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L’ouvrage de Chris Harman, Le Prophète et le prolétariat, est un des rares ouvrages à théoriser explicitement la possibilité d’une alliance entre le socialisme révolutionnaire et l’islamisme. Si l’analyse de Harman est moins caricaturale que ce que l'on en dit souvent, elle s'appuie néanmoins sur un diagnostic contestable et débouche sur des prises de position inquiétantes. 

A force de polémique, l’opuscule de Chris Harman, Le Prophète et le prolétariat a fini par acquérir une certaine notoriété. Rédigé en 1994 par un militant trotskiste du Socialist Worker Party (SWP), un tout petit parti politique britannique qui n’a jamais dépassé les trois mille membres, ce livre est devenu, aux yeux de certains, la preuve ou le symbole, comme on voudra, des accointances de la gauche radicale avec l’islamisme. Le texte est pourtant loin des caricatures qu’on en fait. Il se livre à une analyse fouillée de l’islamisme, il s’appuie notamment sur les travaux de Gilles Kepel et Olivier Roy. Le détail de la brochure propose des analyses précises de l’islamisme en Égypte, en Algérie, en Iran, au Soudan, il l’envisage sans l’angle de l’idéologie, de sa composition de classe, etc.

« Cette stratégie problématique, au mieux, s’abîme dans un électoralisme identitaire sans perspective, au pire, renforce des organisations à l’idéologie rétrograde. »

De tout cela, le débat médiatique ne retient rien. Le texte est réduit à une seule ligne : « Là où les islamistes sont dans l’opposition, notre règle de conduite doit être : “avec les islamistes parfois, avec l’État jamais” ». Cette ligne vient à la toute fin de l’exposé de Harman, fin dont la nature est difficile à appréhender. Le Prophète et le prolétariat est consacré à l’islamisme dans les pays musulmans, mais dans les derniers paragraphes du texte, Harman se met subitement à parler de la Grande-Bretagne et de la France ; c’est alors qu’apparaît le fameux slogan. Dans une brochure de vingt-huit mille mots, seulement quatre cents mots (1,5 % de l’ensemble) sont consacrés à la situation des deux pays, cette fois sans note de bas de page ni références académiques à propos de l’islamisme en Europe.

Une analyse lucide de l’islamisme

La première partie de la brochure est un effort pour définir l’islamisme. L’on n’y retrouve pas la supposée complaisance du militant pour l’islamisme. Les mouvements islamistes, écrit Harman, ne sont pas « des mouvements “progressistes” et “anti-impérialistes” de défense des opprimés ».

« Les mouvements islamistes évitent toute lutte réelle contre l’impérialisme pour s’en tenir à une lutte purement idéologique contre ses effets culturels. » Chris Harman

Progressistes ? Non. Harman écrit : ils « luttent [...] contre la laïcité, les femmes qui refusent de se plier à la notion islamique de “pudeur”, contre la gauche et, dans certains cas très importants, contre les minorités ethniques ou religieuses. Les islamistes algériens établirent leur emprise sur les universités à la fin des années 1970 et au début des années 1980 en organisant, avec la complicité de la police, des “expéditions punitives” contre la gauche. La première personne qu’ils assassinèrent n’était pas un représentant de l’État mais un militant trotskiste ». Plus loin : « De même, en Égypte, les groupes islamistes [...] encouragent les musulmans à la haine communautaire […]. En Iran, entre 1979 et 1981, l’aile khomeyniste de l’islamisme exécuta quelque cent personnes pour “crimes sexuels” comme l’homosexualité et l’adultère ».

Anti-impérialistes ? Pas davantage, malgré les apparences. « Ils évitent toute lutte réelle contre l’impérialisme pour s’en tenir à une lutte purement idéologique contre ses effets culturels. » Ils s’inscrivent dans une vision du monde anti-occidentale, image inversée de celle de Huntington et du « choc des civilisations ».

« Si RESPECT avait profité de cette situation pour gagner des musulmans ainsi que d’autres sections de la classe ouvrière au véritable socialisme, cela aurait été louable. Mais au lieu de cela, ils ont fait appel aux musulmans en tant que bloc dans l’espoir d’obtenir des gains électoraux à court terme. » Parti socialiste de lutte

Mais les islamistes ne sont pas pour autant fascistes, estime Harman. Pourquoi ? Islamisme et fascisme ont certes la même base sociale, la petite bourgeoisie, mais l’islamisme ne la transforme pas « en bandes de brutes prêtes à servir le capital dans son entreprise de destruction des organisations ouvrières ». Par ailleurs, « ils sont souvent impliqués dans des confrontations armées directes avec les forces de l’État, ce qui a rarement été le cas des partis fascistes ».

