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Nous discuterons l’ouvrage de Yascha Mounk, Le peuple contre la démocratie publié en 2018 et traduit la même année en français. Le livre veut être une défense de la « démocratie libérale » menacée par la « démocratie antilibérale ».

Qu’est-ce que la démocratie pour Yascha Mounk ? « Un ensemble d’institutions électorales obligatoires qui traduit dans les faits la volonté populaire ». Le libéralisme ? Des « institutions [qui] protègent dans les faits l’État de droit et garantissent les libertés individuelles » (p. 43). Le risque ? « Que la démocratie et le libéralisme puissent un jour entrer en opposition », la volonté populaire détruisant institutions et libertés fondamentales.

Les élites contre la démocratie
Tout ceci ressemble à première vue au thème libéral classique :la tyrannie de la majorité. Une décision majoritaire peut parfaitement être injuste, c’est-à-dire porter atteinte aux droits fondamentaux d’individus ou de groupes sociaux. Ainsi une majorité religieuse pourrait décider démocratiquement d’opprimer une minorité religieuse. (Historiquement, l’argument a souvent pris un tour propriétariste : le droit fondamental qui importait en effet le plus aux libéraux, celui dont ils craignaient le plus qu’il soit menacé par la démocratie, était le droit de propriété. Si le philosophe libéral Tocqueville s’est opposé au suffrage universel, c’est pour cette raison : un majorité de pauvres ne manquerait pas de décider de piller par l’impôt les richesses de la minorité des possédants). Yasha Mounk s’inscrit dans cette tradition. Son originalité est d’ajouter à ce risque de démocratie antilibérale, le risque d’un libéralisme antidémocratique « malgré des élections régulières et ouvertes ». L’Union européenne, mais aussi l’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest (p. 24) seraient des exemples de ce libéralisme antidémocratique où « le système penche tellement vers le profit des élites que les élections ne servent plus que rarement à traduire la volonté du peuple en politique publique ». Il ajoute que ces deux menaces contemporaines sont les deux faces d’une même pièce, « l’ascension des populismes » nourrissant « le règne des technocrates » et vis et versa. « Les préférences des électeurs sont de plus en plus antilibérales », « les élites se sont emparées du système politique et l’ont rendu de plus de plus sourd » (p. 25). Le face à face Macron/Le Pen est l’incarnation française de ce phénomène devenu mondial.
Première difficulté. Si la démocratie libérale est bien menacée de deux côtés, si elle connaît une « double crise », le titre du livre, symptomatiquement, n’en pointe qu’un seul. Le livre aurait du s’intituler Le peuple et les élites contre la démocratie et non : Le peuple contre la démocratie. Le nom choisi par Yasha Mounk pour nommer ce danger est « populisme ». N’aurait-il pas été plus cohérent, en accord avec les prémisses du raisonnement, de parler aussi d’un « élitisme » ? Si Yascha Mounk ne le fait pas, c’est parce qu’il estime que nous ne pourrons pas vraiment sortir du libéralisme antidémocratique (p. 137). La complexité de nos sociétés l’exigerait : « tirer un trait sur les agences indépendantes et les organisations internationales dans le but de rendre le pouvoir au peuple n’aboutirait à rien » (p. 358). Mais n’est-il pas illusoire de penser que nous pourrions avoir le libéralisme antidémocratique sans les démocraties antilibérales ?

