi-même, s’attaquant non plus à des personnes par les moyens de caricature mais au système qui les engendre. C’est une école de rigueur qui montre qu’il ne suffit pas de moquer le monde, il faut le transformer. Avec Marx, on passe à une autre paraphrase de notre titre : « Il est difficile de bien écrire la satire. »
Face à des menaces terroristes il est nécessaire de prendre des mesures de sécurité et la loi de 1905 réellement appliquée à toutes les religions permettrait de réguler le rapport de celles-ci et de l’État – en commençant, par exemple, par interdire aux associations non reconnues par cette loi de disposer de lieux de culte. Or l’actuel débat concernant la liberté d’expression et de critique dépasse largement le cadre de ces mesures concrètes et prépare, sur le plan idéologique, une étape nouvelle de la satire néoréactionnaire généralisée ; celle de la satire gardée par la loi, la police et l’armée. Alors qu’il s’agit de défendre la vie des gens, on élargit le propos du débat public à une défense du droit de caricaturer – devenu la pointe avancée de la pensée critique – sans égard aux questions de contexte, de visée et de conséquence. Tous les travers de la satire réactionnaire pourront ainsi immédiatement être justifiés, sacralisés et rendus intouchables par la puissance publique : grimaces identitaires, mépris de classe, sarcasme cynique, nostalgie d’une mythique société une et indivisible, de l’avant qui était mieux, désir de la pureté contre la contamination par les métèques, etc. Derrière ces rires forcés pointe une immense tristesse et l’incapacité à produire de l’espoir pour l’humanité, comme si le capitalisme, après la perte de toute crédibilité, s’arrogeait sur le tard le droit absolu d’exhiber son cul pour mettre les rieurs de son côté et continuer à survivre.
Une satire marxiste de notre temps, exigeante et universelle reste à produire : alliant les moyens satiriques immédiats et la médiation des explications, il s’agit de ramener sur la terre ferme les prétentions bouffonnes de l’industrie de la satire bon marché au service des puissants. C’est une question de civilisation et de culture entendue comme résistance subversive à l’oppression et à l’exploitation.

*Taylan Coskun est conseiller régional (PCF) d’Île-de-France.

Cause commune n° 21 • janvier/février 2021