Par

L’élection récente de femmes à la tête des deux grandes organisations syndicales est-elle suffisante pour ouvrir la voie à une meilleure représentation des femmes dans le monde syndical ?

Deux mille vingt-trois a été une année remarquable pour la représentation syndicale des femmes avec l’élection de Sophie Binet et Marylise Léon comme secrétaires générales de la CGT et de la CFDT. D’autres femmes avaient ouvert la voie avant elles, mais ces deux élections viennent (enfin) remettre en cause la représentation masculine hégémonique à la tête des organisations syndicales. Comme le souligne Murielle Guilbert, codélégué générale de Solidaires et seule femme sur la photo de l’intersyndicale qui a mené le conflit des retraites durant l’hiver 2023, la présence continue d’une femme à la tête de Solidaires, depuis sa création, est liée à l’existence d’une règle statutaire qui impose une codélégation paritaire. Une exception dans le paysage syndical français, même si la plupart des syndicats ont mis en œuvre des politiques imposant des quotas paritaires et-ou des objectifs de proportionnalité au sein des structures nationales. De nombreuses femmes, dont Marylise Léon, n’étaient donc pas sur la photo, mais travaillaient en coulisses.

« Pour faciliter la prise de responsabilités de femmes dans les syndicats, tout en représentant (mieux) les segments précaires, dominés et racisés du salariat, il est important de renforcer les conditions de la représentation des salariées dans les lieux de travail. »

Une féminisation sélective « par le haut »
Cela étant dit, le fait de bénéficier d’un traitement « préférentiel » fondé sur le genre, qu’il s’agisse de mesures formelles ou d’injonctions à féminiser, s’accompagne souvent d’un soupçon d’incompétence qui exige des femmes élues des efforts constants pour asseoir leur légitimité en interne comme en externe. La question du charisme (ou de son absence) a, par exemple, été au cœur des commentaires journalistiques après l’élection des nouvelles secrétaires générales. Ont-elles les qualités nécessaires pour être un bon leader syndical (expression encore conjuguée au masculin) ? Inversement, les femmes élues sont attendues sur leur capacité à transformer la grammaire du pouvoir syndical. Sauront-elles (ré)inventer le syndicalisme pour faire face aux multiples enjeux auxquels il a à faire face ? Adopteront-elles un style différent à même de redorer l’image des syndicats ? Cette double injonction qui exige de continuer à incarner un syndicalisme défini au masculin-neutre, tout en le « modernisant » (par le biais de qualités dites « féminines ») n’est pas sans difficultés. La longue expérience syndicale des deux nouvelles élues, de même que leurs caractéristiques sociales et notamment leur niveau de qualification élevé leur seront certainement d’une grande aide, mais ces dispositions individuelles rappellent aussi la forte sélectivité sociale du recrutement des responsables syndicales.

« Des travaux récents soulignent non seulement les difficultés d’organisation des salariés, hommes et femmes, dans les secteurs précarisés du fait du fort taux de renouvellement et de l’isolement mais également la rareté des vocations militantes liée, entre autres, à l’épuisement professionnel et aux contraintes familiales. »

« En bas », les difficultés de la participation syndicale des femmes
Cette féminisation « par le haut » tend par ailleurs à invisibiliser les difficultés de la participation syndicale des femmes dans les structures intermédiaires encore peu influencées par l’impératif de mixité. Du fait des obligations légales qui imposent aux syndicats de respecter un principe de représentation proportionnelle lors de l’élection des représentants du personnel, les femmes ont atteint les premiers niveaux de responsabilité syndicale sur les lieux de travail, mais restent sous-représentées dans d’autres mandats qui ne sont pas couverts par la législation, comme les délégués syndicaux centraux, les négociateurs de branche ou les secrétaires de syndicat. Par ailleurs, de nombreuses études convergent pour montrer que, dans les univers professionnels féminisés, marqués par une pénurie de personnel et une forte détérioration des conditions de travail, les femmes syndiquées hésitent à prendre des responsabilités, de peur d’accroître la pression sur leurs collègues du fait de leurs « absences », et de ne pas réussir à concilier travail, famille et activité syndicale ou par crainte de représailles de la part de la direction.
Les travaux récents menés dans le secteur du nettoyage (Saphia Doumenc, « Penser les (non-)mobilisations syndicales à l’aune de l’ancrage local : des femmes de ménage à Marseille et à Lyon », Espaces et sociétés, n° 183, 2021) ou du care (Sophie Béroud, Cristina Nizzoli, Camille Noûs, « Parler du travail en EHPAD pour mettre à distance la maltraitance ». Mots. Les langages du politique, n° 126, 2021) soulignent ainsi non seulement les difficultés d’organisation des salariés, hommes et femmes, dans ces secteurs précarisés du fait du fort taux de renouvellement et de l’isolement de certains professionnels, mais également la rareté des vocations militantes liée, entre autres, à l’épuisement professionnel et aux contraintes familiales.

Renforcer la représentation des salariées
Plus encore, depuis les ordonnances Macron de 2017, la représentation syndicale en entreprise se caractérise par une quasi-disparition des mandats de proximité, alors que ces derniers permettaient d’acquérir les compétences et la confiance nécessaires à la prise de responsabilité, tout en modérant le caractère souvent chronophage de l’engagement syndical qui s’exerce aujourd’hui surtout à temps plein et implique des déplacements fréquents. Ces évolutions risquent d’affaiblir la participation des femmes (et des novices du syndicalisme) sur les lieux de travail tout en réduisant le vivier de futures responsables. Or, si l’on souhaite que d’autres femmes puissent continuer de prendre des responsabilités dans les syndicats, tout en représentant (mieux) les segments précaires, dominés et racisés du salariat, il est important de renforcer les conditions de la représentation des salariées dans les lieux de travail, tout en accompagnant leur prise de responsabilité au sein des collectifs militants. Ceux-ci restent encore parfois marquées par des cultures masculines, voire virilistes, et des pratiques discriminatoires à l’encontre des groupes minoritaires, notamment dans les secteurs et les syndicats les moins féminisés. On peut espérer que l’élection de deux femmes qui se définissent comme féministes contribuera à faire avancer le chantier encore insuffisamment traité des violences sexistes et sexuelles en interne comme sur les lieux de travail. n

Cécile Guillaume est sociologue. Elle est maîtresse de conférences à l’Université de Surrey en Grande-Bretagne.

Cause commune n° 35 • septembre/octobre 2023