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« Revue du rationalisme moderne » fut longtemps le sous-titre de La Pensée. Quelle en était la signification dans le contexte politique et idéologique du moment de la fondation de la revue, en 1939 ? Les articles de celui qui avait proposé la formule, Georges Politzer, permettent de le préciser.

 

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La Pensée est née en 1939. Publiée aux Éditions sociales internationales, maison d’édition du Parti communiste français, avec conjointement comme directeurs Paul Langevin (1872-1946), physicien de renommée internationale qui n’était pas alors membre du PCF, et Georges Cogniot (1901-1978), député et rédacteur en chef de L’Humanité. Elle est interdite par le gouvernement français au début de la Deuxième Guerre mondiale, comme toutes les publications réputées communistes. Durant l’Occupation, Jacques Decour, Georges Politzer et Jacques Solomon parviennent à faire paraître deux numéros clandestins de La Pensée libre avant d’être arrêtés puis fusillés en 1942. La revue ressort au grand jour en 1944. Son titre avait été proposé par Georges Cogniot. Georges Politzer (né en 1903 en Hongrie), très impliqué dans l’aventure dès le début, est, lui, à l’origine du sous-titre qui est resté jusqu’en 1981.

Pour ou contre le rationalisme ? Quel rationalisme ?
C’étaient alors des questions chaudes et, en 1930, avait été fondée l’Union rationaliste dont Paul Langevin devint président en 1938. La Pensée s’inscrit d’emblée dans ces débats et combats, dans la droite ligne de l’engagement du PCF pour les Lumières. Au congrès de janvier 1936, Maurice Thorez, secrétaire général du parti, dit des communistes qu’ils sont « héritiers de la pensée révolutionnaire des encyclopédistes du XVIIIe siècle » et il fait procéder le « matérialisme dialectique, le marxisme-léninisme » du matérialisme de cette même époque « approfondi, développé, enrichi par le génie de Marx, Engels, Lénine, Staline ». Au congrès de décembre 1937, il répond dans le même esprit au « Nous représentons l’antithèse de tout le monde des immortels principes de 1789 » de Mussolini, au « L’an 1789 sera rayé de l’histoire » de Goebbels, au « La démocratie n’est qu’un mensonge » de Hitler.

« Affirmer la raison, c’est vouloir faire progresser et faire progresser effectivement le savoir humain d’un niveau inférieur à un niveau supérieur, vers une connaissance plus adéquate du réel. »
Georges Politzer

Georges Politzer avait déjà engagé le fer avant la création de La Pensée. Son article « Le tricentenaire du Discours de la méthode », paru en 1937 dans La Correspondance internationale, éditée par l’Internationale communiste dont est membre le PCF, explique que « l’esprit critique, le droit de libre examen, la raison éclairée par la science la plus moderne, comme méthode de pensée, tous ces aspects du cartésianisme sont devenus partie intégrante de toute la civilisation humaine. Aujourd’hui, le fascisme ne tente pas seulement d’empêcher la civilisation de continuer ses progrès, qui l’ont portée au-delà de Descartes. Il voudrait la faire revenir en deçà, à la barbarie matérielle et morale [...] » (reproduit dans Georges Politzer, Écrits I, La philosophie et les mythes, textes réunis par Jacques Debouzy, Éditions sociales, 1969, p. 71. Même source pour les citations suivantes). On reconnaît l’influence du Discours de la méthode, avec sa raison « naturellement égale en tous les hommes » (partie I, §1), en bien des passages de ses articles, notamment quand il évoque cet obstacle dressé devant le libre déploiement de la raison qu’avait été au Moyen Âge la « subordination de la “lumière naturelle” à la ’’lumière surnaturelle’’ » au motif que « la raison humaine n’aurait jamais été capable de trouver les vérités que Dieu a révélées » (« La philosophie des lumières et la pensée moderne », Cahiers du bolchevisme, juillet 1939, ibid., p. 98). Autre obstacle opposé à la raison : les mythes donnant des « images fausses des temps primitifs », dont Platon déjà voulait débarrasser la Cité (« La philosophie et les mythes », La Pensée, n° 1, 1939, ibid., p. 133) et qui sont redevenus dangereusement actuels avec le mythe hitlérien de la race pure originelle, où la lutte des races est substituée à la lutte des classes. Politzer s’est attaché à le démasquer avant et pendant la guerre, en particulier dans ses répliques à l’auteur du Mythe du XXe siècle, l’idéologue nazi Alfred Rosenberg (1893-1946). (Voir tout spécialement « Révolution et contre-révolution au XXe siècle. Réponse à “Sang et Or” de M. Rosenberg », brochure clandestine du PCF, janvier/février 1942, ibid., p. 315-389.) Tout en se gardant explicitement de les mettre sur le même plan qu’un Rosenberg, Politzer critique ceux qui, d’Henri Bergson (1859-1941) à Albert Bayet (1880-1961), secrétaire général de l’Union rationaliste, admettent, quitte à le déplorer plus ou moins sincèrement, l’existence de limites à ce que peut la raison et qui lui sont inhérentes. Il est sans concession à l’égard des « manifestations idéologiques qui, lors même qu’elles ne s’inspirent pas directement du Mythe du XXe siècle, tendent cependant à nous désarmer devant lui » (« La philosophie et les mythes », ibid., p. 135).

