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Si les théories de la fin des classes sociales ont été largement invalidées ces dernières années (pour preuve, l’immobilité sociale est forte aujourd’hui, les inégalités économiques s’accroissent depuis les années 1980, le pouvoir d’achat de la plupart des employés, des ouvriers et des catégories intermédiaires stagne, voire diminue), l’idée selon laquelle la classe ouvrière aurait disparu rencontre parfois encore un écho. Comment s’est-on représenté la « déformation » de la classe ouvrière à la fin du XXe siècle ?

De quoi le XXe siècle en France fut-il le nom ? Cette question alimente la plume des historiens depuis plusieurs décennies. Pour l’histoire sociale, il ne semble pas y avoir de doute : ce fut le siècle de la formation de la classe ouvrière. C’est à cette dernière qu’on attribue la part majeure de l’organisation de la contestation sociale et de la fondation de « l’État-providence ». Si la société d’aujourd’hui se libéralise, sans opposition capable d’inverser la tendance, c’est parce que cette classe est en déclin, tant sur le plan démographique que politique. Grandeur et décadence, voilà le récit schématique qui guide l’histoire ouvrière récente. Mais cette lecture ne fait-elle pas office de prophétie autoréalisatrice ?

La désindustrialisation à l’origine de la déformation

Industrialisation, c’est plus qu’un mot qui désignerait un objet sectoriel grandissant, c’est un concept qui tient en lui-même toutes les révolutions structurelles qui ont transformé la France au cours du XXe siècle. Avec lui, c’est le processus d’ouvriérisation qui l’accompagne intrinsèquement. En 1962, la part ouvrière des actifs atteint son apogée avec 39 %. Mais c’est en 1975 qu’ils sont les plus nombreux, puisqu’on dénombre 8,2 millions d’ouvriers.

« La désindustrialisation et la globalisation économique ont transformé en profondeur notre appareil productif et les catégories sociales. »

Cette évolution est aussi un phénomène social, politique et culturel. Dans cette France d’après-guerre domine ce que l’historien Xavier Vigna nomme la « centralité ouvrière », c’est-à-dire un univers social et mental où les ouvriers sont partout. S’ils sont les plus nombreux dans leur entreprise, ils sont aussi visibles dans les rues par des mouvements sociaux d’ampleur comme en 1947 ou en 1953. Ils sont représentés dans les cercles du pouvoir, au Parlement et parfois au gouvernement, comme le symbolise Ambroise Croizat, le ministre ouvrier le plus célèbre de l’histoire française. Leur quotidien est projeté sur les écrans de cinéma, comme dans La Bataille du rail (1946) de René Clément, Camarades (1970) de Marin Karmitz ou L’Horloger de Saint-Paul (1974) de Bertrand Tavernier. Ils ont leurs syndicats, leurs partis, leurs associations ou tout simplement leurs cercles de sociabilité. Ils sont incontournables.

Le sommet annonce toujours la chute, et la crise de 1974 prélude une tendance déclinante. Alors que les « années 1968 », pour reprendre l’expression de l’historienne Michelle Zancarini-Fournel, forment la période d’apogée du mouvement ouvrier, la décennie 1980 ouvre la voie à la période libérale qui participe à l’implosion de cet univers. Ce processus de dérégulation de l’économie française et de son industrie est le produit d’un phénomène mondial, la globalisation économique, mais également des volontés gouvernementales inaugurées par Valéry Giscard d’Estaing et accentuées sans discontinuité depuis, y compris par les socialistes victorieux en 1981.

« Les événements durant la crise de la covid-19 ont permis d’illustrer une réalité que certains ne voulaient plus voir : sans l’industrie et sans les ouvriers, la société ne peut fonctionner et répondre aux besoins les plus élémentaires. »

Sans s’attarder sur les nombreux territoires victimes de la désindustrialisation, quelques données générales sont éclairantes. La part des ouvriers dans la population active décroît de 37 % en 1975 à 28,5 % en 1993 (18 % aujourd’hui) et en nombre ils passent de 8,2 millions à 5,8 millions en 1995, conséquence de 50 000 emplois industriels supprimés en moyenne chaque année à partir de 1980. La part de la richesse produite dédiée au travail est de 73 % en 1982 et tombe à 64 % en 1989.

L’augmentation des inégalités ne provoque pas une hausse de la conflictualité. La précarité des statuts et la peur de perdre son emploi conduisent à une chute du nombre de jours non travaillés pour fait de grève de 3,7 millions en 1979 à 900 000 en 1985. La disparition de sections syndicales accompagne la fermeture des usines. La CGT subit fortement ce phénomène : ses effectifs militants de 2,3 millions revendiqués en 1975 s’effondrent à 540 000 en 2004, tout comme ses résultats lors des élections professionnelles dans les comités d’entreprise qui passent de 40 % en 1975 à 22 % en 1995. Le PCF, qui avait su se constituer comme « le parti des ouvriers », suit la même tendance quant au nombre d’adhérents et aux résultats électoraux. Plus significativement, la part ouvrière parmi ses membres connaît un fléchissement de 46,5 % à 31 % entre 1979 et 1993. Sur le plan culturel, les ouvriers sont victimes d’une véritable invisibilisation : selon l’ARCOM en 2021, les ouvriers ne sont représentés que lors de 2 % du temps d’antenne à la télévision (fictions, divertissements et interviews compris).

