Les réticences face aux vaccins ne sont pas nées soudainement avec la pandémie de covid-19. Avant de trancher, d’imposer, il faut comprendre l’ensemble des arguments. Pour nous, la vaccination est à promouvoir, mais les inquiétudes ne sont pas à rejeter d’un revers de main. Un détour par l’histoire peut nous éclairer.
Les médecins, les philosophes, les gouvernants, les théologiens, les gens du peuple se sont beaucoup interrogés depuis près de trois siècles sur la pratique qui consiste à insérer une maladie (en principe légère) dans un corps sain, afin d’en prévenir une plus grave mais seulement possible un jour ou l’autre.
La variole ou petite vérole
Le premier exemple massif de cette pratique concerne la variole ou petite vérole. Aujourd’hui, nous savons que cette maladie est due à un virus, dont on connaît le mode de transmission, surtout par le nez et le pharynx. L’insertion, dans la peau, de ce virus (ou d’un virus voisin) sous forme atténuée (ce terme serait à préciser) permet, grâce à un parcours de plusieurs jours dans le réseau lymphatique, de former des anticorps ; la personne peut alors lutter elle-même contre la maladie si celle-ci arrive par contagion. Mais il y a trois siècles, le processus n’était pas expliqué.
La petite vérole faisait d’épouvantables ravages et touchait tout le monde, y compris Mme de Sévigné ou Louis XV. Les chiffres peuvent être discutés, mais on disait qu’elle tuait le treizième de la population, que quantité d’autres personnes en étaient assez gravement malades et restaient souvent défigurées. On distinguait la petite vérole « discrète », avec des boutons espacés et en général pas trop grave, et la petite vérole « confluente » pour laquelle les boutons couvraient non seulement la peau mais aussi rapidement les organes vitaux. Or, en divers endroits du monde, on s’était aperçu empiriquement que l’insertion ou inoculation (accidentelle ou artificielle) dans ou sous la peau du « venin variolique » ne causait que des maux assez légers et empêchait d’attraper ensuite la maladie. C’était notamment le cas dans la « Sublime Porte » (lire la Turquie, la Géorgie, la Circassie), et la femme de l’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, lady Montague, le fit savoir de façon très explicite et très militante à son retour à Londres vers 1720. Elle fut soutenue activement par un médecin et savant de la Société royale de Londres, James Jurin, ainsi que par de nombreux hommes des Lumières, à commencer par Voltaire. Mais ce procédé rencontra des oppositions en Angleterre, puis sur le continent ; les débats furent les plus vifs autour des principaux moments d’épidémie, particulièrement en France après celle de 1753.
Les controverses autour de l’inoculation
À Genève, puis en France, la pratique médicale ou chirurgicale de l’inoculation ne se répandit que vers 1750. Charles Marie La Condamine, savant alors très célèbre, notamment par sa participation à l’expédition du Pérou à partir de 1735 en vue de connaître la forme de la Terre, en était partisan. Son mémoire lu en séance publique à l’Académie des sciences en novembre 1754, très largement diffusé, fit sensation, au même titre que les inoculations spectaculaires de personnages célèbres comme les enfants du duc d’Orléans par le médecin genevois, Théodore Tronchin. Les « philosophes », les « encyclopédistes » emboîtèrent le pas.
« Les hommes d’Église et les théologiens étaient partagés : le pape Benoît XIV était favorable à l’inoculation ; pour d’autres, la petite vérole était envoyée par Dieu et ils n’admettaient pas que des humains pussent insérer une maladie dans un corps sain pour braver la volonté du Créateur. »
Mais les adversaires de l’inoculation avancèrent des arguments de toutes sortes. Les hommes d’Église et les théologiens étaient partagés : le pape Benoît XIV y était favorable ; pour d’autres, la petite vérole était envoyée par Dieu et ils n’admettaient pas que des humains pussent insérer une maladie dans un corps sain pour braver la volonté du Créateur. Des médecins réputés exposèrent qu’il y avait risque de rendre malade une personne bien portante, de propager la contagion, d’introduire d’autres maladies, qu’on manquait de recul. On invoquait le cas de gens morts après avoir été inoculés, on disait que le nombre de cas de variole avait augmenté depuis la pratique de l’inoculation. Était-on si sûr qu’il fût impossible de contracter la maladie ultérieurement après avoir été ainsi traité ? Comme toujours lors de tels débats, les protagonistes des deux côtés accumulaient les faits qui allaient dans leur sens et passaient sous silence tous les autres.
Avec un peu de recul, il est aujourd’hui plus facile de faire le tri et de juger ; cela l’était moins alors. Au bout de quelques jours l’inoculé ressentait divers désagréments, voyait apparaître des boutons qui ne disparaissaient qu’au bout de trois semaines. Chaque chirurgien avait sa façon de « préparer » le futur inoculé, sa méthode d’insertion (parfois secrète) ; les conditions de propreté n’étaient pas optimales. La médecine restait voisine de celle du temps de Molière ; certes, avec des « microscopes » on voyait des « animalcules », mais, avant la seconde moitié du XIXe siècle, on ne savait pas que les maladies étaient dues à des « microbes » (on ignorait les bactéries et les virus). Les mécanismes physiologiques donnant l’immunité étaient encore plus inconnus. Et peut-être y avait-il eu quelques décès par inoculation, peut-être des maladresses avaient-elles provoqué des contaminations, mais les chiffres étaient douteux.
