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Les politiques d’éducation populaire peuvent affronter les défis des inégalités croissantes, du déficit démocratique, de la crise écologique, des discriminations, de l’éducation aux médias, de l’éducation à la paix… Pourtant, faire inscrire dans des décrets et des arrêtés le mot « éducation populaire » est un combat permanent des syndicats du champ « jeunesse et sports ».

Un objectif d’émancipation peut-il être porté par une politique publique de l’État et des fonctionnaires d’État ? À quelles conditions ? Qu’en reste-t-il lorsque ces politiques publiques promeuvent l’« engagement » ? Ou lorsqu’elles se centrent sur le contrôle « républicain » ? En quoi et comment un syndicat de Jeunesse et Sports porte-t-il l’ambition de promouvoir une mission éducatrice émancipatrice et de défendre des fonctionnaires et tous les professionnels de l’éducation populaire ?
Pour répondre à ces questions, quelques repères historiques, des analyses, des actions et chantiers syndicaux.

Plusieurs courants
L’éducation populaire est traversée par des tensions idéologiques qui façonnent les pratiques. Il est schématiquement admis qu’elle est traversée par trois courants :
• un courant issu du siècle des Lumières. Le savoir, la science, la raison doivent épanouir l’individu et construire la république ; 
• un courant issu des œuvres du catholicisme social ;
• un courant issu des initiatives ouvrières où l’enseignement mutuel est la règle. L’autoéducation permet l’autoémancipation.
Ces trois courants structurent le paysage actuel de l’éducation populaire. L’ignorer revient à ne rien comprendre aux conflits et aux alliances face aux défis énoncés en introduction.

Deux temps forts de la construction d’une politique publique de l’État
On doit à Luc Carton, philosophe et économiste belge, le repérage de cinq étapes dans l’histoire de l’éducation populaire. À l’origine, le mouvement ouvrier s’organise pour s’émanciper. Chaque organisation se spécialise puis s’institutionnalise – notamment dans l’appareil d’État.

« Notre mandat constant est une loi-cadre pour rendre légitime et donc protéger le travail nécessaire d’éducation, civile et publique, critique et d’émancipation au service d’une république sociale et solidaire. »

Premier temps : 1944 et la création d’une direction de la culture populaire et des mouvements de jeunesse au sein du ministère de l’Éducation. Il s’agissait de porter la culture populaire comme élément de lutte contre l’obscurantisme, de créer une mission de service public pour changer la société, pour servir la conscience critique et l’ouverture d’esprit.
Une trentaine d’instructeurs nationaux sont recrutés qui ont pour mission la formation des cadres du champ. En 1958, des instructeurs sont nommés dans les régions ; en 1963, ils deviennent contractuels de droit public, conseillers techniques et pédagogiques (CTP) ; en 1964 sont créés les assistants de jeunesse et d’éducation populaire (AJEP) ; en 1981, les CTP sont désormais nommés dans les départements. En 1985, ils obtiennent un statut de titulaire : conseillers d’éducation populaire et de jeunesse (CEPJ).
Durant cette période, les financements d’équipements, de professionnels, de formation de cadres bénévoles ou professionnels ont été fondateurs. L’État a encouragé le développement d’associations et la construction de fédérations, encadré des formations, repéré et soutenu des énergies militantes. Le programme « stages de réalisation » a été représentatif de cette période en tant qu’espace et temps de constructions collectives, de formation, articulés à des enjeux de territoires.
Deuxième temps, entre 1998 et 2001, Marie-George Buffet, ministre de la Jeunesse et des Sports, réactive cette définition d’un projet politique émancipateur de l’éducation populaire en lançant une « offre publique de réflexion (OPR) sur l’avenir de l’éducation populaire. » Mais la rédaction du livre blanc, Citoyen, chiche !, en lieu et place du rapport d’étape – fruit de l’analyse et de la discussion collective des cinq cent vingt groupes de réflexion réunis dans toute la France à ce sujet – clôt cet épisode. Marie-George Buffet pressentait lors du lancement de l’OPR à la Sorbonne la difficulté face à laquelle elle se trouvait : « Il est bien sûr paradoxal que la puissance publique crée un espace de débat pour des associations d’éducation populaire dont la vocation est d’être des contre-pouvoirs. »

