Sur plusieurs millénaires, le développement de la science a connu globalement trois périodes. D’abord, une science « chinoise » avec des inventions qui ont révolutionné le monde. Puis une stagnation et l’adoption des sciences et des techniques occidentales. Enfin, depuis quelques décennies, une montée en puissance organisée par le gouvernement chinois pour concurrencer l’Occident dans des domaines de pointe. Cette dernière période marquée par des investissements importants et de nombreuses coopérations avec les scientifiques et les organisations internationales.
Le développement de la science sous les Empires
La Chine actuelle est dans la continuité d’une civilisation plurimillénaire dont la langue n’est qu’un aspect. La culture chinoise, ce sont aussi des systèmes philosophiques majeurs, comme le confucianisme, une littérature riche, une conception de l’État et de la société, mais aussi des techniques et une science. Appuyé par une langue, un État et une culture, l’évolution de la science et des techniques est intervenue très tôt dans la civilisation chinoise, dès l’Antiquité au premier millénaire av. J.-C.
En Occident, on attribue généralement la naissance des premières grandes découvertes mathématiques et techniques aux Grecs, voire aux Mésopotamiens. C’est oublier que les premières utilisations de la trigonométrie ne sont pas uniquement attestées chez les Égyptiens, mais aussi en Chine et en Inde, des civilisations déjà organisées avec un système d’écriture. C’est à l’époque dite des « royaumes combattants » (475-221 av. J.-C.) que sont inventées de nouvelles techniques de fabrication du fer et du bronze (pour soutenir l’effort de guerre), d’astronomie (pour impulser l’essor de la marine) et un système d’écriture normalisé. Ce dernier, que l’on nomme communément « caractères chinois » est une invention de simplicité et d’adaptation pratique qui a transformé la manière d’échanger des idées, pas exclusivement en Chine puisque le système sera adopté partout en Asie. C’est un peu le grec ou le latin d’Asie. Par exemple, le Jiuzhang Suanshu (Les Neuf Chapitres sur l’art mathématique), un traité de mathématiques, s’est largement répandu en Asie, par-delà les langues et les cultures. Le papier inventé en 105 ap. J.-C. a contribué à ces échanges nécessaires au développement des sciences et des techniques. Jusqu’au XVIIe siècle, la Chine a traversé de nombreuses périodes de croissance et de chaos au gré des dynasties, des invasions et des royaumes. Les intellectuels ont été à la fois adorés et subventionnés et persécutés et massacrés.
« Malgré certaines limites, le récent développement des sciences est vu par le gouvernement chinois comme un relais de puissance et un outil pour nouer des coopérations internationales. »
Plusieurs tentatives de mise au pas de la science ont eu lieu. La plus connue de l’époque impériale étant l’épisode de la « brûlure des livres et enterrement des lettrés » entre 213 et 212 (sous l’empereur Qin Shi Huang) au cours duquel quatre cent soixante intellectuels ont été massacrés, surtout des confucéens, pour ne pas avoir accepté l’idéologie officielle du nouvel empereur.
Entre le XVIIe et le XIXe siècle, la Chine connaît une période d’évolution phénoménale sous la dynastie Qing. En 1750, on estime que 20% de la richesse mondiale était produite en Chine et le niveau de vie, particulièrement des paysans, était plus élevé qu’à la même période en France. On assiste même au développement d’une société précapitaliste autour des fabriques de porcelaine employant parfois des milliers d’ouvriers. Pour autant, la dynastie Qing n’hésitait pas à diriger l’économie, ce qui est naturel dans l’esprit confucéen, en régulant le commerce et le prix du grain entre autres. Le taux d’alphabétisation était important, en particulier grâce à de nombreuses écoles de village. Le système du mandarinat fondé sur le recrutement par concours de fonctionnaires a permis un épanouissement dans la littérature, les mathématiques et le droit. L’arrivée des jésuites européens en Chine n’a pas remis en cause ce mouvement. Grâce à ces échanges, l’Europe a pu obtenir la poudre à canon, la porcelaine, la boussole, des résultats mathématiques, quand les Chinois ont peu à peu intégré des connaissances occidentales au cours des siècles suivants.
