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Avec 28,8 % des suffrages aux élections législatives du 10 novembre 1946, 172 députés et 15 apparentés, 819 000 adhérents, 11 quotidiens nationaux et 75 hebdomadaires quadrillant tout le pays, le PCF n’a jamais été aussi puissant.

Le 4 décembre, le secrétaire général du PCF, Maurice Thorez, ministre d’État depuis un an, ne peut être investi à la tête du « gouvernement d’union démocratique, laïque et sociale, à présidence communiste », dont il a présenté le programme. Il n’obtient que 259 voix, loin des 310 requises ; la majorité des députés socialistes SFIO a voté contre.
De fait, la force d’un parti communiste ne dépend pas seulement du nombre de ses adhérents et de ses électeurs, mais de sa capacité à entraîner les classes populaires et à affaiblir le grand capital, seuls moyens de modifier le rapport des forces politiques nationales. La poussée des forces démocratiques est bien réelle jusqu’en mai 1946 ; puis leur recul révèle l’isolement progressif du PCF. En témoigne le tirage quotidien de L’Humanité qui culmine à 532 500 exemplaires en novembre 1945, se stabilise à 475 000 jusqu’en mai 1946, puis décroche et tourne autour de 400 000.

Un authentique parti national…
Dès la Libération, la direction du parti réaffirma la stratégie d’union de la nation française, qu’elle avait formulée lors du Front populaire antifasciste et réactivée en 1941 avec le Front national de la Résistance. Mais, pour que le « parti des fusillés » conserve le rôle décisif qu’il a joué dans la lutte clandestine, une rectification stratégique s’imposa. Alors que de Gaulle procédait à la « restauration de l’État » et dénonçait un « double pouvoir » communiste, Maurice Thorez, incité à la prudence par Staline, dut dissiper les illusions d’« une révolution faite par une minorité » et réaffirmer que « l’objectif, c’est la lutte pour la démocratie vraie, ce n’est pas la lutte pour le pouvoir des soviets » (21 janvier 1945). Non sans incompréhensions !

« Ambroise Croizat regroupe dans la Sécurité sociale les allocations familiales, les assurances maladie et les retraites ; gérée par les élus des travailleurs, elle est bienla “plus belle fille de la Libération”. »

Pour articuler lutte nationale et lutte des classes, le Xe Congrès (26 au 30 juin 1945) relance la tactique du Front unique PCF-SFIO, avec la CGT réunifiée comme partenaire principal et les unions des femmes et des jeunesses françaises comme relais, avec trois objectifs : « Renaissance, démocratie, unité ». Si la SFIO rejette la fusion dans un « parti unique de la classe ouvrière » que lui propose le PCF, elle ne peut refuser l’unité d’action. Et la CGT, forte de cinq millions de syndiqués, prend l’initiative de faire actualiser le programme du Conseil national de la Résistance et d’en exiger l’application immédiate par le gouvernement provisoire présidé par Charles de Gaulle.
Une telle dynamique se traduit, lors des élections à l’Assemblée constituante du 21 octobre 1945, par une avancée inédite de la gauche et l’inversion de la hiérarchie de 1936 : le PCF devient le premier parti de France (26,2 % des suffrages) devant la SFIO (23.8 %). C’est ce rapport de forces qui contraint Charles de Gaulle à appeler au gouvernement six ministres communistes. C’est lui encore qui le force à démissionner le 20 janvier 1946 suite au refus de son projet de régime présidentiel. Les socialistes exigent alors la formation d’un gouvernement tripartite avec les démocrates-chrétiens du MRP. Au gouvernement, mais pas au pouvoir, le PCF va néanmoins jeter les bases du modèle social français à l’origine des Trente Glorieuses…

Champion de la démocratie économique et sociale
Renaissance de la France par la « bataille de la production » lancée dès la Libération par Benoît Frachon à la tête de la CGT. Bataille du charbon relancée par Thorez en juillet avant même d’assumer des responsabilités gouvernementales. Bataille de la reconstruction où s’illustre François Billoux, ministre depuis septembre 1945. Bataille des nationalisations intégrales de l’électricité et du gaz et des compagnies charbonnières sous l’impulsion du ministre de la Production Marcel Paul et de Charles Tillon, ministre de l’Armement. Bataille pour le pain et le lait menée par Waldeck Rochet, vice-président de la Confédération générale des paysans travailleurs qui défend les petits et moyens exploitants contre les agrariens.

