Lénine n’a pas développé une théorie du parti qui serait valable de tout temps et en tout lieu. D’après lui, la conception de l’organisation est toujours seconde par rapport au projet de société et aux choix stratégiques.
La question du parti traverse l’histoire du mouvement ouvrier. En effet, la constitution des partis a été le moyen pour les militants ouvriers d’échapper à la domination des structures notabiliaires du XIXe siècle, en disposant de leur propre organisation indépendante des féodalités économiques et clientélistes. La création des partis socialistes dans la deuxième moitié de ce siècle en a même installé le modèle. Leur efficacité est apparue telle que même la droite qui, jusque-là, pouvait s’en passer s’est convaincue de leur nécessité. Le parti social-démocrate allemand en a été longtemps présenté comme l’archétype et la référence.
Le contexte de la Russie
Dans l’histoire politique du mouvement révolutionnaire russe, la division entre bolcheviks et mencheviks semble s’être cristallisée sur la conception du parti. Lors du congrès de 1903, qui conduisit à la scission, se seraient affrontées la conception léniniste du parti centralisé, discipliné, composé de révolutionnaires professionnels, et celle de Martov, partisan d’un parti de masse, ouvert et démocratique où la conception de l’adhérent serait plus ouverte. Outre que l’enjeu de la scission porta plus sur le contrôle du journal l’Iskra, Lénine ne donnait à ses conceptions qu’une dimension proprement russe. Quelque temps auparavant dans Que faire ?, au détour d’une petite phrase, il indique clairement que ses vues ne sont valables que pour la Russie. C’est ainsi que le paragraphe du même livre – si commenté depuis des décennies –, où il affirme que la conscience de classe doit être apportée aux ouvriers de l’extérieur, est à situer dans le contexte d’un pays où le mouvement ouvrier est embryonnaire. Surtout, la nécessité d’un parti de révolutionnaires professionnels se comprend quand il est question d’affronter le pouvoir répressif du régime autocratique tsariste.
« Il est une dimension de la culture bolchevique et léniniste du parti, c’est celle du débat et de la confrontation des idées, conditions de la mobilité stratégique qui donna au parti bolchevique son efficacité même pendant la période de guerre civile. »
Entre la théorisation et la pratique, le parti bolchevique n’est pas toujours celui que l’on croit. Après 1903, des périodes d’unité entre mencheviks et bolcheviks alternent au moins jusqu’en 1912. Les deux branches du socialisme russe se vivent même plus comme les fractions d’un même parti que comme deux organisations opposées. D’ailleurs, des tentatives d’unité organique ont lieu mais échouent plus sur la conception de la révolution et des étapes vers le socialisme que sur celle du parti en soi. Et jusque dans le courant de 1917, nombre de comités socialistes de ville sont en fait communs. Les militants ne cherchent pas toujours à se distinguer car les effectifs demeurent maigres et les conditions des communications dans l’immense Russie sont difficiles. La solidarité entre militants importe souvent plus que les querelles, parfois incompréhensibles, des sphères supérieures. Après la révolution de 1905 et l’apparition des soviets, Lénine revient d’ailleurs sur la subordination des ouvriers aux intellectuels marxistes. Il imagine même que les militants pourraient être consultés directement par référendum sur les questions d’orientation essentielles. Mais encore une fois, la nature du régime russe ne permet pas cette possibilité et l’oblige à défendre face aux mencheviks la nécessité de la subordination du parti légal au parti illégal et clandestin, afin qu’il puisse conserver toute son indépendance et son objectif explicite de renversement du tsar – objectif impossible à exprimer publiquement et légalement.
Une culture du débat et de la confrontation
Enfin pour Lénine, l’essentiel réside dans l’orientation politique et la stratégie et, s’il tient à construire un parti centralisé et efficace où les organismes centraux ont la prérogative sur les organisations de base, il n’hésite pas à s’adresser directement à tel ou tel comité qui partage ses vues, y compris en contournant les décisions du comité central. Il en va ainsi dans la période qui précède l’insurrection d’octobre et il sait s’appuyer sur les comités du parti radicalisés par rapport à une direction beaucoup plus prudente. Il n’est pas le seul à s’émanciper de la discipline de parti. On connaît l’épisode célèbre où Kamenev, hostile à l’idée d’insurrection, le déclare publiquement dans le journal de Gorki, au moment même où les militants de Petrograd la préparent. Lénine le qualifiera de traître mais ne lui en tiendra pas rigueur. Kamenev comme Zinoviev occuperont ainsi des responsabilités majeures dans la nouvelle Russie soviétique. Car il est une dernière dimension de la culture bolchevique et léniniste du parti, c’est celle du débat et de la confrontation des idées, conditions de la mobilité stratégique qui donna au parti bolchevique son efficacité même pendant la période de guerre civile. Lénine ne voulait simplement pas que cette confrontation se cristallise durablement, surtout quand il fallait assumer le pouvoir.
« La constitution des partis a été le moyen pour les militants ouvriers d’échapper à la domination des structures notabiliaires du XIXe siècle en disposant de leur propre organisation indépendante des féodalités économiques et clientélistes. »
Le paradoxe de la stalinisation
Effrayé par les révoltes paysannes et de Cronstadt, par les contradictions que pourrait engendrer la Nouvelle politique économique (NEP) et leur inscription durable dans le fonctionnement du parti, il fait le choix en 1922 de supprimer les tendances. Décision prise au moment où il va quitter pour cause de maladie les premières responsabilités. Mais ce qui chez Lénine était toujours subordonné à un lieu et à un moment va devenir avec la stalinisation une conception érigée en modèle universel. Staline saura utiliser les failles du léninisme pour construire tout autre chose. Sa mainmise sur l’appareil et le recrutement des adhérents et des responsables du parti va lui en donner la totale maîtrise d’abord en URSS puis à l’échelle mondiale. On en sait les caractéristiques : culte de la personnalité, centralisation extrême, refus du débat et monolithisme. Jusque dans les années 1970, toutes les différences seront traitées au sein du mouvement communiste international comme des déviations et combattues par les mises à l’écart et les exclusions dans les pays où les partis communistes n’étaient pas au pouvoir, par la répression ailleurs.
« La nécessité d’un parti de révolutionnaires professionnels se comprend quand il est question d’affronter le pouvoir répressif du régime autocratique tsariste. »
Le paradoxe c’est que les partis stalinisés ont permis dans nombre de pays dont la France de contribuer à la politisation populaire. Leur mode de fonctionnement compréhensible, leur pédagogie messianique où la classe ouvrière était appelée à jouer un rôle historique d’agent de l’émancipation universelle ont donné aux catégories populaires jusque-là exclues du champ politique la possibilité de s’y insérer. Nous sommes depuis la chute du mur de Berlin à la recherche d’un nouveau paradigme pour assurer les fonctions de la politique. Mais ce n’est pas seulement la chute du rêve soviétique qui nous y oblige. Les partis nés au XIXe siècle ont fonctionné sur le modèle de la division en classes du capitalisme industriel, distinguant en leur sein ceux qui savaient et détenaient le pouvoir des autres militants. À l’époque de la mondialisation, de la révolution informationnelle et des réseaux sociaux, nous devons en tirer les conséquences organisationnelles. Mais s’il est une leçon à apprendre de Lénine, c’est que la conception de l’organisation doit être seconde par rapport au projet de société et aux choix stratégiques.
*Frédérick Genevée est membre du comité exécutif national du PCF. Il est responsable du secteur Archives et mémoire.