Les républiques de Chine
La fin de l’empire en 1912 et l’instauration de la république nationaliste n’ont pas favorisé un déploiement des forces productives en Chine. Le mouvement du 4 mai 1919 traduit l’existence d’un fort courant dans les universités, qui réfléchit à la question du retard économique chinois et cherche des solutions. Certaines, contribueront à la création du Parti communiste chinois. La colonisation, surtout économique à partir de la seconde moitié du XIXe siècle par l’Occident, a été très mal vécue par les Chinois et par les intellectuels, qui, pour beaucoup, ont quitté la Chine pour s’installer en Europe (Royaume-Uni, France surtout) et aux États-Unis. En France, ils sont plusieurs centaines à venir dans le cadre du mouvement Travail-Études.
« Entre le XVIIe et le XIXe siècle, la Chine connaît une période d’évolution phénoménale sous la dynastie Qing. »
Lors de la prise du pouvoir par Mao Zedong et les communistes en 1949, la science est vue comme une nécessité pour le développement des forces productives. Sur le modèle soviétique qui a permis de sortir un pays de la féodalité et d’entrer dans l’ère atomique, la Chine planifie et oriente les recherches scientifiques vers des domaines stratégiques comme l’industrie lourde, l’agriculture et la défense. L’intellectuel est une personne respectée et les académies rouvrent pour former une nouvelle génération de chercheurs et d’ingénieurs. Le pouvoir a tenté de faire revenir les scientifiques chinois en Chine. Par exemple, l’astrophysicien Cheng Maolan, chercheur au CNRS qui rentre en 1957, probablement à la demande de Zhou Enlai. Peu reviendront dans leur pays.
Mais comme dans le passé, les intellectuels sont périodiquement visés par le pouvoir pour des questions idéologiques. La répression du « mouvement des Cent Fleurs » (1957) qui frappe les intellectuels va durablement freiner l’initiative scientifique avec des arrestations par milliers.
Le « grand bond en avant » (1958-1962), visant à accélérer l’industrialisation et l’agriculture, entraîne un désastre économique et une famine généralisée. La recherche scientifique est perturbée par une mauvaise planification et le manque d’expertise des cadres communistes.
La « révolution culturelle » (1966-1976) a encore plus touché les intellectuels et les scientifiques sous couvert de dérive idéologique (Cheng Maolan en sera victime). Ils ont été persécutés et envoyés en « rééducation » à la campagne, les académies ont été fermées, mettant un coup d’arrêt aux développements qui venaient de démarrer. Les effets se sont surtout fait sentir dans les sciences sociales et économiques, plus que dans les recherches liées au domaine militaire, plus protégé. La première bombe atomique de fabrication chinoise (la République populaire est en rupture avec le grand frère soviétique depuis le début des années 1960) explose en 1964 et le premier satellite chinois, DongFangHong 1 (« L’Est est rouge ») est lancé en 1970, treize ans après Spoutnik.
« Les premiers panneaux solaires produits en Chine au début des années 2000 étaient de technologie américaine. Aujourd’hui, la Chine est le plus grand producteur de panneaux solaires avec des technologies de pointe. »
La situation s’améliore avec les réformes de Deng Xiaoping dans les années 1980. Les académies et les centres de recherche sont rouverts avec l’accroissement des collaborations internationales. Nombre d’étudiants partent étudier à l’étranger pour ensuite alimenter la communauté de scientifiques et d’ingénieurs dont la Chine a besoin pour développer ses forces productives. La multiplication des « zones économiques spéciales » (ZES) sur la côte a été un vivier d’échanges de technologies entre multinationales et entreprises locales (favorisé, voire forcé, par le gouvernement chinois), notamment dans l’électronique. C’est à Shenzhen et dans le delta de la Rivière des perles que sont nés les géants du numérique chinois, Huawei, ZTE, Tencent. Cette phase du développement chinois est la période du made in China, pendant laquelle la technologie et la science chinoises n’auraient été que des copies bas de gamme de ce qui se fait en Occident. Mais il faudrait plutôt la voir comme une phase d’apprentissage et de développement des moyens de production pour rattraper un retard qui est important. C’est ainsi que l’État
planifie et subventionne massivement les universités et la recherche et développement (R&D) et promeut les transferts de connaissances entre universités, secteur privé et entreprises internationales. Par exemple, les premiers panneaux solaires produits en Chine au début des années 2000 étaient de technologie américaine, mais cela a participé au déploiement d’outils industriels et d’une main-d’œuvre qualifiée. L’innovation, appuyée par des travaux universitaires, a permis une montée en gamme de la technologie chinoise. Aujourd’hui, la Chine est le plus grand producteur de panneaux solaires avec des technologies de pointe, que ce soit au niveau fondamental, dans la science des matériaux photoélectriques ou au niveau technique avec des chaînes de production modernes et automatisées.
