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Le patron saint-simonien et féministe François Arlès-Dufour finançait pour 1859 un concours de l’académie de Lyon sur l’amélioration du sort de la femme. Vingt-trois mémoires furent envoyés,  témoignant d’une assez grande diversité de points de vue.

Par Joseph Bonnemère, Célestin Janneau, un anonyme, Gaston Bohrein Gensoud et Julie-Victoire Daubié

Propos posthumes recueillis par Pierre Crépel.

Préambule. Les candidats devaient nécessairement faire preuve d’un « certain » féminisme, qu’il faut replacer dans les conditions de l’époque : presque tous estimaient que les femmes (sauf éventuellement quelques veuves) avaient essentiellement leur place au foyer, mais ils se prononçaient pour qu’elles reçoivent une meilleure instruction, élémentaire et aussi professionnelle. Ils étaient divisés sur l’opportunité de leur donner un enseignement scientifique de quelque ampleur et de leur fournir un métier à caractère scientifique. Nous avons choisi d’évoquer ici la question des éventuelles carrières médicales (aujourd’hui très féminisées). Rappelons qu’avant 1861 une femme n’avait même pas le droit de passer le baccalauréat.

Joseph Bonnemère

Une des branches de la science médicale est accessible aux femmes. C’est bien mais ce n’est pas assez. La spécialité dans laquelle elles peuvent exercer, concurremment avec les sommités de la science,  cette spécialité, quoique parfaitement dans leurs attributions, rentre dans le domaine de la chirurgie, et c’est surtout dans le domaine de la médecine qu’elles feraient des merveilles. Que de femmes sont rongées d’affections internes, souffrent, s’étiolent et meurent parce que le sentiment de la pudeur l’emporte chez elles sur l’instinct de la vie lui-même, et parce qu’il n’y a point de personnes de leur sexe auxquelles elles puissent livrer la confidence entière de leurs souffrances ? Certaines maladies ne peuvent être bien connues que des femmes, ne peuvent être étudiées et presque guéries que par celles qui les ont ressenties ou qui peuvent les éprouver. La nature a prédestiné la plupart d’entre elles à être garde-malades, et chez toutes il y a quelque chose de la sœur de charité. Mais combien ont tué leurs enfants faute de connaître les plus simples principes de l’hygiène ! Combien, à la campagne surtout, où les médecins et les pharmaciens font également défaut, les voient dépérir sous leurs yeux, quand souvent une médication des plus simples, mais qu’on ne peut retarder sans danger pour la vie, pourrait les sauver encore ! Combien, faute de savoir, multiplient les imprudences qui compromettent leurs jours, ou tout au moins en abrègent le nombre ! N’est-il pas étrange que celle qui préside à l’alimentation de la famille et surveille la préparation des aliments ne soit pas initiée aux plus simples éléments de la chimie ?

« Quelques personnes arriérées,[…] se récrieront à l’idée de voir des femmes, médecins, chirurgiens, pharmaciens, et soutiendront même que la fréquentation des amphithéâtres, l’étude de l’anatomie et de la chimie, loin de moraliser, dépravent les femmes. »

Célestin Janneau

Quelques personnes arriérées, toujours imbues du préjugé de la supériorité de l’homme sur la femme, se récrieront à l’idée de voir des femmes, médecins, chirurgiens, pharmaciens, et soutiendront même que la fréquentation des amphithéâtres, l’étude de l’anatomie et de la chimie, loin de moraliser, dépravent les femmes. Depuis quand l’étude de l’organisation humaine et des sciences naturelles déprave, démoralise les créatures humaines ? C’est là une idée digne du moyen âge et de la barbarie. Voit-on les médecins, les chirurgiens, les pharmaciens dévier des lois de la morale parce qu’ils ont étudié le corps humain et les sciences naturelles ? Certes les femmes, comme les hommes, doivent attendre un âge de raison avant de se livrer à ces études.

Ne conviendrait-il pas mieux à des femmes d’être soignées et pansées par des personnes de leur sexe ? Les femmes malades s’ouvriraient plutôt à des médecins de leur sexe sur tous les maux qu’elles souffriraient. On remarque même que les femmes ont en général un penchant très prononcé pour la médecine, ce noble sacerdoce pour soulager les affections physiques des créatures humaines. Elles excellent à soigner, à panser les malades, quels services elles rendent dans les hôpitaux et dans les maisons particulières ! Quelle douceur, quelle habileté, quelle tendresse, quelle délicatesse dans les soins apportés aux malades, sans compter les consolations morales qu’elles leur prodiguent !

Un anonyme

Il suffit de jeter les yeux sur la liste des professions contenues dans l’almanach du commerce, pour acquérir la conviction que le nombre de professions qui conviennent aux femmes, réellement ou seulement à peu près, est au moins inférieur des trois quarts au nombre des professions qui peuvent être exercées par les hommes. De là une cause de concurrence qui, à certains égards, doit diminuer dans la même proportion le salaire des femmes pour tous les travaux auxquels elles sont propres ; c’est-à-dire que, lorsque l’homme gagne trois francs dans sa profession, la femme ne peut gagner dans la sienne que soixante-quinze centimes.

