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Unanimes contre le report de l’âge légal de départ à la retraite, les syndicats sont parvenus à maintenir unie une intersyndicale combative. Mais ils ne sont pas encore parvenus à faire reculer le gouvernement. Motifs d’espoir et difficultés cohabitent et exigent une analyse serrée des évènements.

Depuis les années 1980, certains spécialistes ont acté la « disparition » ou a minima « la crise durable » du syndicalisme français, ce thème confinant parfois à la rengaine. Dès cette période, on avance comme principaux symptômes la baisse des conflits sociaux et la chute du nombre d’adhérents, en insistant sur les évolutions économiques (désindustrialisation, ralentissement de la croissance, progression du chômage), les effets pervers de l’institutionnalisation (disparition du « tissu syndical » de terrain au profit du travail d’élus), la division et la politisation du mouvement syndical, et la « montée de l’individualisme » comme causes premières de cette tendance à l’effacement qui semble, selon ces spécialistes, irréversible. En 2018, Dominique Labbé et Dominique Andolfatto avancent même l’idée, contestable, de « fin du syndicalisme vivant », tant les syndicats auraient perdu leur base militante, se transformant en froids outils de négociation dépourvus de forces vives. Ils auraient été également marginalisés par d’autres mouvements sociaux, comme celui des gilets jaunes en 2018-2019.

Un regain d’intérêt pour les syndicats
Ces explications seraient-elles devenues brutalement caduques ? Assurément pas, mais la mobilisation de 2023 contre la réforme Dussopt des retraites nous invite à questionner à nouveaux frais cette fameuse « crise » du syndicalisme français. En effet, même L’Usine nouvelle, le magazine proche de l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM) et des dirigeants de l’industrie, explique dans un article que cette année est celle du « regain d’intérêt pour le syndicalisme français », c’est dire.
Les éléments avancés sont une mobilisation massive lors de manifestations monstres (selon les syndicats, la barre des trois millions de manifestants est franchie, une première depuis 2010), une intersyndicale nationale unie et favorable à l’engagement (là aussi, une première depuis 2010), des adhésions en hausse, notamment parmi de nouvelles catégories de militants (salariés de très petites entreprises, du commerce, des alternants, souvent plus éloignés du syndicalisme), avec surtout des jeunes (35% des nouveaux adhérents de la CGT ont moins de 35 ans). On peut ajouter un soutien constant de la part de l’opinion publique, même lorsque le mouvement se durcit (mars-avril), la fameuse « bataille de l’opinion » ayant été remportée face au gouvernement.

« Le morcellement des organisations syndicales a été savamment utilisé par les gouvernements successifs pour limiter les concessions au monde du travail. »

L’arrivée à la tête des deux principales organisations syndicales de Sophie Binet, en mars, à la CGT et Marylise Léon, en juin, à la CFDT (auxquelles il faut ajouter Murielle Guilbert, codéléguée générale de Solidaires depuis 2020) signe une féminisation des instances syndicales, « la dernière chance pour [le mouvement syndical] de se renouveler », selon Jean-Marie Pernot.
Enfin, la présence régulière dans les médias des principaux dirigeants syndicaux a été favorablement perçue : à la fin du mois de juin, Laurent Berger se réjouit sur France Inter d’avoir « fait la démonstration que le syndicalisme est de retour », d’avoir montré « qu’on avait de l’écho ». Cette forte et efficace présence médiatique des dirigeants syndicaux tranche avec le mouvement contre la loi Travail de 2016, pendant lequel les stratégies de communication syndicales avaient été discutées, surtout quand on les comparaît à celles de formes politiques alors très dynamiques sur les réseaux sociaux (par exemple Nuit Debout). Par contraste, les syndicats ont réussi en 2023 à s’insérer dans le jeu communicationnel de la modernité numérique en participant à des « buzz » médiatiques, dont il ne faut ni surestimer ni sous-estimer l’apport : casquette « strass » siglée CGT en rupture de stock sur la boutique en ligne, hymne musical « On est la CGT » devenu « tendance » sur le réseau social TikTok, Manès Nadel du syndicat La Voix lycéenne se muant à 15 ans en figure médiatique, etc., Tout cela nous éloigne de l’image ringarde souvent associée par les plus jeunes au monde syndical, et ce depuis des dizaines d’années.