« Les sciences humaines et sociales sont largement sous-estimées pour des raisons idéologiques et politiques. »
Vers un nouvel âge d’or de la science en Chine ?
À partir de 2010 et sous le mandat de Xi Jinping, la Chine ambitionne de mener la révolution technologique et scientifique du XXIe siècle, comme pour prendre une revanche sur deux siècles d’humiliation et de sous-développement. Adopté en 2015, le plan Made in China 2025 vise des secteurs clés comme les semi-conducteurs, la robotique, le spatial, la quantique et l’intelligence artificielle. Les dépenses en R&D de la Chine ont dépassé en 2020 celles de l’Europe et s’approchent de celles des États-Unis. L’augmentation de ces dépenses représente 80 % de l’augmentation totale des pays de l’OCDE depuis 2000. La stratégie chinoise, grâce à un système politicoéconomique plus dirigiste, semble être plus efficace pour répondre à des objectifs de moyen et de long terme. Le programme spatial chinois n’accumule pas les retards et les dérives budgétaires que l’on connaît sur le programme Artémis américain. Dans les instances de normalisation et les conférences scientifiques, les Chinois sont devenus incontournables. 40 % des brevets sur la future technologie 6G sont chinois, 35 % pour les Américains, 9 % pour l’Europe, dont 2.5 % pour la France. Parmi les 10 % d’articles scientifiques les plus cités dans le monde entre 2019 et 2021, 54 000 sont chinois, 37 000 américains, 9 000 britanniques et moins de 5 000 français (9e place).
« La répression du “mouvement des Cent Fleurs” (1957) qui frappe les intellectuels va durablement freiner l’initiative scientifique avec des arrestations par milliers. »
Le rapport ASPI (Institut australien d’étude stratégique) sur les technologies critiques 2023 a fait grand bruit. La Chine dominait dans trente-sept technologies critiques sur quarante-quatre (nucléaire, matériaux, télécommunications, robotique, cryptographie quantique, etc.) et les États-Unis dans seulement sept (la France n’apparaît dans les classements de ce rapport que dans l’industrie nucléaire, en ayant perdu des places depuis le dernier rapport). Quoi que l’on pense de la méthode adoptée dans ce rapport, les faits sont là : la Chine est en train de vivre une renaissance scientifique et technique dont le monde entier profite. Cependant, le capitalisme occidental, notamment américain, considère ce développement comme une menace mettant en cause son hégémonie, créant des tensions.
Pour autant, le tableau n’est pas idyllique. Les sciences humaines et sociales sont largement sous-estimées pour des raisons idéologiques et politiques. Il est difficile de dire si le régime a peur des intellectuels, mais il est clair qu’il existe une vision utilitariste de l’intellectuel au service de la nation chinoise, pour son développement. Il y a également le problème du chômage pour les jeunes chercheurs où la compétition pour un poste est devenue rude avec un nombre croissant de nouveaux étudiants chaque année et le resserrement de l’investissement dans certains secteurs. Se greffent aussi des problèmes de fraude (plusieurs cas ont été révélés ces dernières années) et les règles de la déontologie ne sont pas toujours appliquées. Cela avait été le cas avec l’affaire des bébés génétiquement modifiés avec la technique CRISPR en 2019. Enfin, on constate encore des limites dans certains secteurs comme l’intelligence artificielle régénérative. Dans ce domaine, la Chine, malgré des investissements importants, peine encore à entrer dans les classements internationaux des meilleurs modèles, à cause de sa dépendance aux puces électroniques de dernière génération, majoritairement conçues par des sociétés américaines et produites par des usines taïwanaises.
Ces limites ne semblent pas remettre en question le récent essor des sciences en Chine qui est vu par le gouvernement chinois comme un relais de puissance et un outil pour nouer des coopérations internationales. Il est important de regarder ce qui se passe à l’Est, sans jugement, sans crainte, sans admiration, mais avec objectivité. Les prochaines révolutions technologiques et scientifiques viendront probablement de ce côté-là du monde.
*Flavien Ronteix est membre du comité de rédaction de Cause commune.
Cause commune n° 42 • janvier/février 2025