Le mouvement historique de la pensée rationnelle
Politzer a des formules à l’emporte-pièce. Ainsi quand il écrit qu’avec le socialisme scientifique « le problème du règne de la Raison dans la société reçoit à son tour une solution rationnelle » ou que « le pays du socialisme est aussi le pays de la raison, le foyer des lumières » (« La philosophie des Lumières et la pensée mo­derne », art. cité, ibid., p. 120 et 125). Témoignages des lourdes illusions de son temps mais aussi de problèmes auxquels il n’est pas confronté dans son combat politique : que peut être le « règne de la raison » dans une société ? Est-ce même ainsi que la question doit se poser ? Le sujet n’est pas vraiment d’une brûlante actualité en 1939 en France. Mais, chez Politzer, la raison n’est jamais un être intemporel existant dans l’absolu – une « hypostase », écrira-t-il – en surplomb de la pensée humaine. Il s’est, au contraire, attaché à montrer le mouvement historique de la pensée rationnelle. Car il y a eu « développement », « progrès du rationalisme » au cours des temps (« La philosophie et les mythes », art. cité, ibid., p. 174). « Le matérialisme dialectique est le développement de ce matérialisme et de ce rationalisme, il est le rationalisme vivant : le progrès de la philosophie elle-même » (ibid., p. 174-175). Politzer développe cette idée dans le numéro 2 de La Pensée, avec un article intitulé « Qu’est-ce que le rationalisme ? » en grande partie consacré à la critique d’Albert Bayet auquel il reproche d’avoir escamoté les moments décisifs de cette histoire. L’article devait avoir une suite dont on ne sait rien, tous les papiers de l’auteur ayant été détruits lors de son arrestation. Dans ce qui a été publié, on lit : « La connaissance humaine évolue du reflet fantastique vers le reflet de plus en plus fidèle du réel. C’est l’ensemble de cette évolution qui constitue l’histoire du savoir humain : et c’est cette histoire qui est, en dernière analyse, l’histoire du rationalisme » (ibid., p. 190). « Le rationalisme est bien l’affirmation de la raison, mais ce n’est pas dans l’hypostase des formes vides de la pensée que consiste cette affirmation. Affirmer la raison, c’est vouloir faire progresser et faire progresser effectivement le savoir humain d’un niveau inférieur à un niveau supérieur, vers une connaissance plus adéquate du réel » (ibid., p. 191).
Et c’est parce qu’il y a eu tous ces progrès du rationalisme depuis l’Antiquité grecque, qu’il y a place, aux yeux des fondateurs de La Pensée, pour un « rationalisme moderne ». Ce que cette notion a ensuite représenté pour leurs successeurs, nous espérons pouvoir le montrer dans le numéro de La Pensée qui paraîtra à la Fête de L’Humanité 2019, pour le quatre-vingtième anniversaire de la revue.

Claude Gindin est directeur de la revue La Pensée.

Cause commune n° 11 • mai/juin 2019