Des difficultés structurelles qui persistent
Mais ces éclaircies ne doivent pas dissimuler des difficultés qui demeurent profondes. D’abord, même si Sophie Binet explique en juin 2023 que le mouvement syndical n’a pas prévu de « tourner la page » dans le combat contre la réforme, il serait malgré tout assez téméraire de notre part de prétendre que la lutte menée par les syndicats l’a emporté. Dès le mois de mars 2023, le gouvernement a considéré le projet de réforme des retraites comme adopté, après le rejet de deux motions de censure, des saisines du Conseil constitutionnel décevantes, et un référendum d’initiative partagée qui n’a pas été jugé recevable. En avril 2023, et malgré une intersyndicale lui demandant « solennellement » de renoncer, Emmanuel Macron promulgue la loi. Le mouvement syndical s’est heurté au mur des institutions politiques.

« Le mouvement syndical s’est heurté au mur des institutions politiques. »

Pourquoi un gouvernement déterminé plie-t-il en 1995 et pas aujourd’hui ? évacuons d’abord les raisons qui ne tiennent pas au mouvement syndical. Contrairement à Jacques Chirac, Emmanuel Macron est au début d’un second mandat, ce qui exclut toute nouvelle candidature à la présidentielle, et lui permet d’avancer brutalement et sans scrupule des projets de « modernisation », autrement dit de détricotage des conquis sociaux, sans craindre l’impopularité.
La principale différence ne tient pas non plus au soutien de l’opinion publique qui, en 1995 comme en 2023, est massivement derrière le mouvement. Mais cette année les Français sont apparus résignés sur l’issue de la mobilisation : dès janvier, 71% d’entre eux pensent que la réforme sera « votée et appliquée ».
Surtout, en 1995, le pays se retrouve en quelques semaines à l’arrêt, dans une France qui ne connaît pas le télétravail et qui est moins tertiarisée qu’aujourd’hui. En 2023, la grève offensive illimitée n’a pas fonctionné, même dans les secteurs les plus en pointe. Dans une période où se développe la « grève par procuration », les réquisitions, et où, après les échecs des précédentes mobilisations sur les retraites (2003 et 2010) et sur la loi Travail (2016) se multiplient les anticipations négatives, une partie des organisations syndicales semble s’être retrouvée contrainte aux manifestations plutôt qu’aux grèves, tant parce que cela maintenait l’intersyndicale unie que parce que cela souscrivait aux stratégies visant à espérer « un geste » d’un gouvernement pourtant peu réceptif aux doléances des « corps intermédiaires ».
Dernier signe de faiblesse du mouvement syndical, l’état général des troupes. S’il reste sans commune mesure avec celui des organisations politiques, nous passerons vite sur une comparaison avec d’autres pays tant l’engagement syndical à l’étranger peut être la condition d’accès à des protections particulières, et ne permet donc pas une comparaison réelle avec la situation française. Mais moins de 2 millions de syndiqués dans une population active salariée autour de 25 millions de travailleurs font de la France l’un des trois pays européens comptant le moins de salariés syndiqués, et, ce faisant, elle revient à son niveau d’avant la Première Guerre mondiale.

« Une partie des organisations syndicales semble s’être retrouvée contrainte aux manifestations plutôt qu’aux grèves, car cela souscrivait aux stratégies visant à espérer « un geste » du gouvernement. »

Pour qu’un salarié se syndique, la présence d’un syndicat sur le lieu de travail est un facteur déterminant, or de nombreuses entreprises françaises sont dépourvues de représentants syndicaux. Une étude de la DARES (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, dépendant du ministère du Travail) de 2016 indique aussi que la syndicalisation est associée à la stabilité de l’emploi (seul 1% des intérimaires sont syndiqués), les syndiqués sont plus âgés que la moyenne des salariés (3% des salariés de moins de 30 ans adhèrent à un syndicat, contre 15% des plus de 50 ans), plus souvent des hommes, plus souvent du public. La syndicalisation des « invisibles » du salariat privé (précaires, immigrés...) est devenue une priorité des organisations.
Enfin, face à la forte solidarité dont est capable le patronat, les représentants du salariat français sont divisés en huit organisations principales, une division qui a pesé en 2016 et en 2017, lors des luttes contre les réformes du droit du travail. Ce morcellement, très compréhensible au regard de l’histoire, a été savamment utilisé par les gouvernements successifs pour limiter les concessions au monde du travail, notamment par des réformes réduisant l’intervention des syndicats, étatisant leurs prérogatives, ou confiant aux entreprises l’élaboration des accords en lieu et place des conventions de branche. Le MEDEF, grand absent médiatique de la séquence des retraites, se frotte les mains.