« Parler de “déformation” de la classe ouvrière à la fin du XXe siècle, c’est donc interroger la transformation, voire la disparition d’un univers mental. »

L’ouvrage La CGT (1975-1995), un syndicalisme à l’épreuve des crises (Sophie Béroud, Elyane Bressol, Jérôme Pelisse et Michel Pigenet, Institut CGT d'histoire sociale, 2019) résume dans son introduction le bouleversement socioculturel que représente cette période pour un militant ouvrier : « Quel cégétiste des années 1970 aurait cru pensable qu’en moins d’une génération le nombre de journées de grèves et les effectifs de syndiqués chuteraient à leur niveau d’avant la Première Guerre mondiale, qu’il battrait le pavé avec FO, que l’usine Renault de Billancourt serait rasée, que l’extrême droite rattraperait et dépasserait le PCF dans les urnes jusque dans certains bastions, que l’URSS et ses alliés disparaîtraient sans guerre… ? »

La déformation de la classe est aussi une affaire de représentations

Dans son ouvrage monumental La Formation de la classe ouvrière anglaise (1963), l’historien Edward Palmer Thompson montre comment la classe est le produit d’un processus historique qui permet la rencontre à la fois de l’ « expérience de classe », phénomène objectif déterminé par les rapports de production, et la « conscience de classe » qui est la traduction subjective et culturelle de ces expériences. La classe se forme en partie à travers les représentations, que ce soit celles de ses membres comme celles de ses adversaires. Parler de « déformation » de la classe ouvrière à la fin du XXe siècle, c’est donc interroger la transformation, voire la disparition d’un univers mental.

En 1993, Pierre Bourdieu dirige l’ouvrage La Misère du monde (Seuil) qui étudie le déclassement généralisé des catégories populaires. Le chapitre sur les ouvriers porte un nom éloquent : « La fin d’un monde ». Les chercheurs utilisent des termes synonymes pour qualifier ce processus : « déclin », « dépérissement », « déclassement », « dissolution », etc. Symboliquement, les sciences sociales font plus que dresser un constat. Elles décident de tourner la page. Comme l’explique Stéphane Beaud, la sociologie a remplacé l’étude du monde ouvrier par celle des « marges » : chômeurs, précaires, femmes isolées ou jeunes des quartiers populaires. Dans ces nouveaux schémas de représentation, les ouvriers se retrouvent séparés de certaines catégories du salariat alors qu’ils subissent des formes de domination souvent similaires. Cette segmentation atteint un certain degré de perversité : les ouvriers d’aujourd’hui, parce qu’ils ont un emploi stable et parfois un statut, sont rangés parmi les « privilégiés » comparativement aux catégories précaires.

« Si le monde du travail est aujourd’hui présenté comme un univers extrêmement atomisé, le salariat n’a jamais été aussi hégémonique. En 1950, il représentait 65 % de l’emploi total ; il est de 90 % en 2015. »

La division est aussi à l’origine d’une évolution des mentalités ouvrières. Dans son étude sur le bassin minier du Nord, Le Monde privé des ouvriers (Humensis, 1990), le sociologue Olivier Schwartz observe une segmentation à l’intérieur du milieu ouvrier entre ceux qui ont pu profiter de la croissance pour jouir de la consommation de loisir et accéder à la propriété (maison, télévision, etc.) et d’autres, victimes du chômage qui se retrouvent dans la « dépression psychologique » et le « sentiment d’impuissance sociale ». Ces deux extrémités sont peu propices au maintien culturel de la classe et à la lutte commune.

Paradoxalement, si le monde du travail est aujourd’hui présenté comme un univers extrêmement atomisé, le salariat n’a jamais été aussi hégémonique. En 1950, il représentait 65 % de l’emploi total ; il est de 90 % en 2015. Alors que les couches les plus précarisées sont parfois annoncées comme des nouvelles avant-gardes, aucun mouvement social d’ampleur n’a émané de leurs rangs durant la période la plus récente, malgré les tentatives de les organiser syndicalement. Que ce soit en 2006, en 2010, en 2016 ou en 2023, les mouvements de contestation sociale restent globalement l’initiative des secteurs « traditionnels » du salariat.

Indéniablement, la désindustrialisation et la globalisation économique ont transformé en profondeur notre appareil productif et les catégories sociales. Oui, la classe ouvrière a été « déformée ». Mais ce monde est-il fini ? La page est-elle définitivement tournée ? Plusieurs éléments nous permettent d’en douter. Il est d’autant plus nécessaire d’afficher un scepticisme prudent que les événements durant la crise de la covid-19 ont permis d’illustrer une réalité que certains ne voulaient plus voir : sans l’industrie et sans les ouvriers, la société ne peut fonctionner et répondre aux besoins les plus élémentaires.  

Baptiste Giron est historien. Il est doctorant à l’université Clermont Auvergne. Il est membre du comité de rédaction de Cause Commune.

Cause commune n° 41 • novembre/décembre 2024