Telle est la première cause d’incapacité, et nous pourrions dire la seule, car toutes les autres en dérivent. Toutes, en effet, prennent leur source dans l’organisation même de la femme, non seulement dans son inaptitude pour le plus grand nombre des propositions par défaut de force physique, mais par l’inaptitude qui provient de la contradiction de sa destinée avec le milieu que lui font les conditions du travail. Les soins du ménage, si peu absorbants qu’on les suppose dans la classe ouvrière, celui des enfants et les indispositions inhérentes aux femmes font qu’un entrepreneur ne peut guère compter sur elles. Ajoutons à cela les inconvénients qu’entraîne le mélange des sexes dans les ateliers, inconvénients que le fabricant est le premier à reconnaître, et il sera facile d’apprécier pourquoi les femmes sont souvent moins recherchées, même pour les travaux qu’elles sont aussi aptes à exécuter que les hommes.

Gaston Bohrein Gensoud

Dans presque toutes les institutions de jeunes filles on a mis en usage l’intéressante étude de la botanique. Afin de donner à ces nomenclatures arides plus d’intérêt et surtout plus d’utilité, il serait bon d’y joindre l’explication des propriétés médicinales de ces végétaux, ce qui entraînerait aussi quelques notions de médecine proprement dite, qui dans le cours de la vie pourraient être souvent opportunes. Toutes les femmes connaissaient autrefois l’usage des simples, et les nobles châtelaines ne dédaignaient point de les employer au soulagement de leurs familles et de leurs vassaux. Les femmes devraient revenir à cette pieuse coutume que quelques-unes pratiquent encore, et qui leur permettrait souvent de venir en aide à la classe indigente. Il est même des cas où le ministère d’une femme est bien plus désirable que celui du médecin. Mais disons néanmoins en passant, car je reviendrai plus tard sur ce sujet, que la carrière médicale proprement dite ne siérait point parfaitement aux femmes, et que pour l’embrasser il faudrait qu’elles s’y sentissent une vocation bien marquée et bien exceptionnelle.

Julie-Victoire Daubié

Nous retrouvons cette aptitude médicale chez les femmes de toutes les classes, jusqu’à la Révolution, et Mme Roland, qui s’était adonnée à la médecine, nous dit qu’elle l’exerçait au grand profit des villageois. Mme de Genlis aussi avait fait des études médicales ; elle paraît un des derniers types de cette éducation féminine. Des religieuses en faisaient alors une spécialité dans les villages surtout. Chateaubriand nous dit avoir vu, dans une campagne, une maison occupée par trois sœurs grises, qui en partaient à toutes les heures du jour et de la nuit pour se rendre au chevet des laboureurs qui imploraient leurs secours. L’auteur du Génie du christianisme affirme que ces femmes imposant aux malades par leur fermeté égale à leur douceur, excellaient surtout à remettre les membres brisés par des chutes et des accidents très fréquents dans les villages.

« Ne conviendrait-il pas mieux à des femmes d’être soignées et pansées par des personnes de leur sexe ? »

À côté de cette médecine expérimentale et libre, les sages-femmes faisaient, comme nous le verrons, des études très approfondies, et n’avaient droit d’exercice qu’après s’être rendues aptes à traiter les maladies de femmes et d’enfants, et avoir acquis une grande habileté dans leur profession, dont elles avaient le monopole.

En dehors, cependant, de cette étude de la médecine, imposée aux sages-femmes, les femmes pouvaient aussi prendre des diplômes, sans étudier l’obstétrique.

Le dernier de ces brevets fut délivré en 1794, par la faculté de médecine de Montpellier, qui accorda le titre d’officier de santé à Mme Castanier, aussi remarquable par ses qualités morales que par la connaissance théorique et pratique de sa profession. Mme Castanier exerça jusqu’en 1843 la médecine dans le département de l’Ardèche où, malgré son âge avancé, elle ne refusait ses soins à aucun malade. Appelée au loin, pendant une nuit obscure, elle succomba, victime de son dévouement.

En voyant la femme exclue comme elle l’est aujourd’hui de tout accès à la science médicale, on pourrait supposer que les exigences de la science moderne et le vrai progrès social nécessitent cette interdiction, et que l’intérêt particulier doit céder au bien-être public ; mais pour montrer que cette éviction est beaucoup plus arbitraire que rationnelle ; qu’elle est très contraire à la bonne entente de l’économie sociale, il suffit d’examiner l’influence que la liberté a donnée à la femme médecin aux États-Unis.

Joseph Bonnemère (1813-1893) était avocat, littérateur et président de la Société parisienne d’études spirites.

Célestin Janneau (1821-1881) était maître de poste à Morlaix, il a participé au congrès de l’Association internationale pour le progrès des sciences sociales à Gand en 1864.

Gaston Bohrein Gensoud n’a pas été identifié.

Julie-Victoire Daubié (1824-1874) était journaliste, elle fut ensuite la première femme titulaire du baccalauréat, en 1861.

Propos posthumes recueillis par Pierre Crépel.

Cause commune n° 41 • novembre/décembre 2024