L’exigeante unité du mouvement des travailleurs
Le mouvement de 2023 est malgré tout porteur d’espoir. Il invite à se pencher sur l’histoire longue du syndicalisme en France, toujours confronté à des divisions et à la répression de l’appareil d’État. Cette histoire ne commence pas avec la loi Waldeck-Rousseau de 1884, mais dès le début du XIXe siècle par la naissance d’associations ouvrières, puis la multiplication des grèves dans les années 1860. Comme le montre Michel Pigenet dans L’État contre les syndicalistes (l’Arbre bleu), c’est alors l’armée qui tire sur les grévistes. L’usage de gaz lacrymogène, de LBD, d’arrestations de syndicalistes s’inscrit dans une conflictualité de longue durée, bien qu’à l’intensité variable, avec l’État de classe.
La création de la CGT en 1895 avait déjà pour but de « fédérer la diversité » (David Hamelin), en regroupant des travailleurs issus de la Fédération nationale des syndicats (sous influence guesdiste) et les Bourses du travail (plutôt anarchistes et syndicalistes révolutionnaires). L’apparition de la CFTC, dès 1919, à destination des travailleurs chrétiens, nous rappelle également que le mouvement syndical a appris à travailler très tôt dans l’hétérogénéité. Les différences d’orientation n’ont pas empêché CFDT et CGT de proposer de grands moments d’unité d’action, comme à la fin des années 1960 ou dans les années 1970, même si le poids respectif de ces organisations n’était clairement pas le même, la CFDT qui venait d’être créée (1964) comptant environ 800 000 membres, quand la CGT en comptait presque 2 millions.

« Si le rapport de force social n’a pas permis de faire reculer ce gouvernement, il a permis de renforcer la prise de conscience du fonctionnement politique du pays, d’accompagner une politisation générale, bien que socialement située, et il a renforcé la solidarité entre militants engagés dans la lutte. »

La question du partage des tâches politique/syndicat est également à poser : dès 1999 et une résolution de son congrès de Strasbourg, la CGT admet vouloir « revivifier la démocratie », et travailler avec les forces sociales disponibles. La période est féconde pour la multiplication d’interactions et de convergences entre organisations syndicales, associations et partis politiques, à condition de respecter l’autonomie et la singularité des unes et des autres.
Enfin, le mouvement de 2023 a soulevé un espoir, par une très longue mobilisation (six mois, une quinzaine de journées d’action) et l’unité du mouvement syndical, et il a provoqué l’admiration des travailleurs du monde entier dont certains se demandaient si leurs propres organisations syndicales auraient pu tenir une lutte d’aussi longue durée. De plus en plus de Français ont pris conscience de l’impasse politique provoquée par le « style » de gouvernement d’Emmanuel Macron, permis par les institutions de la Ve République. F. Engels, dans la préface de 1890 au Manifeste du Parti communiste rappelle que ce dernier a été publié dans l’enthousiasme révolutionnaire de 1848, mais qu’il est repoussé à l’arrière-plan par la réaction qui suit la défaite des ouvriers parisiens en juin. Il note alors que la naissance de l’Association internationale des travailleurs n’intervient des années après que « lorsque la classe ouvrière eut repris des forces pour un nouvel assaut contre la puissance des classes dominantes ». Alors, les forces des travailleurs seraient-elles aujourd’hui en train d’être reprises ? Si le rapport de force social n’a pas permis de faire reculer ce gouvernement, il a permis de renforcer la prise de conscience du fonctionnement politique du pays (on a beaucoup disséqué la Constitution en avril...), d’accompagner une politisation générale, bien que socialement située, et il a renforcé la solidarité entre militants engagés dans la lutte. Donc le combat continue !

Hoël Le Moal est membre de la rédaction de Cause commune.

Ce dossier aurait dû être coordonné à deux. Mais Colin Marais, jeune docteur en histoire de l’université du Havre, est brutalement décédé pendant que nous réfléchissions à la structuration de ce numéro. J’ai pour lui une pensée émue, et je me souviendrai de son enthousiasme à dénicher les autrices et auteurs que nous pourrions contacter. 
Ce dossier lui est dédié.

Cause commune n° 35 • septembre/octobre 2023