« L’arrivée du service national universel dans les services départementaux et régionaux a profondément heurté les valeurs des collègues. »

De l’OPR il reste une foisonnante production théorique et pratique qui nourrit encore les acteurs d’aujourd’hui. La définition de l’éducation populaire s’en est trouvée modifiée. Nous sommes passés d’une « éducation par le peuple, pour le peuple », au « travail de la culture dans la transformation sociale » et même à « l’éducation populaire transforme l’expérience vécue des citoyens en expression, puis en savoir en vue d’une action collective ». Cette dernière présente l’avantage de décrire un mode opératoire.

Une compétence partagée
Des débats ont eu lieu à la Libération sur le choix à opérer entre un mouvement de jeunesse unique porté par l’État – mais de sinistre mémoire – ou la multiplicité d’acteurs sans l’État. La décision a été celle de la pluralité des acteurs et des approches avec l’État dans une forme de cogestion. Autrement dit, une politique publique d’éducation populaire de l’État n’est pas possible sans les associations et la « société civile ».
Les collectivités portent également des politiques d’éducation populaire. Les réorganisations territoriales ont fait craindre que la compétence éducation populaire soit confiée à un seul échelon. Cela plaçait l’éducation populaire, ses financements et donc ses actions entre les mains d’un seul niveau. Les syndicats et des collectifs d’associations se sont donc battus pour que l’éducation populaire – comme le sport et la culture – soit inscrite dans la loi comme une compétence partagée.

L’engagement contre l’éducation populaire
La révision générale des politiques publiques (RGPP) et l’Action publique 2022 ont initié un mouvement qui recompose les relations de l’État aux associations. Les effets les plus palpables de ces réformes sont observés tant par les personnels de ces services publics que par leurs interlocuteurs associatifs : instabilité de l’organisation, diminution des effectifs et éloignement des personnels d’État dans leurs relations aux acteurs associatifs, renforcement de la « jeunisation » des programmes et des dispositifs.

« La loi du 24 août 2021 introduit un nouveau changement fondamental dans les relations entre État et associations. Le contrat d’engagement républicain soupçonne les associations de contrevenir aux principes républicains et enjoint les responsables associatifs à la surveillance de leurs adhérents. »

Ensuite, le gouvernement Macron ajoute l’« Engagement » à Jeunesse et Sports. Les mots ont un sens. Exit l’éducation populaire. Exit l’émancipation. Place au service national universel (SNU) relevant du code du service national et non du code de l’éducation.
Enfin, la loi du 24 août 2021, confortant le respect des principes de la République, introduit un nouveau changement fondamental dans les relations entre État et associations. Le contrat d’engagement républicain soupçonne les associations de contrevenir aux principes républicains et enjoint les responsables associatifs à la surveillance de leurs adhérents. Les agents de Jeunesse, Engagement (!) et Sports se voient transformés en contrôleurs d’un agrément de jeunesse et d’éducation populaire qui n’a plus pour fonction que de lever les doutes de « séparatisme ».
Finalement, ces réformes aboutissent à déposséder les personnels travaillant dans les services Jeunesse Engagement Sports de leur expertise et de toute une culture fondatrice de leurs métiers : un savoir et un contre-pouvoir professionnel liés à la reconnaissance, à l’accompagnement et à la formation des dynamiques associatives d’éducation populaire. C’est à cet endroit que le syndicalisme se trouve être indispensable.

Un syndicat pour défendre une mission de service public
Peu après leur recrutement à la Libération, les premiers cadres d’État de l’éducation populaire ont créé un syndicat et ont porté l’ambition de création d’un corps de fonctionnaires titulaires. Le statut – en s’appuyant sur une qualification attachée à la personne – permettait la mise à distance des pressions politiques et la clarification des missions : ni contrôleur, ni VRP de dispositifs de l’État. Et surtout il reconnaissait une liberté pédagogique. Les syndicats ont obtenu le statut de CEPJ en 1985 calqué sur celui des professeurs certifiés. La liberté pédagogique repose sur la reconnaissance de spécialités validées par la réussite à un concours. Ces spécialités ont fait l’objet d’attaques pour transformer les CEPJ en agents chargés de dispositifs, de reporting et de contrôle. Celles et ceux qui conduisent encore des actions d’éducation populaire le font clandestinement ou sur leur temps libre.
Penser et écrire le métier dans le cadre syndical est donc vital.

