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L’immense mouvement de résistances et de luttes qui a conduit à l’abolition de la traite et de l’esclavage a laissé le chantier de la libération humaine inachevé.

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L’histoire de l’esclavage et de son abolition témoigne-t-elle seulement d’une formidable victoire d’opprimés contre une forme d’exploitation de la force de travail ou constitue-t-elle un exemple qui reste à suivre ? L’abolition de l’esclavage, portée par ceux qui en étaient victimes et qui furent appuyés par un mouvement populaire et d’idées, a consacré deux victoires sur le système esclavagiste de la propriété étendue à l’être humain.
La première est une victoire contre les puissances idéologiques (l’Église) et politiques (les monarchies) qui ont tenté pendant quatre siècles d’exclure les Africains de l’humanité, du « peuple de Dieu », pour en faire légalement des objets, des marchandises, intégrant le commerce formidablement lucratif de la traite puis de l’esclavage. La soumission des puissances morales et politiques à la domination de l’argent, leur reniement des valeurs civilisatrices de l’époque, s’exprime dans ce piteux aveu de la monarchie espagnole qui, après l’avoir justifié pendant quatre siècles, reconnaît que l’esclavage est « une institution qui combat les principes chrétiens ». La seconde victoire est d’avoir fait céder la classe dirigeante sur son principe sacré de la propriété en obtenant ce qui fut sans doute la plus grande expropriation du capital de l’histoire, celle de la propriété de millions d’esclaves. L’argutie des idéologues du système pour justifier l’indemnisation est elle-même exemplaire du caractère artificiel de la propriété en reconnaissant la « non-légitimité » de la propriété des esclaves – parce que contraire à la morale – mais pas sa « légalité » au regard des lois l’autorisant, émises par l’État colonialiste et esclavagiste. Un « tour de passe-passe » qui rendait les États, et non plus les négriers et les esclavagistes, responsables de la traite et de l’esclavage, et donc de l’indemnisation due. Faibles furent les voix qui dans ces sociétés libérales s’élevèrent pour demander à titre de réciprocité, l’indemnisation des esclaves pour les siècles de travail non payé.

« Tant que subsistera le “suprême privilège” du travailleur blanc de se vendre et de pouvoir choisir son maître, il sera impossible de parvenir à une véritable émancipation du travail.»

Mais malgré ses défaites, dont elle tente d’atténuer la portée, la classe capitaliste dominante et l’État à son service vont préserver la seconde raison de l’esclavage : le profit réalisé par l’exploitation du travail. Toujours avec l’aide de l’État, la classe des propriétaires va édicter deux types d’interdiction : celle faite à l’esclave devenu « libre » d’acquérir les outils de production qui en auraient fait un travailleur indépendant sur son lopin de terre ou dans son échoppe d’artisan, et celle de réprimer durement « l’indolence » attribuée par les racistes à la « race noire », par un arsenal légal contre le vagabondage, le chômage, le jeu, la délinquance.

L’aliénation du travailleur libre
Pour continuer à faire de la propriété, de l’argent et du pouvoir qui en découle, les bases de l’exploitation de la force du travail libre, comme elles le furent pour l’esclavage, les puissances dirigeantes ont mesuré tout l’intérêt de créer l’illusion d’une « démocratisation » de ces principes, en faisant que la propriété, l'argent, le pouvoir soient théoriquement partagés ou potentiellement accessibles à tous. Pour ce faire, la propriété des biens de consommation du salarié est assimilée à la propriété des moyens de production par le capitaliste. Le salaire issu du travail est assimilé au profit tiré de son exploitation. Et ainsi le combat pour la défense de la propriété ou du revenu devient un combat commun à l’exploité et à l’exploiteur, notamment contre le « partageux », « l’assisté » ou le migrant économique. Pour enfermer encore mieux le travailleur dans une société sans alternative (no future), le temps libre hors travail, que les luttes vont élargir au-delà du temps nécessaire pour la reconstitution de la force physique et mentale, va être emprisonné dans un espace de consommation (« le travail aliénant »), domaine de l’illusion de la liberté de choix et du pouvoir individuel.

L’absence de perspectives
Le travailleur libre est ainsi enfermé idéologiquement dans la société de la « non-alternative » dont il assure le développement et la survie non seulement par l’exploitation de sa force de travail, non seulement en alimentant par la consommation son moteur économique et financier, mais en transférant les contradictions du système au niveau de chaque individu. C’est en soi-même que chacun doit trancher le dilemme entre l’intérêt du moi/consommateur demandant une production de masse à bas coût qui ravage les hommes et la nature, et un moi/producteur soumis par cette demande à produire toujours plus en recevant toujours moins par une sophistication de l’exploitation des hommes plus pernicieuse que celle de l’esclavage. Et quel rôle reste-t-il au moi/citoyen dans cette société sans alternative qui ne célèbre que l’argent et l’individu ? S’abstenir !

« Pour enfermer le travailleur dans une société sans alternative, le temps libre hors travail, que les luttes vont élargir au-delà du temps nécessaire pour la reconstitution de la force physique et mentale, va être emprisonné dans un espace de consommation, domaine de l’illusion de la liberté de choix et du pouvoir individuel.»

L’immense mouvement de résistances et de luttes qui a conduit à l’abolition de la traite et de l’esclavage a donc laissé le chantier de la libération humaine inachevé. C’est le constat, inspiré en partie de sa dénonciation de l’esclavage, que faisait Karl Marx en soulignant les limites du « travail libre » : « Tant que subsistera le “suprême privilège” du travailleur blanc de se vendre et de pouvoir choisir son maître, il sera impossible de parvenir à une véritable émancipation du travail. »
L’émancipation reste donc à conquérir, celle qui, « à la place de l’ancienne société civile bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classe, fera surgir une association où le libre développement de chacun est le libre développement de tous ». Ce combat des classes exploitées est depuis longtemps engagé mais sans pointer l’aliénation du travailleur dans le salariat, et sans revendiquer sa suppression, comme le fit en 1906 la « Charte d’Amiens ».
Pourtant nombre de luttes s’attaquent aux principes qui permettent l’exploitation : la propriété des moyens de production, et la recherche effrénée du profit, principes qui alimentent un capitalisme destructeur des hommes et de la planète. Mais le regard ne porte pas au-delà, comme il n’a pas vu, pendant des siècles, le droit à la liberté des Africains déportés aux Amériques. La mise en cause des principes économiques du capitalisme et de leur habillage idéologique est un travail encore plus grand que la déconstruction de l’intérêt économique et du justificatif racial qui ont permis l’esclavage pendant des siècles. Il ne manque pourtant pas de visionnaires pour tracer le chemin comme le fit Jean-Jacques Rousseau dénonçant le premier qui fit acte de propriété : « Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : “Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne”. » Cette parole aussi iconoclaste a déserté le discours public. Ne faudra-t-il pas qu’elle revienne pour que le mouvement émancipateur de notre époque s’amplifie ?

Jean Querbes est ingénieur agronome, docteur en géographie de l'Institut national agronomique de Paris..

Cause commune n° 24 • juillet/août 2021