C’est le point important qui va déterminer les orientions stratégiques de la fin de la brochure. Si l’islamisme n’est pas un fascisme, alors il faut rompre avec la stratégie habituelle des gauches arabes et des syndicats d’alliance avec la bourgeoisie libérale pour faire barrage à tout prix à l’islamisme. Si « les islamistes ne sont pas nos alliés, dit Harman, les socialistes révolutionnaires ne peuvent appor­ter leur soutien à l’État contre les islamistes ». Quelle sera la nouvelle perspective stratégique ? « Cela ne veut pas dire que nous pouvons pour autant prendre une position abstentionniste, indifférente à l’égard des islamistes. […] Leurs sentiments de révolte pourraient être canalisés vers des objectifs progressistes, si une direction leur était offerte par une montée des luttes ouvrières. » Stratégie que vient résumer la formule célèbre : « Là où les islamistes sont dans l’opposition, notre règle de conduite doit être : “avec les islamistes parfois, avec l’État jamais”. »

Le raisonnement de Harman peut se résumer ainsi : 1) les islamistes ne sont ni progressistes ni fascistes et 2) puisqu’ils ne sont pas des fascistes, alors quelque chose de commun avec eux devient possible.

L’islamisme : ni progressisme, ni fascisme ?

Harman a raison de souligner les différences entre les fascismes historiques et l’islamisme. Il propose deux différences : les islamistes a) ne sont pas le bras armé du capital pour détruire les organisations ouvrières et b) « sont souvent impliqués dans des confrontations armées directes avec les forces de l’État, ce qui a rarement été le cas des partis fascistes ». Néanmoins, ces deux critères sont peu convaincants. a) S’ils ne sont pas armés par la bourgeoisie capitaliste, les islamistes n’hésitent pas à exécuter les militants des syndicats et des partis de gauche. b) Dans le rapport à l’État, la proximité entre islamisme et fascisme est plus grande que ne le suggère Harman. On pourrait souligner, en effet, que la lutte contre la République de Weimar par tous les moyens, du coup d’État au processus électoral, fut dans l’ADN du nazisme.

« L’action commune a pu signifier aussi alliance électorale : le SWP en 2004, aux élections locales et européennes, intègre une coalition nommée RESPECT aux côtés de la Muslim Association of Britain qui se décrit elle-même comme proche des Frères musulmans. »

Alors, faut-il poser une équation du type « islamisme = fascisme » ? Maxime Rodinson, dans Le Monde du 7 décembre 1978 utilisait l’expression pour caractériser les Frères musulmans : la tendance qui domine l’organisation serait, à ses yeux, « une sorte de fascisme archaïsant. Entendons la volonté d'établir un État autoritaire et totalitaire dont la police politique maintiendrait férocement l'ordre moral et social. Il imposerait en même temps la conformité aux normes de la tradition religieuse, interprétée dans le sens le plus conservateur ».

On pourrait insister à l’inverse sur la différence des contextes. D’une certaine manière, en effet, aucun phénomène historique n’est jamais la pure et simple réplique d’un autre. Mais la question que Harman ne pose pas, en disant que l’islamisme n’est ni progressiste ni fasciste, est la suivante : duquel de ces deux mouvements l’islamisme est-il le plus proche ? Dans l’article « La gauche et l’islamisme » (A babord), Mabrouk Rabahi soulève la question et tranche : l’islamisme n’est pas un fascisme, mais « les ressemblances l’emportent sur les différences [...] : le programme réactionnaire moyenâgeux, antidémocratique, misogyne, anti-homosexuel, raciste envers les minorités ethniques et confessionnelles, appliqué non pas à la lettre mais à la hache ».

Alors si le mot « fascisme » est inadéquat, il n’en reste pas moins qu’il y a un air de famille. Autrement dit, si l’islamisme n’est pas un fascisme à strictement parler, il est beaucoup plus proche du fascisme que du « progressisme ». Si tel est le cas, l’idée d’une alliance devient complètement saugrenue.

Du Front unique à la coalition RESPECT ?

La formule « avec les islamistes parfois, avec l’État jamais » n’est pas sans faire écho à une autre formule avancée en 1924 par l’Internationale communiste : « Front unique par en haut seulement, jamais ; par en haut et par en bas, quelquefois ; par en bas, toujours ». Chris Harman est un fin connaisseur de l’histoire du mouvement ouvrier, il a écrit un livre sur la révolution allemande où il discute et approuve la stratégie du front unique. Cette stratégie demande aux communistes « d’appeler tous les ouvriers à l’action commune contre la bourgeoisie et les forces politiques conservatrices » (Serge Wolikow, L'Internationale communiste, 1919-1943, L’Atelier, 2010). Renonçant au sectarisme, il s’agit de s’adresser aux autres organisations ouvrières, notamment les partis sociaux-démocrates. Cette stratégie est censée produire deux effets. D’une part, faire reculer la bourgeoisie et ses alliés et, d’autre part, renforcer les partis communistes. Trotski écrit : « C'est justement dans l'action que les grandes masses doivent se convaincre que nous luttons mieux que d'autres, que nous voyons plus clair, que nous sommes plus courageux et plus décidés. »

