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Une nouvelle étape dans l’externalisation et la privatisation de l’action publique.

Cette trop longue crise sanitaire a été révélatrice de la faillite de l’État. Le Premier ministre a beau répéter que « l’État a tenu », la litanie de ses échecs est connue : pénurie de masques, faiblesse des tests, absence de mesures d’isolement, énorme pression sur l’hôpital, fiasco de l’application numérique, manque de vaccins, lenteur des vaccinations, etc.

L’État n’a pas été à la hauteur et le fonctionnement de la machine étatique a eu des ratés : l’arbitraire de la prise de décision (le fameux conseil de défense), le primat du contrôle sur le service rendu, la défiance envers les élus. Cette faiblesse de l’État est apparue au grand jour quand les Français ont découvert que la gestion de la politique de vaccination, apparemment du ressort de MM. Macron, Castex, Véran et compagnie, avait en partie été confiée à des groupes de consultants. Il s’agit de quatre cabinets de conseil privés : les cabinets de conseil Accenture et McKinsey et les sociétés Citwell et JLL. Ces groupes ont été chargés de conseiller l’État en matière d’information, d’accompagnement logistique et de distribution des vaccins.

« Si l’appel à des cabinets privés n’est pas tout à fait nouveau, ce qui est inédit, c’est non seulement le côté assez systématique de l’utilisation de ces groupes mais aussi le rôle qu’on leur fait jouer et l’extrême proximité politique et idéologique du pouvoir actuel avec ce monde des consultants. »

Des commentateurs ont banalisé ce recours, ils l’ont interprété comme un geste un peu précipité d’un État (d’un sommet de l’État) dépassé, qui ne se sentirait  plus en mesure d’encadrer l’action en temps de crise. Mais il y a une autre explication possible : cet usage des consultants traduit une conception macronienne de l’État, un État à la mode libérale, où des gestionnaires privés pourraient piloter durablement l’administration.

Comme le dit le politologue Luc Rouban : « On a assisté en fait à une nouvelle étape dans l’externalisation et la privatisation de l’action publique. L’État qu’on voulait stratège fait appel désormais à des fournisseurs privés de stratégies clé en main alors même qu’il ne manque pas en interne d’experts, d’inspections, de cabinets et d’autorités en tout genre. »

Ce rabougrissement de l’État a commencé avec Michel Rocard et sa « modernisation de l’administration », il s’est poursuivi avec Nicolas Sarkozy et sa « révision générale des politiques publiques », entre autres ; cette  politique s’est appuyée sur une bataille idéologique d’ampleur contre la « bureaucratie » : on a mis en avant des lourdeurs paperassières réelles pour disqualifier en fait toute l’organisation étatique. Cela s’est traduit essentiellement par une réduction des effectifs et des budgets. Avec Macron, on est passé à une nouvelle étape. Si l’appel à des cabinets privés n’est pas tout à fait nouveau, ce qui est inédit, c’est non seulement le côté assez systématique de l’utilisation de ces groupes mais aussi le rôle qu’on leur fait jouer et l’extrême proximité politique et idéologique du pouvoir actuel avec ce monde des consultants.

Privatiser l’État

Quand Macron a créé LREM, il a été spontanément soutenu par ce milieu-là, qui est un monde puissant, ultralibéral, multinational, combatif et décomplexé. Prenons l’américain McKinsey par exemple qu’Anne-Sophie Mercier, du Canard enchaîné, qualifia de « consultant à la place du sultan ». Ce groupe de conseil a un chiffre d’affaires de 35 milliards de dollars, il emploie cinq cent mille salariés dans cent vingt pays (dans sa direction figure Victor Fabius, fils du président du Conseil constitutionnel) ; cette firme entretient de cent manières (on va y revenir) des liens avec la nomenclature macronienne. Elle a une adresse quasi confidentielle sur les Champs-Élysées mais ses comptes sont publiés au Delaware (états-Unis). L’autre américain JLL emploie cent mille salariés dans quatre-vingts pays. Accenture est basé à Dublin (le premier président de France-Accenture est un ami de Martin Hirsch). Citwell est spécialiste de la supply chain et un « accélérateur de transformation » (bonjour le jargon!). Ces structures agrègent les dominants de la finance, de l’immobilier et du conseil. Ses membres sont plus branchés HEC et Harvard (et banque) que sortis de l’ENA.

« L’État qu’on voulait stratège fait appel désormais à des fournisseurs privés de stratégies clé en main alors même qu’il ne manque pas en interne d’experts, d’inspections, de cabinets et d’autorités en tout genre. » Luc Rouban

Il y a une réelle porosité de ces deux univers. Les consultants ont soutenu, conseillé, infiltré LREM, ils ont parfois tenu la plume pour rédiger le programme du parti ; et ce dernier a fait de ces managers ses cadres et ses élus.

C’est le cas de Guillaume Kasbarian, consultant PMP, devenu député LREM d’Eure-et-Loire ; de Patrice Amato, député LREM de Seine-Saint-Denis ; ou de Pierre Person, consultant CGI Consulting, député de Paris et membre de l’exécutif de LREM.

Reprenons l’exemple du groupe McKinsey dont le siège parisien est au 90, avenue des Champs-Élysées ; ce groupe a été et reste une véritable pépinière du parti macronien. C’est le cas de Jean-Christophe Pierron (engagement manager) ou de Guillaume de Ranieri (partner), d’Arthur Muller, de Guillaume Liegey (voir les mails de Wikileaks où tous ces noms apparaissent, ou encore le site Consultor), de Karim Tadjeddine, qui est dans l’organigramme de direction de McKinsey et a travaillé sur le site internet du candidat Macron.

C’est le cas encore de Mathieu Maucort, qui fut directeur adjoint du cabinet de Mounir Mahjoubi.

Le projet partagé des macroniens et des consultants est de privatiser l’État, de faire des hauts fonctionnaires comme des préfets des managers ou des DRH de l’entreprise France, des obsédés de la performance, de la réduction du secteur public et de la fonction publique. On fera remarquer que la ministre de la Transformation de l’État et de la Fonction publique, Amélie de Montchalin, est l’épouse de Guillaume de Montchalin, consultant BRC (Boston Consulting Group) qui fut un des premiers gourous de l’équipe de LREM dès 2016.

On imagine le genre d’État que rêvent de nous concocter ces gens-là.  Dès 1998 la politologue Béatrice Hibou évoquait, dans La Privatisation des États, ce phénomène où, disait-elle, une bureaucratie weberienne traditionnelle (serait) de plus en plus supplantée par une bureaucratie libérale. On y est.


Ces cabinets de conseil sont intervenus dans la réforme Hôpital, patients, santé et territoires, dite réforme Bachelot qui a créé les agences régionales de santé. L’agence nationale d’appui à la performance est une officine publique qui n’embauche que des consultants pour que les hôpitaux réalisent ce qu’ils nomment des « sauts de performance, d’efficience ». Mais ce qui est frappant, c’est que les consultants ne se contentent plus de la mise en œuvre de la politique publique, ils interviennent au moment de l’élaboration. L’État sous-traite de plus en plus ses fonctions décisionnelles à des multinationales du conseil. Macron a affirmé qu’il fallait regagner une souveraineté sanitaire, ça commence mal.

Frédéric Pierru, in Humanité, 11 janvier 2021.

Cause commune24 • juillet/août 2021