« Entre 1998 et 2001, Marie-George Buffet, ministre de la Jeunesse et des Sports, réactive la définition d’un projet politique émancipateur de l’éducation populaire en lançant une “offre publique de réflexion sur l’avenir de l’éducation populaire”. »

Les syndicats : Syndicat éducation populaire (SEP), Union nationale des syndicats autonomes (UNSA), Éducation pluralisme action solidaire (EPA), Fédération syndicale unitaire (FSU), Syndicat national des personnels de la jeunesse et des sports (SNPJS) et la Confédération générale du travail (CGT) ont conduit avec l’administration un travail de réécriture et de réaffirmation des spécialités. Six nouvelles spécialités articulent les enjeux sociaux, les politiques publiques et les disciplines universitaires. Faute d’une prise en compte par les formations statutaires et continues, les syndicats ont été à l’initiative d’un stage – université d’automne des CEPJ – pour promouvoir les spécialités, en revivifier l’usage et créer des réseaux.
L’arrivée du service national universel dans les services départementaux et régionaux a profondément heurté les valeurs des collègues. Les syndicats ont donc initié une démarche de manifeste collectif contre le mésusage des CEPJ dans le SNU. Un tiers des CEPJ ont écrit qu’ils ne mettraient pas en œuvre le SNU.

« En 1944, il s’agissait de porter la culture populaire comme élément de lutte contre l’obscurantisme. »

Dans les réorganisations de l’administration de l’État, nous avons pesé pour quitter le ministère des Affaires sociales, dans lequel Nicolas Sarkozy nous avait placés, pour intégrer un pôle éducatif interministériel. Nous l’avons obtenu de haute lutte contre le ministère de l’Intérieur. Retrouver un sens éducatif à nos missions était indispensable.

Pour une loi-cadre de l’éducation populaire
Notre mandat constant est une loi-cadre pour rendre légitime et donc protéger le travail nécessaire d’éducation, civile et publique, critique et d’émancipation au service d’une République sociale et solidaire.
Un décret belge peut et doit nous inspirer :

Article 1er. - § 1er. Le présent décret a pour objet le développement de l’action associative dans le champ de l’éducation permanente visant l’analyse critique de la société, la stimulation d’initiatives démocratiques et collectives, le développement de la citoyenneté active et l’exercice des droits sociaux, culturels, environnementaux et économiques dans une perspective d’émancipation individuelle et collective des publics en privilégiant la participation active des publics visés et l’expression culturelle.
§ 2. Cet objet est assuré par le soutien aux associations qui ont pour objectifs de favoriser et de développer, principalement chez les adultes : a) une prise de conscience et une connaissance critique des réalités de la société ; b) des capacités d’analyse, de choix, d’action et d’évaluation ; c) des attitudes de responsabilité et de participation active à la vie sociale, économique, culturelle et politique.
§ 3. La démarche des associations visées par le présent décret s’inscrit dans une perspective d’égalité et de progrès social, en vue de construire une société plus juste, plus démocratique et plus solidaire qui favorise la rencontre entre les cultures par le développement d’une citoyenneté active et critique et de la démocratie culturelle.
Sur cette ambition, salariés du privé et du public doivent pouvoir se retrouver pour un manifeste commun. La matière existe pour « cheminer », renouer avec le principe des réalisations, récolter des contributions s’appuyant sur des travaux, des expérimentations et des expériences stimulantes. La République s’est donné une mission et un devoir d’éducation initiale auprès de tous les jeunes résidant sur son territoire. Produire une loi-cadre de l’éducation populaire, tout au long de la vie, relève de ce même principe d’une République éducative. 

Marie-Christine Bastien et Alexia Morvan sont membres du SNPJS-CGT.

Cause commune36 • novembre/décembre 2023