Populisme de gauche et populisme de droite
Deuxième difficulté. Précisément l’emploi de cette catégorie fourre-tout de « populisme ». On trouve, derrière le mot « populisme » un bien curieux attelage : Trump, Erdogan et Orban, mais aussi Chavez, Alexis Tsipras de Syriza et Pablo Iglesias de Podemos... Yasha Mounk retrouve là un lieu commun de la doxa libérale des années 1980. Celle-ci trace un « cercle de la raison », incluant libéraux de gauche et libéraux de droite. A l’extérieur de ce cercle, l’irrationalité politique, les extrêmes qui se rejoignent, le refus du néolibéralisme repeint en refus de la réalité, le peuple ignorant à éduquer, les classes populaires présumées racistes, misogynes et hostiles aux institutions, etc.
Le livre assimile donc sans cesse « populisme » de gauche (c’est-à-dire tout ce qui n’est pas le libéralisme de gauche) et populisme de droite. Pourtant l’auteur, malgré lui, réfute en maints endroits cet amalgame. On peut lire p. 26 : « Lorsque les populistes se présentent aux élections, ils dirigent avant tout leur bile sur les groupes ethniques ou religieux qu’ils refusent de reconnaître comme “vrai” peuple ». Plus loin, le « populisme » est une sorte de « rébellion contre le pluralisme » ethnique (p. 243), un « nationalisme de l’exclusion » (p. 293). En quoi tout ceci concernerait Syriza, Podemos ou encore Chavez ?
En réalité, et quoiqu’en pense l’auteur, le livre est largement une critique du « populisme » de droite. Les exemples mentionnées renvoient pour la plupart aux formations d’extrême droite de l’Est européen ou de l’Allemagne. Une rapide recherche des occurrences de noms de dirigeants d’État ou de parti conduit à la même conclusion. L’extrême droite l’emporte haut la main, citée des dizaines de fois plus que le présumé « populisme » de gauche. Le nom le plus cité étant celui de Trump.
Alors bien sûr, on peut toujours comparer Donald Trump à Hugo Chavez ou à Pablo Iglesias. Mais le risque serait de ne regarder que les comparaisons qui nous arrangent. Pourquoi ne retenir que ce qui semble identifier Trump, Chavez ou Berlusconi ? Prenons par exemple la politique fiscale de Trump ; ne peut-on pas la rapprocher de celle de Macron, de celle de Blair et de Schröder, avant lui  ? Thomas Piketty écrit sur son blog : « On a coutume d’opposer Trump et Macron : d’un côté le vulgaire businessman américain, aux tweets xénophobes et climato-sceptiques ; de l’autre l’esprit européen éclairé, soucieux de dialogue des cultures et de développement durable. Tout cela n’est pas entièrement faux, et de surcroît bien agréable pour nos oreilles françaises. Mais si l’on regarde de plus près les politiques menées, on est frappé par les similitudes. En particulier, Trump comme Macron viennent de faire adopter des réformes fiscales extrêmement proches, et qui dans les deux cas constituent une incroyable fuite en avant dans le mouvement de dumping fiscal en faveur des plus riches et des plus mobiles » (Le blog de Thomas Piketty, « Trump, Macron: même combat », 12 décembre 2017). Alors si Trump ressemble par certains aspects à Chavez et par d’autres à Macron (ou Clinton), pourquoi ne retenir qu’un seul terme de comparaison ? Ne risque-t-on pas de produire une catégorie bien abstraite - « populisme » - qui n’existe que dans la tête du chercheur ?

Quelle différence entre populisme et libéralisme ?
Mais laissons Trump. Les discours stigmatisants à l’égard des minorités, le nationalisme de l’exclusion, etc., ces discours n’ont-ils pas été tenus aussi par Georges W. Bush et Ronald Reagan, pourtant qualifiés de libéraux par Yascha Mounk (p. 41) ? Quant à Chirac, Sarkozy ou Thatcher, tous libéraux revendiqués, n’ont-ils jamais versé dans ce type de prose ? On ne comprend plus alors la différence entre populisme et libéralisme.
Yasha Mounk répondra que le populisme se caractérise, moins par le contenu de ses politiques, que par une certaine idée de la politique.

1/ « La politique est simple (et qui n’est pas d’accord est un traître) ». La simplicité (le simplisme) de Trump aurait plu aux électeurs, tandis que la complexité de Clinton aurait joué contre elle. Peut-être. Mais là encore, le libéralisme ne s’est-il pas illustré, des décennies durant, par le même type de simplisme ? Il suffisait en effet, nous assurait-on, de réduire les impôts des plus riches pour voir la richesse ruisseler jusqu’en bas de la société. Il suffisait de réduire les budgets du service public pour que la croissance se porte au mieux. Le libéralisme des quarante dernières années, celui des Clinton, mari et femme, pourrait se formuler ainsi : « la politique est simple (et qui n’est pas d’accord est trop idiot pour comprendre les lois naturelles de l’économie) ».

2/ « Nous sommes votre voix (et tous les autres sont des traîtres) ». « Je suis votre voix » dit Trump. Et ceci va de pair avec une critique morale des opposants. La politique est conçue de façon absolument réductrice : l’opposition de la sincérité à la corruption, à la trahison et à l’égoïsme des élites, qui auraient vendu le pays, etc. Dans ce cadre, il n’y a plus de débat d’idées, plus de conceptions du monde qui s’affrontent au moyen d’arguments, mais seulement des gentils (Trump) et des méchants (Clinton). L’élection n’est plus que le moyen de remplacer les malhonnêtes par les honnêtes.
On regrettera avec l’auteur cette dégradation de l’espace public. Mais nous pensons que le libéralisme en est largement responsable. Bien trop souvent, il ridiculise et ringardise ses oppositions (celles, en particulier, venues des traditions socialistes et communistes) au lieu de discuter leurs arguments. Refuse-t-on une réforme libérale (diminution de l’assurance chômage, baisse des pensions de retraites, « modernisation » de l’hôpital, etc. ) ? C’est d’abord qu’on est trop idiot pour en comprendre la nécessité, malgré les efforts de « pédagogie » des gouvernants. On est bientôt repeint en « conservateur » refusant la « modernité », en tenant d’un « corporatisme » étroit, en défenseur de « privilèges » honteux, en « égoïste » insensible au sort des générations futures … L’éditorialiste libéral, en France, aime à parler de « grogne sociale ». Est-il besoin de rappeler que « grogner » se dit du « cochon » ? Bref, il ne semble pas que les libéraux aient davantage pris soin de l’espace public que lesdits « populistes ». Le libéralisme peut se formuler ainsi : « nous sommes la voix de la raison (et tous les autres sont des idiots et/ou des égoïstes privilégiés) ».