L’inoculation ne concernait alors qu’une petite partie de la population, les classes aisées : elle était chère, longue, demandait des préparations. Comment vaincre les résistances, comment l’étendre ? La Condamine utilisa de nombreux raisonnements de nature statistique, en fait de simples comparaisons de chiffres. Pour passer à une étape supérieure de la conviction, il fit appel à un mathématicien et physicien célèbre, Daniel Bernoulli. Il s’agissait en partie d’éblouir l’opinion par l’autorité d’un « savant géomètre ». Bernoulli tenta alors une évaluation mathématique de « l’avantage » qu’il y avait à pratiquer l’inoculation. Cela déboucha en 1760 sur un mémoire remarquable, lu à l’Académie, qui constitue le premier modèle épidémiologique. Mais, nécessairement, il dut procéder à des hypothèses grossièrement simplificatrices, et se contenter d’un seul critère d’évaluation, à savoir l’allongement de la durée de vie moyenne grâce à l’inoculation.
« Des comités de vaccine furent créés dans les départements, présidés par les préfets, et un travail d’explication et de conviction fut mis en place, sans rendre la vaccination obligatoire. »
Lorsqu’on bâtit une nouvelle théorie, on est en effet en général forcé de faire ainsi, puis seulement ultérieurement de se dégager des hypothèses trop restrictives et d’introduire d’autres critères. La pertinence concrète de cette évaluation « mathématique » fut critiquée avec raison par d’Alembert. Ce dernier fit observer qu’il n’était pas si limpide de comparer numériquement un grave risque immédiat et un risque possible à long terme, de remplacer une variable aléatoire (liée au hasard) par sa moyenne, surtout s’il y avait des écarts très importants. Il mit en évidence que le point de vue de ce qu’on appellerait l’État n’était pas le même que celui de l’individu (qui se prononce sur de tout autres critères). D’Alembert était partisan actif de l’inoculation, mais soutenait surtout des arguments qualitatifs et non quantitatifs pour promouvoir cette pratique.
Toutefois, la dissension entre deux savants sur le sujet jeta plutôt le trouble et Diderot, par exemple, le reprocha amèrement à son codirecteur de l’Encyclopédie. Le chirurgien inoculateur lyonnais Claude Pouteau expliqua, de façon d’ailleurs assez convaincante, que de toute façon ce n’était pas la géométrie qui convaincrait les hésitants, mais l’amélioration de la pratique de l’hygiène, et la compréhension des processus.
La faculté de médecine était assez divisée, le gouvernement monarchique de la France louvoya, on restreignit l’inoculation en la poussant hors des villes pour éviter des contagions secondaires, il y eut des procès. Un médecin connu de l’époque et savant aux intérêts variés, par ailleurs collaborateur anonyme de l’Encyclopédie, qui disposait d’un vaste réseau de correspondants, Rast de Maupas, exploita des données chiffrées anglaises montrant que la variole s’était étendue depuis la pratique de l’inoculation. C’était vrai. Dans un mémoire virulent de 1763, il dénonça alors ce qu’il croyait être un lien de cause à effet, et cela fit mouche ; d’autres auteurs usèrent d’arguments similaires. Le médecin anglais John Coakley Lettsom a montré peu après, de façon indiscutable, que cette augmentation était absolument sans rapport avec l’inoculation et il en a même expliqué la cause. Cependant, comme souvent, un raisonnement faux mais simple et bien diffusé emporte vite l’adhésion, tandis que le rétablissement posé et minutieux d’une vraie démonstration a davantage de mal à pénétrer les esprits.
Introduction de la vaccine
En 1796, Edward Jenner fit un pas considérable, en introduisant la vaccine : il s’agissait cette fois d’insérer non le pus varioleux lui-même, mais celui d’une maladie voisine de la vache (d’où le nom de vaccin) qui immunisait avec, cette fois, des effets secondaires négligeables. Les réticences et les oppositions diminuèrent mais ne disparurent pas. Pourtant, des informations fiables étaient diffusées par toutes sortes de voies (journaux, brochures, almanachs, affiches). Des comités de vaccine furent créés dans les départements, présidés par les préfets, et un travail d’explication et de conviction fut mis en place, sans rendre la vaccination obligatoire (elle ne l’est devenue que par la célèbre loi de salubrité publique du 15 février 1902). On peut suivre le long chemin qui mène à l’éradication totale de la variole en 1977 dans le récent ouvrage dirigé par Jean Freney, De la peste de Justinien à la covid-19 (Lyon, EMCC, 2021) où l’on verra les tribulations relatives aux traitements (vaccinations quand elles existent, améliorations de l’hygiène, etc.) pour une vingtaine de maladies infectieuses, de la peste à la gale, en passant par la syphilis et la tuberculose.
« Comme souvent, un raisonnement faux mais simple et bien diffusé emporte vite l’adhésion, tandis que le rétablissement posé et minutieux d’une vraie démonstration a davantage de mal à pénétrer les esprits. »
On pourrait multiplier les évocations historiques plus récentes relatant toutes sortes de discussions, vives ou non, concernant les vaccins contre telle ou telle maladie. Mais, pour l’essentiel, sans vouloir trop confondre les époques, ce sont les mêmes arguments qui reviennent. Plusieurs conclusions s’imposent. Il faut enseigner certains éléments d’anatomie, de physiologie et de médecine ; faire connaître aux enfants et aux adultes les bases de la culture statistique et les pièges de ses interprétations ; promouvoir les recherches pures et appliquées en biologie et médecine pour rendre les vaccins plus sûrs ; cesser de mentir à la population, de l’infantiliser, voire de mettre en valeur les charlatans, parce qu’on ne fait plus confiance aux institutions qui ont menti une fois, même quand elles disent la vérité.
Pierre Crépel est historien des probabilités et des statistiques.
Cause commune • mars/avril 2022