« La direction tenta d’expliquer tardivement que “l’avantage de la démocratie populaire, c’est qu’elle rend possible le passage au socialisme sans recours à la dictature du prolétariat”. »

Démocratie sociale : Ambroise Croizat, ministre du Travail, étend les pouvoirs des délégués du personnel et des comités d’entreprise jusqu’à l’accès aux comptes et aux bilans. Il regroupe dans la Sécurité sociale les allocations familiales, les assurances maladie et les retraites ; gérée par les élus des travailleurs, elle est bien la « plus belle fille de la Libération ». Maurice Thorez définit également avec les syndicats le statut des fonctionnaires et celui du fermage et du métayage.
Les communistes ont accepté les ministères économiques et sociaux que le général de Gaulle leur concéda, espérant « qu’ils s’y cassent les reins », comme un devoir de classe et un devoir patriotique : assurer l’indépendance nationale et améliorer les conditions de vie des travailleurs, c’est démontrer le rôle historique de la classe ouvrière alliée à la paysannerie laborieuse, aux employés et aux cadres, contre les trusts nationaux et les cartels internationaux. La bataille de la production est un succès : fin 1946, la production industrielle atteint 90 % du niveau de 1938. Mais elle ne va pas de pair avec la bataille des revendications. Les communistes, écartés des ministères des Finances et de l’Économie, ne peuvent contrer l’hyperinflation alors que les salaires sont bloqués. D’où le mécontentement grandissant des travailleurs et, dès l’été 1946, la reprise des grèves exploitées par les anticommunistes de tout poil.

Mais de plus en plus isolé et incompris
Le 5 mai 1946, le PCF perd la bataille constitutionnelle. Le projet constitutionnel d’une assemblée nationale unique, soutenu par le PCF et la SFIO, est rejeté par référendum : de Gaulle, le MRP et les radicaux ont fait voter NON. Mais deux millions de voix socialistes ont fait défection, ruinant les illusions de Jacques Duclos et des députés communistes.
Néanmoins, aux élections du 2 juin, le PCF progresse encore (26 % des voix), mais la SFIO recule (21 %). Le MRP triomphe (28 %) et prend la tête d’un second gouvernement tripartite dont le but est de faire adopter au plus vite une Constitution : elle ne sera ratifiée le 13 octobre que par 36 % des votants, avec 31 % d’abstentions. Dès l’été, les contradictions capital/travail se sont accentuées et les tensions internationales aggravées. Winston Churchill a dénoncé le « rideau de fer » et Léon Blum a annoncé que « la France adhère à un plan d’organisation économique international dont les États-Unis ont pris l’initiative » (16 août).

« Ambroise Croizat, ministre du Travail, étend les pouvoirs des délégués du personnel et des comités d’entreprise jusqu’à l’accès aux comptes et aux bilans. »

Le PCF tente de reprendre l’offensive en mobilisant contre la vie chère et en dénonçant l’alignement du MRP et de la SFIO sur l’impérialisme américain. Ainsi peut-il redevenir le premier parti de France avec 28,6 % des exprimés aux élections législatives. Se déclarant prêt à assumer la direction du pays. Maurice Thorez accorde alors la célèbre interview au Times publiée le 18 novembre. On n’en retient souvent que la formule : « Les progrès de la démocratie dans le monde [...] permettent d’envisager pour la marche au socialisme d’autres chemins que celui suivi par les communistes russes. » L’idée de la diversité des voies n’est pas neuve pour des dirigeants communistes, mais c’est la première fois que le secrétaire général du PCF évoque « la marche au socialisme » pour la France. Certes, il précise qu’il ne s’agit pas d’appliquer « un programme strictement communiste » par « une transformation radicale du régime actuel de la propriété », mais un « programme démocratique » au moyen de « nationalisations démocratiques » dans « le cadre du système parlementaire qu’il a contribué à rétablir ».
Cette clarification bien trop tardive ne suffit pas à infléchir la SFIO et le MRP qui envisagent déjà une « troisième voie » excluant gaullistes et communistes. Prétextant du soutien apporté par le PCF à la grève des usines Renault lancée par des trotskistes, les ministres communistes sont révoqués le 5 mai 1947. Au grand soulagement de nombreux militants écartelés entre bataille de la production et défense des revendications ! Dès les grandes grèves de 1947-1948, ils réactiveront les pratiques « classe contre classe ».
La nouvelle stratégie de la voie française au socialisme est restée incomprise de beaucoup de communistes. La direction tenta d’expliquer tardivement que « l’avantage de la démocratie populaire, c’est qu’elle rend possible le passage au socialisme sans recours à la dictature du prolétariat » (10 février 1947). Mais Thorez resta ambigu quand il la définit comme « le pouvoir exercé au nom de la classe ouvrière et du peuple par un parti communiste qui peut s’associer avec d’autres partis ». Entre le régime soviétique et la démocratie socialiste, la différence serait de forme politique, pas de nature de classe.
On ne peut donc penser que le PCF a sous-estimé ses forces et surestimé celles de ses adversaires, comme Jdanov le lui reprocha en septembre 1947, inspiré par les lettres secrètes d’André Marty à Staline. On peut affirmer au contraire que le PCF a surestimé sa capacité à dominer les réformistes et a sous-estimé la virulence de l’anticommunisme et de l’antisoviétisme. Parti national plus que parti de lutte des classes, il n’a pas su rendre crédible dès 1945 une voie française au socialisme démocratique.

Jean-Paul Scot est historien. Il est titulaire honoraire de la chaire supérieure d’histoire du lycée Lakanal (Sceaux).

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020