3/ « Le peuple décide (de faire ce qu’il veut) ». Et rien ne garantit qu’il veuille le bien. Yasha Mounk mentionne l’exemple de la votation suisse de 2009 ayant conduit à interdire la construction d’un minaret. Soit ! Mais rien n’empêche de penser des « référendums d’initiatives populaires » encadrés, qui visent seulement à conquérir de nouveaux droits et non à en remettre en cause (c’est une proposition du Parti communiste français).
Rien ne garantit, ensuite, la compétence du peuple, si bien que face à la complexité de notre monde, « certains aspects du libéralisme antidémocratique sont difficiles à éviter » (p. 358). Plus de démocratie cependant ne signifie pas moins d’expertise. Le peuple a absolument besoin d’experts pour le conseiller. Mais les experts ne doivent pas commander. Il faut inventer des formes d’implications citoyennes liées à l’expertise scientifique : le sondage délibératif de James Fischkin, par exemple, mais aussi des référendums avec journées banalisées pour en discuter sur les lieux de travail, etc. Il ne faut pas caricaturer l’idée d’une réappropriation populaire du politique ; il ne s’agit pas de mettre les compétences à la porte et d’ouvrir une AG permanente, façon « comité de lutte », pour gérer un pays. En revanche, la tendance des libéraux à contourner les décisions populaires (non respect du référendum de 2005 en France, mise au point de dirigeants européens en 2008 : « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens ») nourrit la démocratie antilibérale et décrédibilise les institutions aux yeux du plus grand nombre qui ne tarde pas à se dire : « pourquoi respecter des formes politiques sourdes à nos revendications, monopolisées par des couches sociales privilégiés habitant dans un autre monde que le nôtre ? ». La formule décrivant le libéralisme pourrait être : « Je décide à la place du peuple (et je m’étonne que ce peuple éprouve de plus en plus de ressentiment à mon égard) ».

« Si la démocratie libérale est menacée de deux côtés, le titre du livre, symptomatiquement, n’en pointe qu’un seul. Le livre aurait du s’intituler Le peuple et les élites contre la démocratie et non : Le peuple contre la démocratie. »

Pas de politique pour le peuple sans le peuple
Comment consolider la démocratie ? En domestiquant le nationalisme, en réparant l’économie, propose Yascha Mounk. Nous le suivons sur tous ces points, en y ajoutant l’indispensable démocratisation des institutions politiques.
Seulement, sur quelles forces sociales va-t-on s’appuyer pour réaliser ces réformes indispensables ? Qui a intérêt à un régime fiscale plus juste ? Qui a intérêt à un « État-providence moderne » ? Qui veut un « travail sensé » ? On peut toujours en appeler au sens des responsabilités des libéraux, en leur rappelant, ce qui est très juste, que la répartition des richesses « n’est pas qu’une question de justice distributive ; [mais] elle est une question de stabilité politique » (p. 30). Nous n’y croyons guère. Pas de politique pour le peuple sans le peuple.
Tout ceci nous amène assez loin du libéralisme, vers les rivages d’un autre courant de pensée que l’on pourrait nommer socialisme ou communisme, façon XXIe siècle. Car « réparer l’économie » ne veut rien dire d’autres qu’engager un certain nombre de ruptures avec les logiques capitalistes. Le Grand soir ? Non ; mais de sérieuses « évolutions révolutionnaires » (Jaurès) qui soustraient des institutions sociales de la logique marchande. C’est le prix de la consolidation de la démocratie, c’est le prix pour une sortie du libéralisme antidémocratique qui ne passe pas par la démocratie antilibérale.  

Florian Gulli est philosophe. Il est professeur agrégé au lycée Jules-Haag de Besançon.

Cause commune n°19 • septembre/octobre 2020