Chris Harman pense la stratégie du SWP dans les années 1990 avec, en tête, ce précédent des années 1920. Mais la comparaison n’est pas convaincante : la stratégie du Front unique de la IIIe Internationale visait à rapprocher dans l’action des partis communistes et socialistes, qui s’affrontaient durement certes, mais qui partageaient grosso modo une même conception du monde. Il ne semble pas que ce soit le cas ici, de l’avis même de Harman. Quoi qu’il en soit, le SWP s’est proposé d’adopter une stratégie de front unique avec des organisations islamistes en visant deux objectifs : faire reculer les forces pro-impérialistes en Grande-Bretagne et renforcer le SWP. Le texte de Harman est imprécis quant aux modalités de cette action commune. Néanmoins, elle a pu prendre deux formes.

L’unité d’action d’abord, décrite par exemple dans un dossier de 2004 de la revue Socialisme international éditée par une tendance de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) : « En tant que révolutionnaires, nous sommes évidemment entièrement opposés à l’idéologie et aux tactiques des différents mouvements islamistes (y compris bien sûr la tactique du terrorisme individuel). Nous ne pouvons les considérer comme des alliés. Mais nous voyons dans la brutalité du capitalisme et des puissances impérialistes l’ennemi principal. Puisque les mouvements islamistes ont surgi comme une réponse à cette domination impérialiste, nous pouvons nous trouver dans les mêmes luttes aux côtés de certains de ces mouvements, sans faire des concessions politiques. Dans ces luttes, il peut être possible de convaincre de jeunes islamistes que les idées révolutionnaires répondent infiniment mieux à leur besoin de lutter contre l’impérialisme. »

L’action commune a pu signifier aussi alliance électorale : le SWP en 2004, aux élections locales et européennes, intègre une coalition nommée RESPECT aux côtés de la Muslim Association of Britain qui se décrit elle-même comme proche des Frères musulmans. Dans un texte de 2014, le Parti socialiste de lutte, un petit parti belge, fait le bilan de l’action de cette coalition : « Si RESPECT avait profité de cette situation pour gagner des musulmans ainsi que d’autres sections de la classe ouvrière au véritable socialisme, cela aurait été louable. Mais au lieu de cela, ils ont fait appel aux musulmans en tant que bloc dans l’espoir d’obtenir des gains électoraux à court terme. […]. Lors des récentes élections au Sud de Leicester, RESPECT a obtenu un résultat électoral non négligeable. Sa candidate était Yvonne Ridley, la journaliste qui s’est convertie à l’islam après avoir été capturée par les talibans en Afghanistan. Encore une fois, RESPECT a fait appel à la communauté musulmane sur une base purement religieuse. Le tract spécial qu’elle a destiné à la communauté musulmane faisait référence à un dirigeant local de la communauté qui a dit que Ridley était “la seule candidate MUSULMANE” et que “les musulmans vont jouer un rôle clé lors de l’élection”. Le tract n’indiquait pas d’autres raisons de voter pour RESPECT. »

En d’autres termes, la perspective socialiste semble avoir totalement été effacée au profit d’une sorte d’assignation identitaire mêlée d’électoralisme.

« L’islamisme n’est pas un fascisme, mais  “les ressemblances l’emportent sur les différences [...] : le programme réactionnaire moyenâgeux, antidémocratique, misogyne, antihomosexuel, raciste envers les minorités ethniques et confessionnelles, appliqué non pas à la lettre mais à la hache”. » Mabrouk Rabahi 

Par ailleurs, ajoute le texte, la coalition « ne fait pas qu’échouer à élever la conscience de classe parmi les musulmans. Si elle continue sur cette voie, la coalition peut entretenir des divisions dangereuses parmi la classe ouvrière entre les musulmans et les autres communautés. Si RESPECT a des succès en étant vu comme un parti musulman qui ne s’adresse pas aux autres sections de la classe ouvrière, il peut éloigner les autres sections [...] et renforcer les idées racistes ».

La brochure d’Harman est injustement réduite à une seule de ses lignes, alors qu’elle propose une étude sérieuse et sans naïveté de l’islamisme. La brochure s’achève sur une option stratégique qui ne manque pas d’étonner lorsqu’on lit le compte rendu par Harman des forfaits dont se sont rendus coupables les islamistes. Cette stratégie problématique, au mieux, s’abîme dans un électoralisme identitaire sans perspective, au pire, renforce des organisations à l’idéologie rétrograde.

Florian Gulli est agrégé de philosophie.

Cause commune24 • juillet/août 2021